A l'aube de la venue de l'islam, au VIIème siècle chrétien, les Arabes n'avaient pas d'unité politique mais avaient en commun une langue, l'arabe, dans laquelle ils s'exprimaient et disaient des poèmes. Ce qu'il faut savoir ici c'est que différents dialectes (lughât) coexistaient alors dans la péninsule arabique : il y avait d'une part les différences dialectales existant entre l'arabe de la région du Hedjaz et celui du Najd, etc. Et il y avait d'autre part, à l'intérieur de ces régions mêmes, d'autres différences existant entre les dialectes des tribus (par exemple entre celui des Quraysh et celui des Hawâzin à l'intérieur de la région du Hedjaz, etc.). Exactement comme il existait plusieurs dialectes du "gallo-roman" en France auparavant : langue d'oïl (parlé dans le Nord), langue d'oc (parlé dans le Sud) et franco-provençal (parlé dans le Centre-Est).
Le Coran a fortement contribué à la fusion de ces différents dialectes, donnant naissance à ce qu'on appelle l'arabe classique. Mais la question qui surgit naturellement ici est : lequel des dialectes existant à l'époque a été employé dans le texte du Coran ?
– A cela certains ulémas répondent qu'il s'agit seulement du dialecte des Quraysh, tribu gardienne de la Kaaba et habitant La Mecque, à laquelle le Prophète Muhammad (sur lui la paix) est affilié sur le plan généalogique.
– Des orientalistes tels que R. Blachère leur opposent cependant le raisonnement suivant : aucune preuve n'existe que le dialecte qurayshite ait été utilisé partout en Arabie ; or, l'utilisation du seul dialecte qurayshite par le Coran signifierait qu'une bonne partie de son texte n'ait pas pu être comprise des autres habitants de l'Arabie.
– Cette argumentation est fondée et a du poids. Il faut cependant savoir que tous les ulémas ne sont pas de l'avis cité plus haut, mais que certains sont au contraire d'avis que le Coran n'a pas été révélé dans le seul dialecte qurayshite, mais dans un arabe qui se superpose aux différents dialectes qui avaient cours dans l'Arabie antéislamique.
Ibn Abbâs disait ainsi : "La poésie est l'archive des Arabes ("as-shi'r dîwân ul-'arab"). Aussi, lorsqu'il nous arrive de ne pas comprendre le sens d'un mot employé par le Coran, que Dieu a révélé dans la langue des Arabes, nous nous référons à leur archive et y recherchons le sens." Et, en effet, questionné au sujet du sens de certains mots, il citait parfois un vers de la poésie anté-islamique où ce mot avait été utilisé (Al-Itqân, 1/381-416).
Questionné après la mort du Prophète au sujet du sens de certains mots employés dans le Coran, Ibn Abbâs disait d'ailleurs parfois : "Ce mot signifie telle chose, il relève du vocabulaire du dialecte des Hawâzin" ou "de Oman" ou encore "de Hudhayl" (Al-Itqân, 1/418-419, chapitre 37 : Les mots de dialectes arabes autres que le dialecte qurayshite dans le Coran).
"وقال القاضي أبو بكر بن الباقلاني: معنى قول عثمان "نزل القرآن بلسان قريش" أي معظمه، وإنه لم تقم دلالة قاطعة على أن جميعه بلسان قريش. فإن ظاهر قوله تعالى {إنا جعلناه قرآنا عربيا} أنه نزل بجميع ألسنة العرب. ومن زعم أنه أراد مضر دون ربيعة أو هما دون اليمن أو قريشا دون غيرهم، فعليه البيان، لأن اسم العرب يتناول الجميع تناولا واحدا" : Abû Bakr al-Bâqillânî écrit quant à lui : "Le propos de 'Uthmân : "Le Coran a été révélé selon la langue des Quraysh" signifie : "sa plus grande partie". Il n'y a pas de preuve formelle montrant que tout le texte coranique serait selon le dialecte qurayshite. (Au contraire,) la lettre du verset coranique "Nous en avons fait un Coran arabe" indique qu'il a été révélé selon la totalité des dialectes des Arabes. Celui qui prétend que ce verset parle du dialecte des tribus Mudarites à l'exclusion de celles issues de Rabî'a, ou aux dialectes de ces tribus Mudarites et de Rabî'ites à l'exclusion de ceux pratiqués alors du Yémen, ou encore au dialecte des Quraysh à l'exclusion de ceux d'autres, qu'il apporte la preuve. Le nom "arabe" englobe de la même façon tous les dialectes" (Fat'h ul-bârî, 9/13).
Ceci montre bien que certains ulémas s sont bien d'avis – et depuis fort longtemps – que l'arabe utilisé dans le texte coranique n'est pas celui du seul dialecte de la tribu Quraysh tel qu'il existait au début du 7ème siècle de l'ère chrétienne, mais bel et bien une langue qui se superposait en quelque sorte aux particularismes des dialectes de différentes tribus d'alors.
Tout ce que nous venons de dire concerne le vocabulaire employé dans le texte du Coran.
Quant aux différences d'accents et aux différentes formes morphologiques et syntaxiques qui existaient alors entre différentes régions d'Arabie, l'expression de ces différences dans la récitation du texte coranique avaient été rendues possibles par le biais des qirâ'ât mukhtalifa : les variantes de lecture.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).