Al-Juwaynî a dit, parlant des Ash'arites pour évoquer leur posture : "Les gens de la vérité ont dit que...".
Ibn Taymiyya critique cette formulation en ces termes :
"Dans ce propos il y a ce qui nécessite d'être réfuté en tant que choses importantes. L'une de ces choses (méritant d'être réfutées) est qu'il cite ceux qu'il nomme : "les gens de la vérité". Il dit toujours : "Les gens de la vérité ont dit...", et il veut alors parler des gens de son groupe seulement. Or c'est là une affirmation que chacun peut faire à propos des gens de son groupe à lui !
Les gens de la vérité à propos desquels il n'y a pas de doute, ce sont les Croyants : ils ne se mettent pas d'accord sur ce qui constitue une erreur.
Mais pour ce qui est d'isoler [parmi la totalité de la Umma des Croyants] un groupe affilié à un homme qui est suivi au sein de la Umma, et d'appeler ce groupe-là : "les gens de la vérité", en pensant que toute personne qui contredit ce groupe dans une chose (qu'il affirme), celui-là fait partie des gens de la fausseté, cela est la façon de faire des gens des Hawâ et des Bid'a, comme les Kharijites, les Mutazilites et les Rafidhites.
Cela n'est pas la façon de faire des gens de la Sunna et de la Jamâ'ah : eux ne qualifient pas un groupe en disant de lui qu'il est de façon absolue le groupe de la vérité, sauf les Croyants, qui ne se mettent pas d'accord sur une erreur. Dieu Elevé a dit : "Cela parce que ceux qui ont mécru ont suivi le faux et que ceux qui ont cru ont suivi la vérité venant de leur Pourvoyeur" [Coran, Muhammad/3].
(...)
La vérité ne se trouve pas systématiquement avec une personne précise, ne le quittant jamais [dans tout ce qu'il dit], exception faite du Messager, que Dieu le bénisse et le salue ; car à part lui nul n'est préservé d'être maintenu sur ce qui est erroné. (...)
La vérité ne se trouve pas non plus systématiquement avec un groupe [précis, parmi la totalité des Croyants], et pas avec autre que lui.
Sauf les Croyants (dans leur ensemble), car ils ne se mettent pas d'accord sur ce qui constitue une erreur. (Mais) en deçà de ce [niveau de vérité auquel tous les Croyants adhèrent], la vérité est [parmi tous les Croyants] tantôt avec telle personne précise, tantôt avec tel groupe précis, à propos de tel point et pas de tel autre" :
"قلت: هذا الكلام فيه ما يجب رده أمور عظيمة: أحدها: ما ذكره عمن سماهم أهل الحق، فإنه دائما يقول: "قال أهل الحق"، وإنما يعني أصحابه! وهذه دعوى يمكن كل أحد أن يقول لأصحابه مثلها!
فإن أهل الحق الذين لا ريب فيهم هم المؤمنون الذين لا يجتمعون على ضلالة. فأما أن يفرد الإنسان طائفة منتسبة إلى متبوع من الأمة ويسميها "أهل الحق" ويشعر بأن كل من خالفها في شيء فهو من أهل الباطل، فهذا حال أهل الأهواء والبدع كالخوارج والمعتزلة والرافضة.
وليس هذا من فعل أهل السنة والجماعة. فإنهم لا يصفون طائفة بأنها صاحبة الحق مطلقا إلا المؤمنين الذين لا يجتمعون على ضلالة، قال الله تعالى: {ذلك بأن الذين كفروا اتبعوا الباطل وأن الذين آمنوا اتبعوا الحق من ربهم} [محمد: 3]. وهذا نهاية الحق، والكلام الذي لا ريب أنه حق قول الله وقول رسوله الذي هوحق وآت بالحق، قال تعالى: {والله يقول الحق} [الأحزاب: 4]، وقال تعالى: {قوله الحق} [الأنعام: 73]. وقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "اكتب، فوالذي نفسي بيده ما خرج من بينهما إلا حقا." (...)
فليس الحق لازما لشخص بعينه دائرا معه حيثما دار لا يفارقه قط، إلا الرسول صلى الله عليه وسلم، إذ لا معصوم من الإقرار على الباطل غيره. (...)
