Le qadhâ du qâdhî a-t-il un caractère contraignant pour toute la communauté musulmane, ou bien seulement pour les affaires précises qu'il traite ?

Dans un article précédent nous avons exposé que le jugement du qâdhî a une valeur moralement contraignante pour le musulman à propos de qui il a été prononcé.

Ici une nouvelle question se pose : Un qâdhî peut-il rendre un jugement ayant une valeur moralement contraignante pour toute la communauté musulmane, de sorte que le 'âlim de cette communauté qui n'est pas du même avis que ce qâdhî ne puisse ensuite plus pratiquer ni citer un avis différent de celui sur lequel ce jugement repose ?

La réponse est : "Non".

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Ce qu'il y a c'est que le juge peut et doit rendre un jugement lorsqu'il y a un cas précis liés aux affaires civiles ou pénales ("fi-l-mu'ayyana min al-huqûq wa-l-hudûd") :

Et pour peu que ce jugement ne contredit aucune règle formelle du Coran et de la Sunna, il est, selon la morale musulmane, contraignant pour ceux au sujet de qui il a été rendu : ceux-ci doivent suivre ce jugement.

Ainsi, à propos du partage du legs, il est certains points qui font l'objet d'avis divergents entre les mujtahidûn, depuis l'époque des Compagnons. Si maintenant des héritiers ont un litige quant au partage du legs de leur défunt parent, qu'ils portent alors leur litige devant le qâdhî (qui est forcément aussi 'âlim) et que ce qâdhî rend le jugement en suivant un des avis fondés et existant entre les mujtahidûn sur le sujet, aucun de ces héritiers – fût-il lui aussi 'âlim – ne peut dire : "Je ne vais pas suivre ce jugement, car le juge l'a rendu en référence à un avis différent de celui que moi j'estime plus pertinent – ou différent de celui du madh'hab que moi je suis –" (cf. Majmû' ul-fatâwâ, Ibn Taymiyya, 35/360). Il ne peut pas dire cela, car le jugement du qâdhî est moralement contraignant pour ceux qui étaient de l'affaire, même lorsqu'il repose sur un avis différent de celui que le 'âlim-non-qâdhî partie dans l'affaire estime plus pertinent – pourvu que l'avis sur lequel le jugement repose soit lui aussi fondé (mabnî 'ala-jtihâdin sâ'ïgh).

Ce principe s'applique :
--- à l'unanimité : à ceux en défaveur de qui le jugement a été rendu (al-maqdhî 'alayh) ;
--- et d'après certains mujtahidûn seulement (et pas tous, notamment pas d'après Abû Yûssuf) : à ceux en faveur de qui le jugement a été rendu (al-maqdhî lahû).
Voir le propos de Al-Kâssânî dans Badâ'i' us-sanâ'ï' (cité en note de bas de page sur Al-Ihkâm fî tamyîz il-fatâwâ 'an il-ahkâm, pp. 261-264).
Voir aussi ce que Ibn Hajar relate de Ibn ul-Mundhir dans Fat'h ul-bârî (tome 13 p. 219).

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De même, si un juge (qâdhî) a célébré lui-même le mariage d'un homme et d'une femme dont le walî n'était pas présent, ou bien s'il a déclaré valide un tel mariage parce que l'affaire a été portée devant lui, alors ce mariage reste valide, car il s'agit d'une question sur laquelle li-l-ikhtilâfi massâgh. Un tel jugement, ayant dûment été rendu par un juge à propos d'une question sur laquelle li-l-ikhtilâfi massâgh, même un autre juge ne peut pas le casser (Al-Mughnî 9/140-143 ; 13/531-534).

Pareillement, si un juge déclare invalide un mariage conclu par exemple sans walî, parce que l'affaire a été portée devant lui et qu'il est de l'avis de l'invalidité d'un tel mariage, alors le mariage est annulé, et un autre juge ne peut pas casser ce jugement et déclarer ce mariage de nouveau valide.

