I) Quelques exemples concrets :
1) Toi et ton groupe avez donné préférence, au sujet de tel point (mas'ala), à tel avis. Or, sur un forum public, un frère (S) exprime son désaccord avec cet avis, et affirme préférer tel autre avis. Par ailleurs, cet autre avis que ce frère S dit préférer, cet avis se trouve sur le site de tel autre frère, F. Le frère S argumente sur le forum au point que tu n'arrive pas à l'emporter sur lui.
Que fais-tu alors ?
- première option : tu hausses les épaules, car tu te dis que du moment que l'autre avis est fondé et que déterminer lequel des deux avis existant sur ce point est l'avis correct, cela n'est possible qu'à un niveau zannî, tu n'as rien à reprocher au frère S ;
- deuxième option : tu es énervé, tu pestes contre ces personnes telles que S, "qui lisent à droite et à gauche", et tu penses au fond de toi-même : "Il faut retenir seulement notre avis !"
- troisième option : tu es très énervé, et tu cherches un bouc émissaire. Tu le trouves alors très rapidement : "C'est le webmaster de tel site (F) qui est responsable de tout cela !" Tu envoies donc un message (texto, mail) à ceux de ton groupe : "C'est F qui monte S contre nous, en lui fournissant tous les arguments, et en le poussant à nous provoquer sur tel forum."
La preuve de cette affirmation de ta part ? "L'avis que S dit préférer est présent sur le site de F. Donc c'est F qui a monté S contre nous." CQFD.
Variante de preuve de l'affirmation suscitée : "C'est là l'impression que j'ai eue en lisant les interventions de S : que c'est F qui est derrière tout ça." (Comprenez par là : "Donc si c'est l'impression que j'ai eue, c'est certainement ou très probablement comme cela que les choses se sont déroulées. Car mes impressions ont pour origine soit un il'hâm rabbânî, soit une tajriba imparable. Mon impression et l'expression que j'en fais par la parole - verbale ou écrite -, cela ne peut jamais avoir pour origine une suggestion du Diable, comme Dieu l'a ainsi décrit : "وَقُل لِّعِبَادِي يَقُولُواْ الَّتِي هِيَ أَحْسَنُ؛ إِنَّ الشَّيْطَانَ يَنزَغُ بَيْنَهُمْ؛ إِنَّ الشَّيْطَانَ كَانَ لِلإِنْسَانِ عَدُوًّا مُّبِينًا" : Coran 17/53.)
Si tu choisis la 3ème option, cette mauvaise pensée au sujet de F que tu exprimes ainsi par la parole écrite, est-ce autorisé ?
2) Tu es un mari, et alors que tu rentres chez toi tu trouves ton épouse au seuil de la porte, votre voisin étant en train de lui parler (apparemment en tout bien tout honneur). Tu salues toi-même le voisin, tu lui demandes ce que ton épouse et toi-même vous pouvez faire pour lui. Il répond : "Il n'y avait plus d'électricité chez moi, alors je suis venu demander à votre dame si le courant était coupé chez vous aussi. Elle m'a dit que oui, cela m'a rassuré, car je me demandais si ce n'était pas un retard dans le paiement de ma facture." Et il repart en remerciant ton épouse.
Une fois rentrés, qu'est-ce que tu fais ?
- première option : rien, car il n'y avait rien à faire ni à dire ni à penser ;
- deuxième option : tu ne dis rien, mais penses seulement : "Vaux mieux qu'il n'y ait pas trop souvent de coupures d'électricité, car je n'aime pas les contacts trop fréquents entre mon épouse et les hommes du voisinage" ;
- troisième option : tu t'écries : "Tout ça, ce sont des balivernes destinées à m'endormir ! Tu crois que je ne vous ai pas compris, tous les deux ?"
Si tu choisis la 3ème option, cette mauvaise pensée qui t'a traversé l'esprit, que tu as entretenue puis que tu as exprimée par la parole sous la forme d'une accusation, est-ce autorisé ?
3) Tu donnes un cours (dars) sur la religion une fois par semaine, et tu as des personnes qui assistent régulièrement à ton cours. Or, parmi les frères qui fréquentaient assidûment ton cours, il y en a un que tu ne vois plus depuis trois séances. Tu essaies de le saluer, mais il détourne la tête chaque fois qu'il te voit et sembles très mécontent de toi.
Que fais-tu ?
