A lire au préalable :
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La spiritualité bien comprise ne peut pas conduire à l'apathie, à ne se soucier que de son intérieur personnel, et à l'absence de tout désir d'agir pour le Dîn dans le monde extérieur :
Car celui qui aime véritablement Dieu aime ce que Dieu aime, et agit donc à la mesure de son possible pour faire disparaître, ou au moins atténuer, dans le monde, ce que Dieu n'aime pas.
Par contre, la spiritualité mal comprise peut effectivement y conduire : "Je m'occupe de mon âme : de l'éduquer et l'élever. Le reste ne me préoccupe absolument pas".
Un hadîth se lit ainsi : "Le Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue a dit : "Dieu a révélé à Gabriel : "Retourne telle cité avec ses habitants !" (Gabriel) dit : "Seigneur, il y a parmi eux Ton serviteur Untel, qui ne T'a jamais désobéi, ne serait-ce que l'instant d'un mouvement de l'œil." (Dieu) dit : "Retourne-la sur lui et sur eux, car son visage ne s'est jamais froncé pour Moi [en voyant le mal autour de lui], fût-ce un instant"" : "أخبرنا أبو عبد الله الحافظ، وأبو محمد بن المقرئ، قالا: نا أبو العباس الأصم، نا الخضر بن أبان، نا سيار، نا جعفر، عن مالك قال: "إن الله عز وجل أمر بقرية أن تعذب. فضجت الملائكة، قالت: إن فيهم عبدك فلانا. قال: أسمعوني ضجيجه، فإن وجهه لم يتمعر غضبا لمحارمي". هذا هو المحفوظ من قول مالك بن دينار. وقد روي من وجه آخر ضعيف مرفوعا، كما أخبرنا أبو عبد الله الحافظ، ومحمد بن موسى، قالا: نا أبو العباس هو الأصم، نا أبو أسامة، نا عبيد بن إسحاق العطار، نا عمار بن سيف، عن الأعمش، عن أبي سفيان، عن جابر، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "أوحى الله عز وجل إلى جبريل عليه السلام أن اقلب مدينة كذا وكذا بأهلها، قال: فقال: يا رب إن فيهم عبدك فلانا لم يعصك طرفة عين، قال: فقال: اقلبها عليهم، فإن وجهه لم يتمعر في ساعة قط" (al-Bayhaqî dans Shu'ab ul-îmân, numéros 7188-7189).
La version marfû' de cette parole (citée dans Mishkât ul-massâbîh, 5152) est dha'îf comme l'a dit al-Bayhaqî. Cependant, son contenu est renforcé par d'autres hadîths authentiques, notamment ces deux-ci :
--- "حدثنا وهب بن بقية عن خالد (ح) وحدثنا عمرو بن عون، أخبرنا هشيم، المعنى، عن إسماعيل، عن قيس، قال: قال أبو بكر بعد أن حمد الله وأثنى عليه: "يا أيها الناس، إنكم تقرءون هذه الآية وتضعونها على غير مواضعها: {عليكم أنفسكم لا يضركم من ضل إذا اهتديتم}؛ قال عن خالد: وإنا سمعنا النبي صلى الله عليه وسلم يقول: "إن الناس إذا رأوا الظالم فلم يأخذوا على يديه، أوشك أن يعمهم الله بعقاب." وقال عمرو عن هشيم: وإني سمعت رسول الله صلى الله عليه وسلم يقول: "ما من قوم يعمل فيهم بالمعاصي، ثم يقدرون على أن يغيروا، ثم لا يغيروا، إلا يوشك أن يعمهم الله منه بعقاب." قال أبو داود: ورواه كما قال خالد أبو أسامة وجماعة؛ وقال شعبة فيه: "ما من قوم يعمل فيهم بالمعاصي هم أكثر ممن يعمله" (Abû Dâoûd, 4338, Ibn Mâja, 4009, Ahmad) ;
--- "فإن لم يستطع فبقلبه، وذلك أضعف الإيمان" (Muslim 49).
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Dans son livre 'Asr-é hâdhir mein dîn kî taf'hîm-o-tashrîh, Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî écrit :
"(...) A cause du nom usuel "soufisme" donné - chez les gens ultérieurs - à la islâh et à la tazkiyat un-nafs ; et à cause du charlatanisme de certains de ceux qui se réclament de cela, ainsi que de leurs manquements et faiblesses dans le 'Ilm et dans le 'Amal : les gens (musulmans) qui ont le mode de pensée (de la nécessité de l'engagement pour l'islam) ont eu un tel dégoût pour cette (discipline) qu'ils ne veulent même plus entendre son nom.