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Par contre, si c'est un mariage conclu en suivant un avis complètement erroné (khata' qat'î), et qu'un juge l'a célébré, ou l'a déclaré valide, alors un autre juge peut, et doit, casser un tel jugement. La personne elle-même, si elle sait que l'avis selon lequel le mariage avait été célébré est complètement erroné, a le devoir moral de ne pas considérer ce mariage valide.

(Voir un exemple de chacun de ces deux cas in Al-Mughnî 12/440.
Voir également Al-Hidâya, 2/125-126 – lire également le propos p. 146 au sujet de jouer aux échecs sans mise d'argent.)

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Par contre, l'islam n'a donné au qâdhî aucune prérogative l'habilitant à rendre un jugement à propos des cas précis relevant du domaine des 'ibâdât ("mâ kâna min al-'ibâdât" (Al-Furûq, al-Qarâfî, farq n° 224), ni à propos des points généraux liés au 'ilm ("al-umûr al-'âmma al-kulliyya" : Majmû' ul-fatâwâ, Ibn Taymiyya, 35/357, 3/238-240) :

At-Tahtâwî a écrit de même : "Al-qadhâ' innamâ yakûnu fî hâdithatin min khasmin 'alâ khasmin bi da'wa sahîha. Fa kharaja :
– mâ layssa bi hâditha ;
– wa mâ kâna min al-'ibâdât
"
(cité par Abû Ghudda dans ses annotations sur Al-Ihkâm fî tamyîz il-fatâwâ 'an il-ahkâm wa tassarrufât il-qâdhî wa-l-imâm, p. 37).

Les points généraux du 'ilm sont non pas seulement les points d'ordre général liés au fiqh, mais aussi les points d'ordre général relatifs au tafsîr, au sens des hadîths, aux ussûl ud-dîn (= 'aqâ'ïd) (MF 3/236). Ces points sont également ceux relevant du domaine matrimonial, successoral, etc.
C'est-à-dire que l'islam n'a pas accordé au qâdhî une autorité lui conférant le droit, par un jugement venant de lui, de décréter quel avis est correct et quel avis ne l'est pas même en ces points là, forçant alors tous les ulémas du pays à pratiquer tel avis précis et leur interdisant de pratiquer ou de citer devant les gens l'autre avis.
Oui, le 'âlim-qâdhî peut débattre avec ce 'âlim-non-qâdhî de ce genre de points (massâ'ïl mukhtalaf fîhâ, allatî li-l-ikhtilâfi fîhâ massâgh) avec l'objectif de le convaincre de la justesse de tel avis et du caractère erroné de tel autre. Cependant, il ne demeure en cela qu'un 'âlim parmi les autres (MF 35/378, 382), c'est-à-dire qu'il ne dispose alors pas d'une autorité morale liée à son statut de juge et lui permettant de contraindre, par un jugement, l'autre 'âlim à suivre l'avis que lui il a adopté. Il ne dispose alors que de son argumentation verbale, fondée sur le Coran, les Hadîths et le Ijmâ'.

C'est ce que al-Qarâfî a ainsi formulé : "النوع السادس من تصرفات الحكام: الفتاوى في الأحكام في العبادات، وغيرها من تحريم الأبضاع وإباحة الانتفاع وطهارات المياه ونجاسات الأعيان ووجوب الجهاد وغيره من الواجبات؛ وليس ذلك بحكم، بل لمن لايعتقد ذلك أن يفتي بخلاف ما أفتى به الحاكم أو الإمام الأعظم. وكذلك إذا أمروا بمعروف أو نهوا عن منكر وهم يعتقدونه منكرا أو معروفا، فلمن لا يعتقد ذلك أن لا يفعل مثل فعلهم (إلا أن يدعوه الإمام للإنكار، وتكون مخالفته شقاقا، فتجب الطاعة لذلك). وأما الحاكم فلا يساعد على ما نعتقد نحن خلاف ما هو عليه، إلا أن يخشى فتنة ينهى الشرع عن السماحة فيها" (Al-Ihkâm fî tamyîz il-fatâwâ 'an il-ahkâm, p. 184).