وليس الحق أيضا لازما لطائفة دون غيرها إلا للمؤمنين، فإن الحق يلزمهم إذ لا يجتمعون على ضلالة، وما سوى ذلك فقد يكون الحق فيه مع الشخص أو الطائفة في أمر دون الأمر، وقد يكون المختلفان كلاهما على باطل، وقد يكون الحق مع كل منهما من وجه دون وجه. فليس لأحد أن يسمي طائفة منسوبة إلى اتباع شخص كائنا من كان (غير رسول الله صلى الله عليه وسلم) بأنهم أهل الحق، إذ ذلك يقتضي أن كل ما هم عليه فهو حق وكل من خالفهم في شيء من سائر المؤمنين فهو مبطل؛ وذلك لا يكون إلا إذا كان متبوعهم كذلك؛ وهذا معلوم البطلان بالاضطرار من دين الإسلام" (Al-Fatâwâ al-kub'râ, 6/608-609).
Ibn Taymiyya veut dire qu'établir de façon tranchée (qat'î) quel avis est juste et quel avis est erroné, ensuite établir quel est le degré d'éloignement (est-ce une khata' qat'î ijtihâdî, ou du dhalâl, ou bien du kufr akbar) de l'avis erroné par rapport à ce qui est juste, cela ne peut pas se faire en avançant seulement les noms de ses ulémas de référence, au prétexte que : "Eux sont les vrais ulémas" !
Car chaque groupe peut prétendre cela : "Nos ulémas sont les vrais, les autres sont faux", et prendre cela comme argument final.
Non, établir de façon tranchée (qat'î) quel avis est juste et quel avis est erroné, cela ne peut se faire que par référence à un dénominateur commun, c'est-à-dire par le fait de se référer aux dires des personnes qui font référence pour les ulémas des deux groupes qui sont en désaccord.
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Introduction : Premier point :
A) Il est des points au sujet desquels Dieu dans le Coran ou le Prophète (sur lui soit la paix) dans sa Sunna a communiqué la règle (hukm), et cela est très connu (ma'lûm min ad-dîn dharûratan).
B) Mais il est d'autres points où le hukm a été donné dans le Coran ou la Sunna, mais cela n'est pas connu au même niveau qu'en A. Ensuite, parmi ces points :
--- B.A) il est des points par rapport auxquels il n'existe qu'un seul avis chez l'ensemble des musulmans : il y a un véritable consensus (ijmâ') sur le sujet (mais il est moins connu et diffusé que celui du niveau A) ;
--- B.B) il est des points où il existe deux avis mais un des avis doit être délaissé car clairement erroné ;
--- B.C) et puis il est d'autres points qui font depuis les premières générations de ulémas l'objet d'avis divergents et où la divergence d'avis est inévitable (للاختلاف فيه مساغ) : soit il existe un texte mais celui-ci se prête à plusieurs interprétations ; soit il existe en fait plusieurs hadîths, chacun disant une chose différente de l'autre...
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Introduction : Second point :
Suivre les avis de l'érudit en les compétences de qui on a confiance, cela est autorisé.
Pareille attitude existe depuis l'époque des Compagnons. Car parmi les musulmans, il y a toujours eu, il y a toujours et il y aura toujours : ceux qui sont versés dans la science islamique ; et ceux qui ne le sont pas.
Les seconds s'en remettent donc, pour les questions qui ne sont pas ma'lûm min ad-dîn dharûratan (A), aux premiers, leur faisant confiance. Par défaut, ils pensent que ce que les premiers disent "est correct". Ils gardent seulement à l'esprit qu'en dehors du Prophète (que Dieu le bénisse et le salue), tout érudit en religion fait une ou des erreurs d'interprétation, cela lui rapportant une récompense pour son effort d'interprétation, contre deux s'il avait trouvé l'avis qui est correct. En tous cas ils font confiance aux premiers, et pensent "correct" (tarjîh) ce qu'ils disent qui est différent de ce que d'autres ulémas reconnus disent.
Suivre une personne précise, en pensant (zann) que ses avis sont corrects et que les avis différents sont erronés, cela est une chose.
Cela peut se faire sur la seule base de la confiance (méritée) en les compétences de cette personne.
Par contre, dire de façon tranchée (qat') que l'autre avis est complètement erroné, cela est tout autre chose ! Plus encore : dire que l'autre avis est de l'égarement, ou constitue de la division, ou de la dissension.
Cela ne peut plus se faire sur la seule base du nom et des compétences de la personne à qui on se réfère.
