Question :
J'ai récemment écouté un discours dans lequel on disait que pendant le repas, le fait que le musulman emploie un couteau pour couper la viande qu'il va consommer, cela est contraire à la Sunna du Prophète (sur lui la paix), car celui-ci a interdit cela. Le Prophète a-t-il vraiment interdit cela ?
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Réponse :
Le principe général à propos de tout ce qui ne relève pas du domaine purement cultuel (al-'ibâdât) est la permission originelle, tant qu'il n'y a pas un texte (nass) ou un principe des textes (une 'illa, ou une maslaha mursala) qui vienne y apporter une règle modifiant ou nuançant la permission originelle, c'est-à-dire soit une interdiction, soit un caractère déconseillé, soit une recommandation, soit une obligation. Cliquez ici pour en savoir plus.
La façon de prendre ses repas ne relève pas du domaine du purement cultuel (al-ibâdât). Il y a certes des textes qui interdisent de manger avec sa main gauche, avec des ustensiles en or ou en argent, qui demandent de ne pas manger comme un glouton, de prononcer le Nom de Dieu au début du repas, de remercier Dieu à la fin, etc. Ces principes induisent qui une interdiction, qui un caractère déconseillé, qui une recommandation, qui une obligation, et seront pris en compte selon le caractère qu'ils induisent. Pour le reste, du moment qu'il n'y a ni texte ni principe issu de texte, c'est la permission originelle, même si le Prophète ne l'a pas pratiqué (Serait-il interdit de faire quelque chose que le Prophète n'a pas fait ?).
Il est même certaines choses que le Prophète a pratiquées d'une certaine façon parce que c'était la coutume à son époque, et que l'on peut donc tout à fait pratiquer d'une autre façon que lui (Serait-il interdit de faire quelque chose d'une façon différente de celle par laquelle le Prophète l'a faite ?).
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Couper un morceau de viande déjà cuite avec un couteau pour offrir ce morceau à une autre personne :
Al-Mughîra ibn Shu'ba raconte : "J'ai été l'invité du Prophète un soir. Il a demandé que l'on rôtisse une épaule (de l'animal). Puis il a pris le couteau et s'est mis à couper un morceau pour moi. Quand soudain, Bilal survint et l'informa que c'était l'heure de la prière. Il déposa alors le couteau…" : "عن المغيرة بن شعبة، قال: ضفت النبي صلى الله عليه وسلم ذات ليلة، فأمر بجنب فشوي، وأخذ الشفرة فجعل يحز لي بها منه، قال: فجاء بلال فآذنه بالصلاة، قال: فألقى الشفرة، وقال: "ما له تربت يداه!" وقام يصلي. زاد الأنباري: وكان شاربي وفى، فقصه لي على سواك؛ أو قال: "أقصه لك على سواك؟" (rapporté par Abû Daoûd, n° 188).
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Y a-t-il un texte interdisant d'employer un couteau pour couper la viande (déjà cuite) pour soi-même en manger ?
En fait il y a un Hadîth qui montre que le Prophète a élevé, par sa main, le morceau de viande jusqu'à sa bouche, puis en a pris une partie en la coupant avec les dents : "عن أبي هريرة رضي الله عنه: أن رسول الله صلى الله عليه وسلم أتي بلحم فرفع إليه الذراع، وكانت تعجبه، فنهش منها نهشة، ثم قال" (al-Bukhârî, n° 4435, Muslim, n° 194).
Et il y a un autre Hadîth où il a recommandé de faire ainsi, expliquant cela par le fait que cela est plus agréable: "عن صفوان بن أمية قال: إن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "انهسوا اللحم نهسا فإنه أهنأ وأمرأ" (at-Tirmidhî, n° 1835 ; hassan d'après Ibn Hajar ; dha'îf d'après al-Albânî).
Cependant, il n'y a en cela aucune interdiction ni caractère déconseillé. A considérer que ce second Hadîth est hassan, il s'agit seulement d'un "أمر إرشاد", d'un conseil (Fat'h ul-bârî 9/675), pas de quelque chose de ta'abbudî.
