Shâh Waliyyullâh l'a écrit : la situation dans laquelle les Arabes se trouvaient avant la venue de l'islam est le matériau sur lequel le prophète Muhammad (que Dieu le bénisse et le salue) a travaillé : il n'y a pas tout changé, mais y apporté des réformes. Shâh Waliyyullâh exprime cela par la formule : "مادة تشريعه" : "matériau (sur lequel) son enseignement (s'est exercé, et par rapport auquel cet enseignement s'est constitué)" ("إن كنت تريد النظر في معاني شريعة رسول الله صلى الله عليه وسلم، فتحقق أوّلًا حال الأميين الذين بعث فيهم التي هي مادة تشريعه، وثانيًا كيفية إصلاحه لها، بالمقاصد المذكورة في باب التشريع والتيسير وأحكام الملة" : Hujjât ullâh il-Bâligha 1/360) (voir aussi : 1/ 355 ; 1/342).
Dès lors, ce qui figure dans le Coran et la Sunna montrent l'ensemble : Matériau + Réformes.
Cependant, certes, on trouve, parmi ses enseignements, d'une part les Croyances Pures ('Aqâ'ïd), et les actions Cultuelles ('Ibâdât) : et à leur sujet les enseignements du prophète Muhammad sont universels et atemporels. On y trouve aussi ses enseignements en matière d'engagement (Ta'yîd ud-dîn) : le principe est atemporel, mais la méthode et le degré sont à choisir en prenant en considération la situation dans laquelle on se trouve. Mais on y trouve, aussi, d'autre part, ses réformes apportées dans le domaine Temporel ('Âdât, ce qui inclut mais dépasse les Mu'âmalât) : le Prophète, à la lumière de la révélation divine reçue de Dieu, a apporté des réformes dans les actions relevant du Temporel : il a déclaré certaines actions ou certains éléments : "interdits", d'autres : "déconseillés", d'autres encore : "recommandés", et d'autres : "obligatoires". C'est au sujet de ses enseignements relatifs au Temporel que la question se pose :
--- est-ce que le Matériau du lieu et de l'époque du Prophète (sur lui soit la paix) doit être considéré comme un Idéal, dont chaque société musulmane doit chercher à se rapprocher le plus ?
--- ou bien est-ce que le Coran et la Sunna n'ont nullement vocation à rendre les sociétés comme celle du lieu et de l'époque du Prophète (sur lui soit la paix), et chaque société peut donc conserver son Matériau à elle, avec ses particularités et ses différences, dans l'espace et le temps, par rapport à celle dans laquelle le Prophète vivait ; le tout étant d'extraire de la mission du Prophète les Réformes (soit les Umûr Ta'abbudiyya) qu'il a apportées au Matériau de son lieu et de son époque, pour les apporter à d'autres sociétés ?
C'est la seconde réponse qui est la bonne.
-
– Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî écrit :
"L'islam est le dernier Dîn (communiqué par) Dieu. La guidance et le salut des hommes s'y trouve pour jusqu'à la fin du monde. Ce (Dîn) restera jusqu'à la fin du monde, afin d'offrir la guidance aux (hommes), autant dans le domaine Religieux que dans le domaine Temporel. Ce que ce (Dîn communique de) Croyances et de Réalités ne va pas être changé, et ce (qu'il communique de) Normes ne va pas être abrogé. Ce n'est pas seulement que sa Loi (religieuse) provient de Dieu, c'est aussi que la Culture et la Civilisation (que ce Dîn induit) sont bâties sur des Réalités perpétuelles.
Cependant, si ce qui vient d'être dit est une réalité, il est également une autre réalité : le Mode de Vie (des hommes vivant sur Terre) ("Zindaguî") est empli de mouvement et de changement. Ce n'est pas là un défaut mais au contraire une qualité de (la Vie sur Terre). Ce n'est pas de sa part une déviance par rapport à la Fit'ra, c'est la Fit'ra même ! (Le Mode de Vie humaine) change sans cesse son vêtement. Chez les générations humaines, les langues, les façons de s'exprimer, les façons de penser, les causes entraînant l'insatisfaction et les moyens permettant de faire disparaître celle-ci, les questionnements apparaissant en leur for intérieur et les réponses capables de les tranquilliser : tout cela ne cesse de changer.
Face à ce contraste entre le Dîn certain (qat'î) et perpétuel (abadî), et le Mode de Vie changeant et impermanent, les hommes qui sont au fidèle service du Dîn, et qui l'interprètent et l'expliquent, leur devoir est de..." (Avant-propos de son livre Asr-é hâdhir mein dîn kî tahfîm-o-tashrîh, pp. 13-15).