- première option : rien, car tu te dis : "Celui qui veut assister à mes cours pour tirer profit des paroles de Dieu et de celles de Son Messager que j'expose, il est le bienvenu. Quant à celui qui estime qu'il n'a rien à apprendre de moi, ou qui estime qu'il n'a plus rien à apprendre de moi, ou qui pense que je suis égaré, il est libre aussi. Personnellement je continue mon chemin" ;
- deuxième option : tu ne dis rien mais penses seulement : "C'est malheureux, tant de frères sont instables ! Il a dû entendre quelque chose à mon sujet, et, ça y est, il l'a cru ! Bon, tant pis, moi je continue mon chemin !" ;
- troisième option : tu t'écries : "C'est Untel qui a monté ce frère contre moi, en lui disant que je n'étais pas sur l'orthodoxie, il l'a cru, et c'est pourquoi il ne vient plus à mes cours."" La preuve de cette affirmation de ta part ? "J'ai vu cet Untel parler à ce frère l'autre jour, et le lendemain il ne venait plus à mes cours. Donc c'est Untel qui a monté ce frère contre nous."
Si choisis la 3ème option, cette mauvaise pensée au sujet de cet Untel que tu entretiens au fond de toi-même, est-ce autorisé ?
-
II) En réalité il y a les faits dûment établis, et il y a leurs interprétations :
A) Il y a le constat d'une action faite par autre que soi (que l'on sache qui fait cette action, ou pas). C'est ce qu'on appelle : "les faits".
- Un premier exemple : On a vu M. X parler avec Mme Y (les deux n'étant pas époux et épouse). Ce sont là des faits qu'on a vus et constatés.
- Un second exemple : Quelqu'un nous a critiqué sur un forum, en citant expressément notre nom, et on a vu ce qu'il a écrit à notre sujet, mais il a n'a pas signé et a utilisé un pseudo. Ce sont là les faits établis.
- Un troisième exemple : Quelqu'un nous a critiqué sur un forum, en citant expressément notre nom et en signant de son nom en toutes lettres, et on a vu ce qu'il a écrit à notre sujet. Ce sont là des faits établis et que tout le monde peut constater.
Or il faut que ce soient des faits qui, réellement, soient dûment établis.
Car ce n'est pas toujours le cas.
- Parfois on entend dire qu'Untel a dit ainsi ou ainsi, et on conjecture dessus (soit l'aspect B que nous allons voir), alors que l'aspect A lui-même n'est pas établi : Untel n'a rien dit de tout cela, ce ne sont que rumeurs malveillantes, ou rumeurs dues à des lacunes dans la compréhension.
- D'autres fois on a regardé et on a mal vu. Ainsi, Abdullâh ibn Rawâha rentra de voyage chez lui, et y voyant son épouse en train de se faire peigner la chevelure, crut d'abord que c'était un homme, et allait se fâcher, avant de réaliser que c'était une autre femme [apparemment une amie à elle] (Fat'h ul-bârî 9/421).
Le fait est que...
– 1) Il existe une preuve irréfutable (bayyina) de la chose. Ceci entraîne une certitude (yaqîn).
– 2) Il existe des indices forts (qarâ'ïn qawiyya) de la chose. Ceci entraîne une forte présomption (zann aghlab).
– 3) Il existe des indices moins forts mais conséquents (qarâ'ïn) de la chose. Ceci entraîne une simple présomption (zann ghâlib).
– 4) Et il existe des indices encore moins forts (qarîna) de la chose. Ceci entraîne une faible présomption (zann).
– 5) Il y a également le cas où l'indice est extrêmement faible. La personne peut alors être, tout au plus, dans le doute (shakk).
-
B) Et puis il y a ce que, ayant pris connaissance des faits (A), on en a comme interprétation, ou comme perception...
B.A) ... on a constaté le fait désigné en A, mais on tient absolument à donner à ce fait une motivation mauvaise ("Il a écrit ça, c'est un fait. Mais il a écrit ça uniquement pour se montrer le plus connaisseur !" / "pour titiller les autres !" / "pour faire étalage de son soi-disant grand 'ilm !"), ou encore une teneur particulière ("S'ils parlent tous les deux, c'est qu'ils sont en affaire").
B.B) ... ou bien encore on tient à désigner un responsable de l'action A :
--- soit qu'on ne sait pas qui a fait cette action A, et qu'on cherche alors absolument à désigner un responsable ;
--- soit qu'on sait qui a fait l'action A, mais qu'on tient absolument, malgré tout, à désigner une tierce personne comme le responsable de tout cela ("Je sais, c'est F qui monte la tête de S contre nous !").