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Quand tu as appris à propos d'un point donné quelque chose de tes ulémas de référence, puis que plus tard tu entends autre chose sur le même point, quel est ton premier réflexe ?
--- tranches-tu immédiatement : "Cela est différent de ce que j'ai entendu /lu d'Untel. Or ce que Untel dit /écrit est tellement vrai que tout ce qui en est différent, cela est complètement faux /cela est de l'égarement" ?
--- ou bien cherches-tu à vérifier si cet autre avis ne serait pas lui aussi fondé sur une interprétation acceptable ? et, s'il n'est pas acceptable, quel est son degré d'éloignement par rapport à ce qui est juste ? Et puis, au fond, serait-il impossible que ce serait toi qui avait jusque alors tort ?
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Sais-tu te décentrer de ce que tu pensais jusqu'à présent pour essayer d'évaluer le degré de probabilité de justesse de l'avis différent du tien ?
Cela est un exercice important.
Quand tu entends un autre musulman relater de quelqu'un en les compétences de qui il a confiance, un avis différent du tien, alors...
– 1) il arrive effectivement que cet autre avis soit réellement erroné :
--- soit c'est un avis de kufr akbar ;
--- soit c'est un avis de dhalâl ;
--- soit c'est un avis qui est une khata' ijtihâdî qat'î (yaqîn ou zann aghlab) ;
--- soit c'est un avis qui est une khata' ijtihâdî zannî bi zann ghalib ;
– 2) mais il arrive également que la question soit telle que déterminer, de l'avis auquel tu adhères et l'avis que l'autre musulman professe, lequel est l'avis erroné, cela n'est possible qu'à un niveau zannî (zann mujarrad) ;
– 3) enfin, il arrive que ce soit en réalité ton avis qui est erroné :
--- soit c'est un avis qui est une khata' ijtihâdî zannî bi zann ghalib ;
--- soit c'est un avis qui est une khata' ijtihâdî qat'î (yaqîn ou zann aghlab) ;
--- soit c'est un avis de dhalâl ;
--- soit c'est un avis de kufr akbar.
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Voici tout d'abord une preuve de l'existence de certaines questions qui relèvent de la catégorie 2 :
"عن عون بن عبد الله قال: ما أحب أن أصحاب النبى صلى الله عليه وسلم لم يختلفوا، فإنهم لو اجتمعوا على شىء فتركه رجل، ترك السنة؛ ولو اختلفوا فأخذ رجل بقول أحد، أخذ بالسنة" :
'Awn ibn 'Abdillâh a dit : "Je n'aimerais pas que les Compagnons du Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) n'aient pas eu de divergences d'avis. Car s'ils ont été consensuels sur un avis et que quelqu'un délaisse celui-ci, il délaisse la Sunna. (Mais) s'ils ont eu des divergences et qu'un homme adhère à l'avis de l'un d'entre eux, il adhère à la Sunna" (ad-Dârimî, 653 : al-Mas'ûdî, qui figure dans la chaîne de narration de ce propos, fait l'objet d'un débat quant à sa fiabilité)… Ceci ne peut être valable qu'à propos des points où la détermination de l'avis juste ne peut être que zannî (type 2).
L'échange suivant concerne la même catégorie : "قيل لعمر بن عبد العزيز: لو جمعت الناس على شىء. فقال: ما يسرنى أنهم لم يختلفوا. ثم كتب إلى الآفاق وإلى الأمصار: ليقض كل قوم بما اجتمع عليه فقهاؤهم" :
On dit un jour à 'Omar ibn 'Abd il-'Azîz : "Si tu unifiais les musulmans sur une seule (jurisprudence) !". Il répondit : "Cela ne me rendrait pas content qu'ils n'aient pas d'avis divergents." Puis il fit écrire aux différentes régions et villes : "Que (dans) chaque (région) (on) rende le jugement selon ce sur quoi les juristes de la région se sont mis d'accord" (ad-Dârimî, 632). Ceci encore ne peut s'appliquer qu'aux points où la détermination de l'avis juste ne peut être que zannî.
C'est encore à propos de pareils points que s'applique ce célèbre principe : "رأيي صواب يحتمل الخطأ؛ ورأي غيري خطأ يحتمل الصواب" : "Mon opinion est juste (mais) est susceptible d'être erronée. Et l'opinion de l'autre que moi est erronée (mais) est susceptible d'être juste".