D'autant plus qu'il y a un autre Hadîth où on voit le Prophète ne pas faire ainsi mais au contraire couper un morceau de viande avec un couteau pour manger ce morceau. 'Amr ibn Umayya rapporte ainsi avoir vu un jour le Prophète trancher un morceau d'épaule puis en manger. On vint lui dire que l'heure de la prière était venue, il se leva alors et déposa le couteau… "عن عمرو بن أمية أنه رأى النبي رأيت رسول الله صلى الله عليه وسلم يحتز من كتف شاة، فأكل منها، فدعي إلى الصلاة، فقام وطرح السكين، وصلى ولم يتوضأ" (rapporté par Muslim, n° 355, et al-Bukhârî, n° 5092, at-Tirmidhî, n° 1836).
Al-Bukhârî a d'ailleurs déduit de ce dernier Hadîth : "باب قطع اللحم بالسكين" : "Le fait de couper la viande avec le couteau" (kitâb ul-at'ima, tarjama n° 20).
At-Tirmidhî a titré sur ce hadîth : "باب ما جاء عن النبي صلى الله عليه وسلم من الرخصة في قطع اللحم بالسكين" : "Ce qui est relaté du Prophète, que Dieu le bénisse et le salue, de l'autorisation de couper la viande par un couteau" (abwâb ul-at'ima).
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Par contre certes il y a un Hadîth qui interdit cela : "Ne découpez pas la viande avec le couteau, car c'est là l'habitude de ceux qui ne sont pas arabes. Et prenez (le morceau de) viande avec les dents, car cela est plus agréable" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 3778).
Cependant, Abû Dâoûd lui-même l'a dit : la chaîne de transmission de ce Hadîth n'est pas de bonne qualité.
Voici le texte de ce Hadîth tel qu'il figure dans Sunan Abî Dâoûd : "حدثنا سعيد بن منصور، حدثنا أبو معشر، عن هشام بن عروة، عن أبيه، عن عائشة رضي الله عنها، قالت: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "لا تقطعوا اللحم بالسكين فإنه من صنيع الأعاجم، وانهسوه فإنه أهنأ وأمرأ." قال أبو داود: وليس هو بالقوي" (Sunan Abî Dâoûd, n° 3778).
La raison en est qu'il s'y trouve un transmetteur qui n'a pas le niveau requis : Abû Ma'shar as-Suddî al-Madanî ('Awn ul-ma'bûd).
Ce Hadîth est donc dha'îf, et on ne peut dès lors pas en extraire de règle d'interdiction (hurma ou karâhiyya tahrîmiyya) (cliquez ici pour lire notre article sur le sujet).
En plus du fait que la chaîne de transmission de ce Hadîth est faible et que cette faiblesse n'est pas renforcée par un principe général, il contredit le Hadîth authentique susmentionné, qui montre le contraire : le Prophète a bel et bien découpé la viande avec un couteau pour en manger lui-même.
En mentionnant ce Hadîth authentique, al-Bukhârî aura justement voulu montrer que l'autre Hadîth n'était pas authentique (Fat'h ul-bârî 9/675). C'est ainsi qu'il procède parfois : de Hadîths authentiques il extrait une règle différente de celle qu'indique un Hadîth non authentique, qu'il connaît mais auquel il ne donne pas place dans son Sahîh et auquel il se contente de faire allusion de la sorte.
C'est bien ce que Ibn Taymiyya a écrit : "Lorsqu'il se trouve des Hadîths faibles dans Sunan Abî Dâoûd, Sunan at-Tirmidhî et d'autres recueils, il y a [parfois, en plus de la mauvaise qualité des chaînes de transmission de ces Hadîths,] dans [le contenu] des Hadîths qui, eux, sont authentiques, un indice [supplémentaire] de la faiblesse des [premiers] Hadîths. Il y a même dans Sahîh Muslim quelques mots erronés ; (mais) il y a dans le (contenu des) Hadîths authentiques et du Coran ce qui indique leur caractère erroné" (Al-Jawâb us-sahîh 1/329).
C'est donc le principe de la permission originelle qui s'applique, selon lequel employer un couteau pour couper la viande que l'on veut manger est entièrement permis.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).