- Dans le second exemple suscité, penser : "Celui qui a écrit cela ne peut être qu'Untel !"
- Dans le troisième exemple suscité, penser : "S a écrit cela à notre sujet, mais, au-delà de lui, je sais, c'est F qui lui monte la tête contre nous !"
-
Penser en mal au sujet de quelqu'un, cela consiste à :
- lui attribuer une action mauvaise. Cela relève du cas A ;
- interpréter en mal un geste ou une parole de ce quelqu'un dont il est établi qu'il l'a faite et qui, en soi, n'est pas interdit(e). C'est le cas B.A ;
- lui imputer la responsabilité de quelque chose qui s'est déroulé. Cela relève du cas B.B.
-
III) Un verset et un hadîth traitant explicitement de la mauvaise pensée :
– Dieu dit dans le Coran :
"يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا اجْتَنِبُوا كَثِيرًا مِّنَ الظَّنِّ إِنَّ بَعْضَ الظَّنِّ إِثْمٌ وَلَا تَجَسَّسُوا وَلَا يَغْتَب بَّعْضُكُم بَعْضًا أَيُحِبُّ أَحَدُكُمْ أَن يَأْكُلَ لَحْمَ أَخِيهِ مَيْتًا فَكَرِهْتُمُوهُ وَاتَّقُوا اللَّهَ إِنَّ اللَّهَ تَوَّابٌ رَّحِيمٌ" :
"O vous qui avez apporté foi ! Préservez-vous beaucoup de conjecturer (zann) : certaines conjectures (zann) sont des péchés. N'épiez pas. Et ne médisez pas l'un de l'autre ; l'un de vous aimerait-il manger la chair de son frère, mort ? [non] vous détesteriez cela ! Soyez pieux [taqwâ] vis-à-vis de Dieu. Dieu est Celui qui accepte beaucoup le repentir, Miséricordieux" (Coran 49/12).
On lit bien, ici, d'une part, que ce sont "certaines zanns" qui sont interdites, et, d'autre part, que ces zanns là constituent "des péchés". Oui, des péchés !
– Le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) a dit :
"عن أبي هريرة عن النبي صلى الله عليه وسلم قال: "إياكم والظن، فإن الظن أكذب الحديث. ولا تحسسوا، ولا تجسسوا، ولا تحاسدوا، ولا تدابروا، ولا تباغضوا. وكونوا عباد الله إخوانا" :
"Préservez-vous de la conjecture (zann) ! Car la conjecture (zann) est la plus mensongère des paroles. N'épiez pas. Ne jalousez pas. Ne vous tournez pas le dos [en refusant de vous parler]. Ne vous détestez pas. Et soyez, ô serviteurs de Dieu, frères !" (al-Bukhârî, 5717, Muslim).
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IV) Quelques autres textes en relation avec le sujet :
– Le prophète Jacob-Israël (sur lui soit la paix) et ses 10 fils :
- "قَالَ يَا بُنَيَّ لاَ تَقْصُصْ رُؤْيَاكَ عَلَى إِخْوَتِكَ فَيَكِيدُواْ لَكَ كَيْدًا إِنَّ الشَّيْطَانَ لِلإِنسَانِ عَدُوٌّ مُّبِينٌ" : "Il dit : "Mon fils [Joseph], ne raconte pas ton rêve à tes frères, car ils feraient alors un plan contre toi. Le Diable est pour l'homme un ennemi évident"" (Coran 12/5). On voit ici le prophète Jacob exprimer à son fils Joseph une zann au sujet de 10 autres de ses fils.