-
– Or an-Nadwî écrit qu'à un moment donné en Inde, "le Dîn et le 'Ilm ont failli être gâchés entre des gens qui réfutent (جَاحِد) et des gens qui sont figés (جَامِد)" (Al-Qirâ'at ur-râshida, 3/168). Plus loin, il écrit qu'il s'agit de "former des hommes qui soient un groupe du milieu, entre ceux qui sont figés (الجَامِدُون) et ceux qui réfutent (الجَاحِدُون)" (Ibid., 3/174).
-
Dans le présent article, nous voudrions approfondir cela...
– I) A propos du fait que les éléments purement temporels ('Âdî) sont interchangeables d'une culture à l'autre :
An-Nadwî écrit :
"La culture des musulmans de chaque pays est le produit d'une interaction entre deux facteurs :
– le premier est l'ensemble des croyances, des principes et des valeurs islamiques ;
– le second est l'effet de la culture locale et du contact avec les éléments des autres habitants du pays" (Al-Muslimûn fi-l-Hind, p. 71).
L'interaction entre ces deux facteurs donne naissance à 2 catégories d'éléments dans la culture des musulmans :
– Une première catégorie est constituée d'un ensemble d'éléments qui sont "communs à toutes les cultures musulmanes du monde. Dans quelque pays et dans quelque région de la terre que le musulman soit, quelles que soient son apparence vestimentaire et sa langue, le musulman partage les éléments de cette catégorie avec les autres musulmans. (…)". Et si, chez les musulmans d'un pays donné, des différences sont apparues à propos de cette catégorie, elles sont nécessairement à réformer par un travail de terrain.
– Et puis il y a une seconde catégorie d'éléments, qui, elle, est "constituée des différences et les particularités des musulmans d'une contrée donnée par rapport à leurs coreligionnaires d'autres contrées" (Ibid., p. 71).
An-Nadwî affirme que :
– "tenter de départir des musulmans de [la première catégorie,] ces (…) règles (…) qu'ils partagent avec d'autres hommes [de la même religion qu'eux mais habitant] d'autres contrées de la terre, cela est une tentative injuste, car cela revient à (…) assécher les sources de leur spiritualité" ;
– mais, de l'autre côté, "inviter ces musulmans à vivre en restant coupés de leur contexte et du milieu de la vie intellectuelle de leur pays, cela est une tentative vouée à l'échec, contraire à la nature et inacceptable" (Ibid., p. 72).
Si la première catégorie d'éléments – celle qui est commune aux musulmans du monde entier – permet aux musulmans de chaque pays de ne pas perdre leur âme ni les sources de leur spiritualité et de ne pas tomber dans le "tout relatif" quant aux règles (ahkâm fiq'hiyya), pour sa part la seconde catégorie leur permet de vivre pleinement au sein de différentes sociétés de la terre.
Et si la première catégorie constitue la base de l'apport positif des musulmans de chaque pays à leur société, la seconde exprime quant à elle l'effet des cultures locales sur les musulmans de chaque pays.
-
Il faut savoir que ce même Abu-l-Hassan Alî an-Nadwî a fait un jour un discours dans lequel il expliqua que le pèlerinage à la Mecque avait pour effet, en permettant une rencontre de musulmans de tous les pays du monde, d'éviter que naissent des façons différentes de vivre l'islam selon les régions ; un autre jour il a fait un autre discours où il a également fait valoir qu'il ne fallait pas que naissent un islam américain, un islam indien, un autre japonais, etc. (Na'î dun'yâ mein sâf sâf bâtîn, pp. 79-91).
Cependant, an-Nadwî n'a pas pu écrire ici une chose et dire là son exact contraire. Ces discours là ne contredisent nullement l'écrit dont nous avons reproduit des passages ici. En fait, là, "la couleur de l'islam est unique", oui, mais uniquement en ce qui concerne les éléments dont, ici, an-Nadwî a parlé comme formant la première catégorie : lire notre article : "La couleur de l'islam est unique" : qu'est-ce que an-Nadwî voulait-il dire ?".
-
D'ailleurs, an-Nadwî écrit : "Les musulmans de l'Inde ne font pas exception à la règle. Leur culture (…) est le produit d'une interaction entre l'Islam et l'Inde. (…) Ceci leur permet de ne pas vivre dans ce pays comme des passants ou des étrangers, mais comme des gens du pays, sereins" (Al-Muslimûn fi-l-Hind, p. 72).
En même temps qu'ils ont su garder la dimension qu'ils ont en commun avec les musulmans des autres pays du monde, les musulmans de l'Inde ont donc aussi, écrit an-Nadwî, "été en contact avec l'élément indien ; et ils ont reçu, de la nature du pays et des cultures de ses peuples, un effet considérable et profond – phénomène dont Gustave Lebon a fait mention dans son livre "La civilisation de l'Inde"" (Ibid., p. 154).