Mawlana Mawdûdî lui-même, lorsqu'il prend sa plume pour écrire à ce sujet, se sent obligé de perdre son style particulier d'écriture - dont le joyau est le sérieux et l'élégance - : de sa plume sortent alors des mots qui ne correspondent pas à ses écrits habituels. Ainsi, analysant l'oeuvre de (Cheikh Ahmad Sarhindî) et de Shâh Waliyyullâh ainsi que de leurs élèves et successeurs, et parlant de ce tassawwuf que ces personnages n'ont pas seulement refusé d'abandonner, mais auquel ils sont restés attachés toute leur vie et qu'ils ont enseigné aux autres, (al-Mawdûdî) écrit : "(...) sous couvert de cela, ils ont transmis aux musulmans le goût de l'opium (...)".
En fait, Mawlana (Mawûdî) a pris comme un postulat évident - pour lui, cela n'est pas discutable ni révisable - que le soufisme est synonyme d'apathie, de fuite face à la (réalité de la) vie, de posture de retrait par rapport à la confrontation entre le vrai et le faux, et de non pas seulement soumission aux forces matérielles de la fausseté mais d'encouragement (adressé à elles). (...)" ('Asr-é hâdhir mein dîn kî taf'hîm-o-tash'rîh, pp. 99-100).
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En réponse à cela, an-Nadwî écrit d'abord, en guise de préambule :
"Aucune discipline existant en ce monde, ni aucune catégorie sociale destinée à satisfaire les besoins temporels, n'échappe à la distinction selon laquelle on y trouve deux types de personnes : le vrai, et la copie ; le parfait, et l'imparfait ; le chevronné, et le simulé.
Cependant, (la présence du second type de personnes) ne peut pas être la cause du fait qu'on se détourne de toute la catégorie, et qu'on raye l'ensemble d'un trait de plume" ('Asr-é hâdhir, p. 99, note de bas de page).
Ensuite, à ce que al-Mawdûdî a affirmé ("le soufisme est synonyme d'apathie et de posture de retrait"), an-Nadwî oppose plusieurs contre-exemples...
Il cite le cas de Sayyid Ahmad ibn Irfân, un soufi qui, au début du XIXè siècle grégorien, fonda un mouvement de renouveau en Inde, et, ensuite, alla établir, sur les frontières du nord-ouest de la péninsule indienne, un Etat régi selon les principes de l'islam : il était accompagné de Shâh Ismâ'ïl, un 'âlim qui était le petit-fils de Shâh Waliyyullâh, et dont les ouvrages de croyance ressemblent énormément à ceux de Cheikh Muhammad ibn Abd il-Wahhâb, mettant l'accent sur le Tawhîd et critiquant les Bida' (cela au point que les soufis de type Barelwî ont appelé leur mouvement : "Wahhabisme", ont qualifié les Deobandis de "wahhabites" - la Dâr ul-'ulûm de Deoband allant être fondée plus tard par des gens se réclamant du mouvement de Sayyid Ahmad -, et se sont proclamés être, eux, les "ahl us-sunna wa-l-jamâ'ah").
Plus tard trahis par ceux des musulmans qui les avaient d'abord accueillis, Sayyid Ahmad et ses compagnons durent quitter la région où ils s'étaient installés et se mettre en route pour aller ailleurs. Cependant, alors qu'ils projetaient de se rendre au Cachemire, bivouaquant en chemin dans la vallée de Balakot, ils y furent cernés et attaqués par les forces armées de l'Etat sikh, alors indépendant, du Pendjab ; Sayyid Ahmad, Shah Ismâ'ïl et beaucoup des leurs moururent ainsi, dans cette vallée, en 1831 a. g.
Plus loin an-Nadwî cite, toujours en Inde, cette fois contre la colonisation britannique les personnages suivants : Ahmadullâh Shâh Madrâssî ; Mawlânâ Liyâqat 'Alî Ilâhâbâdî ; Hâfiz Dhâmin (tombé à Shâmilî) ; Hâjî Imdâdullâh Makkî ; Mawlânâ Qâssim Nânôtawî ; Mawlânâ Rashîd Ahmad Gangôhî ; Mawlânâ Mahmûd ul-Hassan Deobandî ; Mawlânâ Hussein Ahmad Madanî ; Hâjî Tarangaza'î ; Mawlânâ Sayf ur-Rahmân Tônkî : tous des personnages se réclamant ouvertement du soufisme.
Pour d'autres contrées, an-Nadwî cite : Shâmil Naqshbandî contre l'impérialisme russe dans le Caucase (jusqu'à la perte de sa base et sa reddition en 1859) ; les Senoussi contre la colonisation italienne en Cyrénaïque (jusqu'à l'arrestation de Omar al-Mukhtar en 1931 et, face à son refus de déposer les armes, son exécution par le général Graziani) ; Muhammad Ahmad dit Mehdi contre la colonisation britannique au Soudan ; etc.