- "وَجَاؤُواْ أَبَاهُمْ عِشَاء يَبْكُونَ قَالُواْ يَا أَبَانَا إِنَّا ذَهَبْنَا نَسْتَبِقُ وَتَرَكْنَا يُوسُفَ عِندَ مَتَاعِنَا فَأَكَلَهُ الذِّئْبُ وَمَا أَنتَ بِمُؤْمِنٍ لِّنَا وَلَوْ كُنَّا صَادِقِينَ وَجَآؤُوا عَلَى قَمِيصِهِ بِدَمٍ كَذِبٍ قَالَ بَلْ سَوَّلَتْ لَكُمْ أَنفُسُكُمْ أَمْرًا فَصَبْرٌ جَمِيلٌ وَاللّهُ الْمُسْتَعَانُ عَلَى مَا تَصِفُونَ" : "Ils vinrent à leur père, le soir, pleurant. Ils dirent : "Père, nous étions allés faire la course et avions laissé Joseph auprès de nos affaires. Le loup l'a alors mangé. Tu n'es pas à nous croire, même si nous sommes véridiques !" Et ils apportèrent sur sa tunique un faux sang. (Jacob) dit : "Mais plutôt vos âmes vous ont suggéré quelque chose ! Une belle patience (sera ma réaction). Et à Dieu l'aide est demandée contre ce que vous faites" (Coran 12/16-18). Ici aussi, ce prophète exprime une zann, sous forme d'une claire accusation, qui contredit ce que ses 10 fils lui ont dit.
- "يَا أَبَانَا إِنَّ ابْنَكَ سَرَقَ وَمَا شَهِدْنَا إِلاَّ بِمَا عَلِمْنَا وَمَا كُنَّا لِلْغَيْبِ حَافِظِينَ وَاسْأَلِ الْقَرْيَةَ الَّتِي كُنَّا فِيهَا وَالْعِيْرَ الَّتِي أَقْبَلْنَا فِيهَا وَإِنَّا لَصَادِقُونَ قَالَ بَلْ سَوَّلَتْ لَكُمْ أَنفُسُكُمْ أَمْرًا فَصَبْرٌ جَمِيلٌ عَسَى اللّهُ أَن يَأْتِيَنِي بِهِمْ جَمِيعًا إِنَّهُ هُوَ الْعَلِيمُ الْحَكِيمُ" : "(Ils dirent :) "Notre père, ton fils (Benjamin) a volé. Nous n'avons témoigné que de ce que nous avons su. Et nous n'étions pas connaisseurs de l'invisible. Demande aux (gens de) la cité dans laquelle nous étions, ainsi qu'aux (gens de) la caravane parmi laquelle nous sommes venus. Nous sommes véridiques !" (Jacob) dit : "Mais plutôt vos âmes vous ont suggéré quelque chose ! Une belle patience (sera ma réaction). J'espère de Dieu qu'Il les ramènera tous. Il est, Lui, le Savant, le Sage"" (Coran 12/81-83).
– La calomnie contre Aïcha (que Dieu l'agrée) :
Lors d'une campagne [celle des Banu-l-Mustaliq, en l'an 5 de l'hégire], Aïcha, épouse du Prophète, s'était, pendant la nuit, éloignée de l'armée pour les besoins naturels. Alors qu'elle revenait, elle s'aperçut qu'elle n'avait plus son collier. Elle se mit alors à le rechercher. Pendant ce temps, l'armée leva l'ancre et repartit. Les gens pensaient que Aïcha était dans son palanquin, sur son chameau. Revenue au camp et ayant constaté qu'il n'y avait plus personne, Aïcha décida d'attendre sur place, seule dans le désert. C'était toujours la nuit. Aïcha finit par s'endormir, à même le sol. Passa par là plus tard Safwân ibn ul-Mu'attal, qui circulait à l'arrière de l'armée. Ayant aperçu de loin une forme humaine, il s'approcha, et, ayant vu que c'était l'épouse du Prophète, il s'exclama "Innâ lillâhi wa innâ ilayhi râji'ûn !". Réveillée par son exclamation, et le voyant, elle se recouvrit le visage [cliquez ici]. Ils n'échangèrent pas un mot. Safwân, ayant immédiatement compris la situation, fit agenouiller son chameau pour que Aïcha y monte, puis conduisit l'animal par la laisse. Quand ils rejoignirent l'armée ayant fait une nouvelle halte, il était midi. Des gens les virent donc arriver ainsi. Ce furent là les faits : Aïcha, épouse préférée du Prophète, était restée en arrière de l'armée et n'avait rejoint celle-ci que des heures plus tard, sur un chameau conduit par Safwân. Quelques personnes attribuèrent alors à ces faits une honteuse motivation / teneur : "Aïcha, l'épouse du Prophète, disaient-ils, est en affaire avec Safwân et ils s'étaient donnés rendez-vous en retrait de l'armée."