Parallèlement à la catégorie universelle, en Inde comme ailleurs, on retrouve aussi la seconde catégorie, celle où s'expriment les spécificités des musulmans de la localité, et qui s'explique par l'effet que la culture locale a eu sur eux. En ce qui concerne l'Inde, l'effet de la culture locale apparaît au travers de différents éléments. Abu-l-Hassan Alî an-Nadwî cite comme exemples :
– la tenue vestimentaire des musulmans indiens, produit de la culture musulmane qui a vu le jour à Delhi, Lucknow, Hyderabad ;
– chez la femme l'extrême volonté de se dissimuler ("mubalaghat un-nissâ'i fi-t-tassattur") ;
– chez les fils la façon de témoigner du respect et de se tenir devant leurs parents ;
– la tendance au mariage endogame chez certaines couches de la population musulmane ;
– le marquage très prononcé de la différence entre maître et serviteur ou entre gens de différents groupes sociaux…
Il s'agit là, écrit An-Nadwî, d'expressions de l'effet que la civilisation indienne a eu sur les musulmans vivant en Inde : "Tout cela est le résultat des différents facteurs sociaux, intellectuels et culturels dont les racines n'ont cessé d'exister dans ce pays depuis des siècles." "Ils ont ainsi donné naissance à une culture résultant de l'interaction entre la culture islamique universelle et la culture indienne", "et ont ainsi fondé une culture islamo-indienne originale" (Al-Muslimûn fi-l-Hind, p. 82). "La vérité est que l'idée qu'une civilisation aurait influencé une autre sans en recevoir d'influence à son tour est un événement dont l'existence ne serait que très rare dans l'histoire du monde" (Ibid., p. 83).
-
– II) A propos d'exporter le hukm ta'abbudî (ou : shar'î) aux questions nouvelles :
Nous avons exposé cela dans plusieurs articles précédents :
--- Faire la Ta'lîl d'une règle (hukm) présente dans les textes des sources a 2 conséquences.
--- Raisonnement par analogie : Qiyâs ul-illa et Qiyâs ul-maslaha.
-
– III) Quant au fait que certains hukm ta'abbudî (ou : shar'î) sont liés à un certain contexte et sont donc à relativiser au-delà de la seule littéralité des Textes les induisant :
--- Exemples d'équivalents ou "presque équivalents" Universels (4/5) (تعدية الصلاحية).
-
– IV) Au sujet du fait que la façon d'expliquer les points Qat'î du Dîn, et les réponses à apporter face aux éventuels questionnements que ces points font surgir, cela aussi change d'un pays à un autre, à une époque à une autre :
An-Nadwî écrit (déjà cité plus haut) :
"Chez les générations humaines, les langues, les façons de s'exprimer, les façons de penser, les causes entraînant l'insatisfaction et les moyens permettant de faire disparaître celle-ci, les questionnements apparaissant en leur for intérieur et les réponses capables de les tranquilliser : tout cela ne cesse de changer.
Face à ce contraste entre le Dîn certain (qat'î) et perpétuel (abadî), et le Mode de Vie changeant et impermanent, les hommes qui sont au service fidèle du Dîn, et qui l'interprètent et l'expliquent, leur devoir est d'expliquer le Dîn de Dieu d'une façon telle que les croyances perpétuelles et (révélées il y a de cela des siècles) trouvent une foi nouvelle dans le cœur des nouvelles générations, et une certitude nouvelle dans leur esprit. C'est bien là l'objectif de cette sage parole de 'Alî ibn Abî Tâlib (que Dieu honore son visage) : "حدثوا الناس بما يعرفون! أتحبون أن يكذب الله ورسوله؟" : "Enseignez aux gens ce qu'ils sont à même de comprendre. Aimeriez-vous que l'on traite de menteurs Dieu et Son Messager ?" [al-Bukhârî, n° 127]. Et c'est ce devoir que, à chaque époque, les Ulama, les Sages et les 'Arifûn ont accompli" (Avant-propos de son livre Asr-é hâdhir mein dîn kî tahfîm-o-tashrîh, pp. 13-15).
-
– IV) Tajdîd, Ihyâ' et Islâh : Chaque musulman doté de 'Ilm doit apporter sa contribution à la Revivification (إحياء الدين) et au Renouveau (تجديد الدين) du Dîn ; ainsi qu'à la Réforme de ce que des musulmans ont corrompu de ce Dîn (إصلاح ما أفسد الناس من الدين) :
Ces 3 concepts figurent dans les 4 hadîths suivants :
--- "عن الحسن قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "من جاءه الموت وهو يطلب العلم ليحيي به الإسلام، فبينه وبين النبيين درجة واحدة في الجنة" (ad-Dârimî, 366, dha'îf).