An-Nadwî s'exclame ensuite : "Tous ces gens furent-ils atteints de la maladie de l'apathie ? de demeurer bras croisés face à la situation, de fuir le domaine de l'effort, de se soumettre aux forces de la fausseté, et d'abandonner à celles-ci le Temporel pour se réfugier dans les lieux d'Ermitage et de se contenter de passer la vie sur le tapis de prière ?" ('Asr-é hâdhir mein dîn kî taf'hîm-o-tash'rîh, pp. 101-107).
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Il écrit dans un autre livre (Tazkiya wa Ihsân yâ Tassawwuf wa Sulûk) :
"Considérez les choses selon le côté psychologique, et il vous apparaîtra que la Certitude (sur la vie de l'Autre Monde) et l'Amour pour Allah sont les deux ailes par lesquelles l'aigle de l'effort pour le Dîn exerce son vol. (...)
C'est là la très longue expérience de la vie humaine : le seul fait de savoir et de faire des recherches, le seul fait de se parfaire à des normes et des lois, cela n'est pas suffisant pour faire naître l'envie de donner de soi et de sacrifier (son confort et ses intérêts immédiats). Pour cela il faut un lien beaucoup plus profond et puissant (avec Allah), un désir et une certitude quant à des intérêts qui sont au-delà de la temporalité, qui sont tels que, par rapport à eux, ce bas-monde paraisse peu de chose" (Tazkiya wa ihsân, pp. 111-112, au sein de tout un chapitre intitulé : "اهل تصوف اور دينى جد وجهد" : "Les gens du soufisme et l'effort pour le Dîn").
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An-Nadwî écrit encore : "Que l'on me montre un effort et un mouvement qui soit complètement purifié du "virus" du tassawwuf, et dont les porteurs n'ont été que le résultat de leur intelligence, de leur étude et réflexion, et qui soient restés à l'abri de toute compagnie spirituelle et de toute éducation intérieure ?" ('Asr-é hâdhir, p. 105).
An-Nadwî lui-même écrit en commentaire : "Ici [s'opposant à ce que je viens de dire], quelqu'un pourrait citer les noms de certains réformateurs partiels, qui ont fait un travail valeureux et indéniable de da'wa ou de réforme des croyances (et qui ne connaissaient pourtant pas le soufisme).
Cependant (...) même si ces personnages n'étaient pas au fait du soufisme tel que défini dans la terminologie, ils avaient un lien de Ihsân avec Allah, une relation intérieure avec Lui ; or c'est là la finalité de la Tazkiyat un-nafs" ('Asr-é hâdhir, pp. 105-106, note de bas de page).
En effet, affirme-t-il : "Je n'insiste pas sur une forme particulière de Tazkiya, ni ne considère les porteurs du Soufisme exempts d'erreurs et de déviances. Mais ce que je dis c'est qu'il est nécessaire de combler ce vide qui se trouve dans nos vies et nos sociétés, et de redonner vie à la Tazkiya wa Ihsân, au Fiqh ul-Bâtin. Et que tout cela soit conforme au Minhâj un-nubuwwa, au Coran et aux Hadîths" (Tazkiya wa Ihsân, pp. 23-24).
D'ailleurs, écrit-il encore, c'est l'emploi d'un terme inédit par rapport aux khayr ul-qurûn - ce terme "soufisme" - qui a contribué à poser les bases de malentendus entre différents courants islamiques.
Ailleurs an-Nadwî écrit (comme Mawlânâ Thânwî l'a écrit) que l'acquisition de cette vie intérieure ne se fait pas forcément par le fait de fréquenter assidûment un maître soufi : il y a bien d'autres voies possibles permettant de réaliser l'objectif : l'acquisition du lien vivant intérieur avec Allah (Tazkiya wa Ihsân, p. 51).
Mais dans le cas où ce lien intérieur vivant avec Allah a été complètement délaissé, eh bien "dans certains pays vous ressentez un vide que ni l'étendue de la science religieuse et la profondeur dans les sciences religieuses ne pourront remplir, ni l'intelligence, ni la belle littérature, ni la liberté sociale". Et comme conséquence, il écrit que "la classe éduquée se retrouve alors dans la course au matériel, avec orgueil, amour de la gloire, jalousie". Puis il écrit que "même les ulémas souffrent alors de maux : recherche du paraître, etc." Et il conclut en disant que le remède pour tout cela n'est rien d'autre que cette Tazkiya dont Allah a fait la mention dans le Coran et dans cette Rabbâniyya qui est demandée aux ulémas (Tazkiya wa Ihsân, pp. 23-24).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).