C'est aussi ce genre de points qui sont concernés par cette célèbre phrase de Abû Hanîfa : "Ceci est l'avis de Nu'mân ibn Thâbit [il s'agit de lui-même]. C'est le mieux dont nous avons été capables. (Mais) si quelqu'un apporte meilleur que cela, cela méritera plus d'être ce qui est juste (swawâb)" (cité entre autres dans Hujjat ullâh il-bâligha 1/451 et dans Majmû' ul-fatâwâ de Ibn Taymiyya, 20/211).
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Ensuite, sur la base de quoi peux-tu évaluer quel est le degré d'éloignement de l'avis erroné par rapport à ce qui est correct : cet avis erroné est-il réellement du dhalâl ? ou est-ce une khata' qat'î ijtihâdî ? ou bien est-ce que déterminer l'avis erroné et l'avis juste n'est possible qu'à un niveau zannî ?
Certains frères et soeurs tiennent le raisonnement suivant : "Les nôtres sont les vrais. Donc, tout ce qui est différent de ce que les nôtres disent, cela constitue quelque chose qui, de façon tranchée, qat'î, est erroné / ou quelque chose qui est de l'égarement".
Or la confiance en ses "ulémas de référence" peut certes servir de fondement quant à l'autorisation de suivre leurs explications et avis : "Je suis ce que Untel dit, car j'ai confiance en ses compétences, et personnellement pas assez de compétences pour établir lequel des deux groupes est dans l'erreur. Je pense donc, zann, que ce qu'il dit est correct et que l'autre avis est erroné."
Mais cette seule confiance en ses "ulémas de référence" ne peut pas servir de fondement quant au fait de pouvoir traiter l'autre avis de "étant erroné de façon tranchée, qat'an", car sinon chaque groupe pourra prétendre cela, sans argument aucun.
Non, établir de façon tranchée (qat'î) quel avis est juste et quel avis est erroné, ensuite établir quel est le degré d'éloignement de l'avis erroné par rapport à ce qui est juste, cela ne peut se faire que par référence à un dénominateur commun, je veux dire par là : par le fait de se référer aux dires de personnes qui font référence pour les deux groupes en désaccord.
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Par exemple, si un musulman veut aujourd'hui savoir qui, des Atharî et des Ash'arî, professe les croyances correctes et qui est dans l'erreur (et cela afin de suivre celui qui est dans le juste) et ensuite quel est le degré d'éloignement de la posture erronée par rapport à ce qui est juste... si un musulman veut savoir cela, il ne pourra pas le faire en se référant aux seuls noms des ulémas de référence de chacun de ces deux groupes ! Car s'il faisait ainsi, le débat tournerait en rond...
--- En effet, les Atharî diraient : "La preuve que ce que les Ash'arites disent est complètement faux, c'est que Ibn ul-'Uthaymîn a un avis contraire à ce qu'ils disent ! Comme Ibn ul-Uthaymîn est dans le vrai, tous ceux qui sont d'un avis contraire sont dans le Dhalâl !"
--- Et les Ash'arî diraient : "La preuve que ce que les Atharis disent est complètement faux, c'est que Zâhid al-Kawtharî a un avis contraire à ce qu'ils disent ! Comme Zâhid al-Kawtharî est dans le vrai, tous ceux qui sont d'un avis contraire sont dans le Dhalâl !"
--- Les Mâturidis diraient de même : "La preuve que ce que les Atharis disent est complètement faux, c'est que Cheikh Hussein Ahmad Madanî a un avis contraire à ce qu'ils disent ! Comme Cheikh Hussein Ahmad Madanî est dans le vrai, tous ceux qui sont d'un avis contraire sont dans le Dhalâl !"
On tournerait alors en rond !
Savoir qui a fait une erreur sur quel point, et quel est le degré d'éloignement par rapport à ce qui est vrai, cela ne pourra se faire que si :
--- on se réfère à ce que disent les Compagnons, leurs élèves et les élèves de leurs élèves, car leur consensus implicite (sukûtî) constitue une preuve dans l'interprétation (lire notre article évoquant la nécessité de rester lié à la Jamâ'ah, ainsi que notre article traitant de la possibilité ou non de proposer une nouvelle synthèse) ;
--- ensuite on compare les avis des Atharî et des Ash'arî avec l'ensemble de ces dires.
C'est ce qu'exprimait le propos de Ibn Taymiyya reproduit en début d'article.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).