Dans les versets qui, plus tard, furent révélés venant innocenter Aïcha, on lit ceci : "لَوْلَا إِذْ سَمِعْتُمُوهُ ظَنَّ الْمُؤْمِنُونَ وَالْمُؤْمِنَاتُ بِأَنفُسِهِمْ خَيْرًا وَقَالُوا هَذَا إِفْكٌ مُّبِينٌ لَوْلَا جَاؤُوا عَلَيْهِ بِأَرْبَعَةِ شُهَدَاء فَإِذْ لَمْ يَأْتُوا بِالشُّهَدَاء فَأُوْلَئِكَ عِندَ اللَّهِ هُمُ الْكَاذِبُونَ وَلَوْلَا فَضْلُ اللَّهِ عَلَيْكُمْ وَرَحْمَتُهُ فِي الدُّنْيَا وَالْآخِرَةِ لَمَسَّكُمْ فِي مَا أَفَضْتُمْ فِيهِ عَذَابٌ عَظِيمٌ إِذْ تَلَقَّوْنَهُ بِأَلْسِنَتِكُمْ وَتَقُولُونَ بِأَفْوَاهِكُم مَّا لَيْسَ لَكُم بِهِ عِلْمٌ وَتَحْسَبُونَهُ هَيِّنًا وَهُوَ عِندَ اللَّهِ عَظِيمٌ وَلَوْلَا إِذْ سَمِعْتُمُوهُ قُلْتُم مَّا يَكُونُ لَنَا أَن نَّتَكَلَّمَ بِهَذَا سُبْحَانَكَ هَذَا بُهْتَانٌ عَظِيمٌ يَعِظُكُمُ اللَّهُ أَن تَعُودُوا لِمِثْلِهِ أَبَدًا إِن كُنتُم مُّؤْمِنِينَ". Traduction d'une partie de ces versets : "Pourquoi, lorsque vous avez entendu cela, les croyants et les croyantes n'ont-ils pas pensé en bien des leurs, et dit : "Ceci est une calomnie évidente !" Pourquoi n'ont-ils pas apporté sur cela 4 témoins ? Du moment qu'ils n'ont pas apporté les témoins, ils sont auprès de Dieu les menteurs" (Coran 24/12-13).
– Une parole du Prophète à propos de la ghayra (sentiment qu'un mari peut éprouver vis-à-vis de son épouse lorsque celle-ci fait vis-à-vis d'un autre que lui, ou laisse un autre que lui faire vis-à-vis d'elle, ce qui relève de ce qu'il estime lui être réservé) (même sentiment qu'une épouse peut éprouver vis-à-vis de son mari, pour la même raison) :
"عن جابر بن عتيك أن نبي الله صلى الله عليه وسلم كان يقول: "من الغيرة ما يحب الله، ومنها ما يبغض الله. فأما التي يحبها الله، فالغيرة في الريبة. وأما الغيرة التي يبغضها الله، فالغيرة في غير ريبة" :
"Il y a des ghayra que Dieu aime, et des ghayra que Dieu déteste. La ghayra que Dieu aime est celle qui est faite face à un problème (réellement existant). Quant à la ghayra que Dieu déteste, c'est celle qui est faite alors qu'il n'y a pas de problème (réel)" (Abû Dâoûd, 2388, hassan bi-sh-shâhid d'après al-Albânî).
– Omar ibn ul-Khattâb au sujet de Sa'd ibn Abî Waqqâs :
Omar ibn ul-Khattâb avait, durant son califat, institué Sa'd ibn Abî Waqqâs comme gouverneur de la ville de Kufa (en Irak). Mais certaines personnes de la ville se plaignirent au calife de leur gouverneur sur plusieurs points (al-Bukhârî, 736, Muslim, 770), notamment qu'ils ne savait pas accomplir parfaitement la prière rituelle (al-Bukhârî, 3522). Omar l'ayant mandé et (en tant que chef disposant de la responsabilité et de l'autorité) l'ayant questionné, Sa'd répondit qu'il accomplissait la prière comme il avait vu le Prophète (sur lui soit la paix) le faire. Omar lui dit alors : "ذاك الظن بك يا أبا إسحاق" : "C'est bien ce que je pense à ton sujet, ô Abû Is'hâq !" (al-Bukhârî, 722).