C'est ce que Ibn Taymiyya a ainsi formulé : "فهذه الأمور الكلية ليس لحاكم من الحكام كائنا من كان - ولو كان من الصحابة - أن يحكم فيها بقوله على من نازعه في قوله فيقول: "ألزمته أن لا يفعل ولا يفتي إلا بالقول الذي يوافق لمذهبي". بل الحكم في هذه المسائل لله ورسوله، والحاكم واحد من المسلمين؛ فإن كان عنده علم تكلم بما عنده؛ وإذا كان عند منازعه علم تكلم به؛ فإن ظهر الحق في ذلك وعرف حكم الله ورسوله وجب على الجميع اتباع حكم الله ورسوله؛ وإن خفي ذلك أقر كل واحد على قوله - أقر قائل هذا القول على مذهبه وقائل هذا القول على مذهبه. ولم يكن لأحدهما أن يمنع الآخر؛ إلا بلسان العلم والحجة والبيان فيقول ما عنده من العلم. وأما باليد والقهر فليس له أن يحكم إلا في المعينة التي يتحاكم فيها إليه؛ مثل ميت مات وقد تنازع ورثته في قسم تركته فيقسمها بينهم إذا تحاكموا إليه؛ وإذا حكم هنا بأحد قولي العلماء، ألزم الخصم بحكمه، ولم يكن له أن يقول: "أنا لا أرضى حتى يحكم بالقول الآخر". وكذلك إذا تحاكم إليه اثنان في دعوى يدعيها أحدهما، فصل بينهما كما أمر الله ورسوله وألزم المحكوم عليه بما حكم به وليس له أن يقول: أنت حكمت علي بالقول الذي لا أختاره" (MF 35/360).

Tout ceci concerne les points où aucun des deux avis existant (celui que le 'âlim-qâdhî a adopté et celui que le 'âlim-non-qâdhî trouve plus conforme) ne contredit le consensus de la Umma (ijmâ') (MF 35/380, 385) : le débat peut avoir lieu. Et malgré ce débat, il y a de fortes chances que la divergence persiste au cas où entre les deux avis il existe une divergence où la détermination de la vérité n'est que zannî et non qat'î (cliquez ici).

Ces explications de Majmû' ul-fatâwâ prennent place à l'intérieur de tout une "Section concernant ce au sujet de quoi Dieu a donné au qâdhî [la prérogative] de rendre un jugement et ce au sujet de quoi Il n'a donné à aucune créature [autre que le Prophète la prérogative] de rendre un jugement, mais au contraire, le jugement à rendre à son sujet à propos de toutes les créatures [humaines] revient à Dieu et à Son Messager, aucun qâdhî n'ayant [la prérogative] de rendre un jugement à son sujet à propos d'une tierce personne, celle-ci fût-elle du nombre des individus de la masse" (MF 35/357 et suivantes).

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Ibn Taymiyya rappelle la réalité historique et islamique suivante :
"A propos de certaines questions d'héritage et de divorce, il [= Omar, alors qu'il était amîr ul-mu'minîn] avait une opinion (ra'y), 'Alî ibn Abî Talîb avait une opinion (ra'y), 'Abdullâh ibn Mas'ûd avait une opinion, Zayd ibn Thâbit avait une opinion. Il [= Omar] n'a forcé personne à adopter son opinion à lui ; au contraire chacun énonçait son avis [aux gens venus les consulter].
Or Omar (radhiyallâhu 'anh)
était le chef de toute la Umma, le plus savant, le plus pieux et le meilleur d'entre eux.
Comment un qâdhî serait-il donc meilleur que Omar ?"
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"وكان في مسائل النزاع مثل مسائل الفرائض والطلاق يرى رأيا ويرى علي بن أبي طالب رأيا ويرى عبد الله بن مسعود رأيا ويرى زيد بن ثابت رأيا؛ فلم يلزم أحدا أن يأخذ بقوله بل كل منهم يفتي بقوله، وعمر رضي الله عنه إمام الأمة كلها وأعلمهم وأدينهم وأفضلهم؛ فكيف يكون واحد من الحكام خيرا من عمر" (MF 35/385).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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