--- "عن أبي هريرة، فيما أعلم، عن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "إن الله يبعث لهذه الأمة على رأس كل مائة سنة من يجدد لها دينها" (Abû Dâoûd, 4291).
--- "عن كثير بن عبد الله بن عمرو بن عوف بن زيد بن ملحة، عن أبيه، عن جده، أن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "إن الدين ليأرز إلى الحجاز كما تأرز الحية إلى جحرها، وليعقلن الدين من الحجاز معقل الأروية من رأس الجبل، إن الدين بدأ غريبا ويرجع غريبا، فطوبى للغرباء الذين يصلحون ما أفسد الناس من بعدي من سنتي" (at-Tirmidhî, 2630, dha'îf jiddan d'après al-Albânî).
--- "وعن إبراهيم بن عبد الرحمن العذري قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "يحمل هذا العلم من كل خلف عدوله، ينفون عنه تحريف الغالين وانتحال المبطلين وتأويل الجاهلين." رواه البيهقي" (al-Bayhaqî, Mishkât ul-massâbîh, 248).
– Un premier aspect de ces Tajdîd, Islâh et Ihyâ' consiste en les efforts faits par ces ulémas pour, selon les questionnements et besoins des gens de leur époque, expliquer les points du Dîn Munazzal.
– Un second aspect consiste en les ijtihâd inshâ'ï faits pour apporter des réponses aux nouvelles questions apparues depuis l'époque du Prophète (sur lui soit la paix), et aussi en les ijtihâd faits pour prendre en considération le nouveau contexte dans les Fatwâ que l'on émet, changeant ainsi d'anciennes Fatwas, adaptées à un contexte précédent et différent (cela au sujet des points où le changement est possible). Cela concerne le Dîn Mu'awwal.
– Un troisième aspect consiste à faire disparaître les erreurs qui ont été faites récemment ou précédemment dans l'interprétation du Dîn, voire les innovations qui ont été rajoutées au Dîn authentique : de montrer aux gens que ce qu'ils avaient appris comme étant du Dîn est en fait du Dîn Mubaddal : cela doit être délaissé.
Il incombe cependant de toujours garder à l'esprit le principe bien connu qui dit que, hormis le Prophète (sur lui soit la paix), tout mujtahid fait une ou des erreur(s) d'interprétations (khata' qat'î ijtihâdî). An-Nadwî rappelle ce principe un peu plus loin : "Etre pur de toute erreur est l'Attribut de Dieu Seul, et, à part le Messager de Dieu (sur lui soit la paix), par rapport aux propos de toute personne, la latitude de prendre ou de ne pas prendre demeure" (Asr-é hâdhir mein dîn kî tahfîm-o-tashrîh, p. 28). Voir également : pp. 25-26. Sur les points qui se sont révélés être de telles erreurs, on ne peut pas suivre un 'Âlim, aussi grand soit-il, et aussi important son travail de renouveau a-t-il été.
Dit différemment : Les grands ulémas doivent faire de l'interprétation, Ta'wîl, du Dîn. Il s'agit d'efforts pour expliquer les Réformes que le Messager de Dieu, que la paix soit sur lui, a apportées. Cependant, aussi important soit cet effort de Ta'wîl, ce Dîn Mu'awwal (qui résulte de ce Ta'wîl) doit être gardé à l'esprit comme étant distinct du Dîn Munazzal (les Textes mêmes du Dîn : Coran et Sunna). D'ailleurs, parfois le Ta'wîl peut même conduire à ce qui s'avère être du Dîn Mubaddal (Khata' Qat'î).
-
– Cependant, ne pas oublier cet autre dit de an-Nadwi :
"C'est pourquoi on ne peut se contenter d'étudier des livres, de présenter et d'écouter des articles, fussent-ils d'un haut degré de recherche. (Le fait est qu') on ne pourra obtenir cette perception ("dhawq-o-ihsâs") de ces livres et de ces articles ; ceux-ci sont nécessaires et utiles, mais se suffire d'eux et restreindre [sa relation avec l'islam] à eux serait incorrect. Notre besoin essentiel est une atmosphère d'islam, une teinte d'islam, où nous pourrions voir l'islam de nos yeux, l'entendre de nos oreilles, le toucher de nos mains, le ressentir par nos sens. C'est pourquoi nous avons besoin de nous rencontrer, et de vivre une vie islamique" (Na'î dun'yâ mein sâf sâf bâtîn, pp. 86-87).
"Restez vigilants par rapport à l'existence de sociétés musulmanes qui seraient vides de l'essence et de l'âme de l'islam, et ne seraient pas établies sur les fondements véritables sur lesquels l'islam doit s'établir" (Ibid., p. 90).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).