– Omar ibn ul-Khattâb et Jâbir ibn Abdillâh faisaient serment que Ibn us-Sayyâd est le Dajjâl :
"عن محمد بن المنكدر، قال: رأيت جابر بن عبد الله يحلف بالله أن ابن الصائد الدجال. قلت: تحلف بالله؟ قال: "إني سمعت عمر يحلف على ذلك عند النبي صلى الله عليه وسلم، فلم ينكره النبي صلى الله عليه وسلم" : Jâbir ibn Abdillâh faisait serment par Dieu que Ibn Sayyâd était bien le Dajjâl. Interpelé sur le fait qu'il affirmait cela avec autant de force, il argua que Omar ibn ul-Khattâb avait fait serment de cela devant le Prophète, le Prophète l'avait entendu faire ce serment et n'avait rien dit (al-Bukhârî 6922). C'est là une zann que ces deux Compagnons ont exprimée au sujet de Ibn Sayyâd, et ils l'ont exprimée avec force (puisque ayant fait serment de cela).
Abû Dharr a pour sa part dit qu'il préférait faire 10 fois serment que Ibn Sayyâd est bien le Dajjâl, que de faire 1 fois serment qu'il ne l'est pas : "قال أبو ذر: لأن أحلف عشر مرار أن ابن صائد هو الدجال، أحب إلي من أن أحلف مرة واحدة أنه ليس به" (Ahmad, 21319, authentifié par Ibn Hajar).
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V) Quand est-ce que le fait, pour quelqu'un (الظانّ), de penser en mal (سوء الظنّ) au sujet de quelqu'un d'autre, cela demeure interdit ? Et quand est-ce que cela devient autorisé ?
La réponse est qu'il y a 2 critères qui entrent ici en jeu :
– 1) Est-ce que le fait de penser en mal a été fait volontairement, ou de façon involontaire ?
– 2) Est-ce que ce qu'on voit de la personne est suffisant pour justifier qu'on pense en mal de lui de façon volontaire ?
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– Critère 1) Est-ce que le fait de penser en mal a été fait volontairement, ou bien involontairement ?
Celui qui, en son for intérieur, fait une action qui est propre au for intérieur, par exemple pense en mal au sujet d'autrui (sans l'exprimer par la parole) ?
La réponse est que :
--- si cela ne relève que de ce qui "passe" involontairement dans son esprit puis disparaît, l'homme n'en est pas responsable ; et vu que cela disparaît de soi-même, l'homme n'a même pas à le repousser ;
--- si cela vient, part et revient, alors, l'homme doit le repousser, et, alors, il n'en sera pas non plus tenu responsable ;
--- par contre, si cette mauvaise pensée, d'abord involontaire, a fini par "prendre racine" en lui, parce qu'il ne l'avait pas repoussée, l'homme en sera responsable, car il s'agit justement là d'une mauvaise pensée au sujet d'autrui (sû' uz-zann) ;
--- de même, si c'est volontairement qu'il pense en mal d'autrui, l'homme en sera responsable ;
--- et s'il exprime par la parole (verbale ou écrite) la mauvaise pensée qu'il a eue, cela est encore plus accentué que le seul fait de penser cela volontairement, et il en sera a fortiori responsable.
Car Dieu dit dans le Coran : "لِّلَّهِ ما فِي السَّمَاواتِ وَمَا فِي الأَرْضِ وَإِن تُبْدُواْ مَا فِي أَنفُسِكُمْ أَوْ تُخْفُوهُ يُحَاسِبْكُم بِهِ اللّهُ فَيَغْفِرُ لِمَن يَشَاء وَيُعَذِّبُ مَن يَشَاء وَاللّهُ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ قَدِيرٌ" : "Et que vous exprimiez ce qui se trouve dans vos âmes ou que vous le cachiez, Dieu vous jugera pour cela. Puis Il pardonnera à qui Il voudra et punira qui Il voudra. Et Dieu a puissance sur toute chose" (Coran 2/284).
Lire notre article sur le sujet.
Les pensées en mal qu'on a au sujet de quelqu'un sont donc de 2 types :
- celles sur quoi on n'a aucune emprise (c'est ce que nous évoquerons en 1.A) ;
- celles sur quoi sa volonté est engagée (c'est ce que dont nous parlerons en 1.B).
-
--- Cas 1.A) Quand c'est, au sujet d'autrui, une pensée en mal qui est involontaire et furtive qui traverse notre esprit :
Cheikh Thânwî écrit qu'est excusée "la pensée en mal qui est involontaire [fût-elle au sujet de la personne relevant du cas 2.A que nous allons voir plus bas], [à condition] qu'on n'agisse pas selon ce que cette (pensée) implique. [Et] à condition que, autant que possible, on la repousse [dans son esprit]" (Bayân ul-qur'ân, commentaire de ce verset).
Commentant le hadîth cité plus haut, dans lequel le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "Préservez-vous de la zann, car la zann est la plus mensongère des paroles", Ibn Hajar cite al-Khattâbî qui dit ainsi : "المراد ترك تحقيق الظن الذي يضر بالمظنون به وكذا ما يقع في القلب بغير دليل. وذلك أن أوائل الظنون إنما هي خواطر لا يمكن دفعها؛ وما لا يقدر عليه لا يكلف به ويؤيده حديث تجاوز الله للأمة عما حدثت به أنفسها" : "les débuts des conjectures ne sont que pensées furtives qu'on ne peut pas repousser ; et ce sur quoi on n'a pas pouvoir, on n'en sera pas tenu responsable". Al-Khattâbî a dit aussi, ici, que quand le hadîth a dit : "Préservez-vous de la zann", il a voulu dire de ne pas approfondir cette zann furtive qui, tant qu'elle était seulement furtive, était excusée : "Cela signifie délaisser la poursuite de ce (niveau de) conjecture (qui est de nature à) faire du tort à celui dont on pense en mal, et, de même, (délaisser) ce qui passe dans le coeur sans preuve" (Fat'h ul-bârî 11/397).
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--- Cas 1.B) Quand par contre nous avons, au sujet d'autrui, une pensée en mal pour laquelle sa volonté est engagée :
C'est une pensée pour laquelle on est responsable, cela est un fait. Cependant, cette mauvaise pensée (dont on est responsable) est-elle systématiquement interdite, ou est-elle parfois autorisée ?
C'est ici qu'entre en considération l'autre critère, le n° 2...
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– Critère 2) Est-ce que la personne dont on pense en mal est quelqu'un en qui se trouve une preuve, ou un fort indice, de ce que l'on pense à son sujet ? Ou bien n'est-elle pas ainsi ?
Le fait est que (comme nous l'avons déjà dit plus haut) :
– 1) Il existe une preuve irréfutable (bayyina) de la chose. Ceci entraîne une certitude (yaqîn).
– 2) Il existe des indices forts (qarâ'ïn qawiyya) de la chose. Ceci entraîne une forte présomption (zann aghlab).
– 3) Il existe des indices moins forts mais conséquents (qarâ'ïn) de la chose. Ceci entraîne une simple présomption (zann ghâlib).
– 4) Et il existe des indices encore moins forts (qarîna) de la chose. Ceci entraîne une faible présomption (zann).
– 5) Il y a également le cas où l'indice est extrêmement faible. La personne peut alors être, tout au plus, dans le doute (shakk).
Le fait est que le principe premier est l'innocence de tout un chacun, jusqu'à ce qu'il y ait la preuve (bayyina) ou un indice suffisamment fort (qarîna qawiyya) de quelque chose de mauvais chez lui. Ce sont les deux premiers types d'indices suscités.
(Quant aux autres types, ils sont de niveau insuffisant pour entraîner un changement de l'état normal et premier, et c'est donc la règle du maintien ("استصحاب النزاهة بعدمِ ثبوتِ دليلِ ما يخالفه") du principe premier, l'innocence ; cette innocence demeure alors de niveau "certain" (yaqînî) ou "quasi-certain" (maznûn bi zannin ghâlib). Par contre, la preuve dûment apportée de l'innocence de quelqu'un entraîne le caractère "certain" (yaqînî) de cette innocence : "ثبوتُ دليلِ النزاهة".)
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--- Cas 2.A) La personne est telle qu'il n'y a en elle ni la preuve (bayyina), ni un indice fort (qarâ'ïn qawiyya) de ce que l'on pense :
Cheikh Thânwî écrit que penser en mal à son sujet est alors interdit (Bayân ul-qur'ân, commentaire du verset suscité). Car ce qu'on voit ne constitue pas un cas de "tuhma" suffisante. Le principe premier d'innocence reste alors de mise.
Accuser quelqu'un d'adultère, c'est contredire le principe premier d'innocence. Et, pour cela, il faut, dans ce cas précis, non pas un indice fort, mais forcément une preuve irréfutable (bayyina). Et quelle preuve ! Il faut, exceptionnellement, 4 témoins ayant vu l'acte sexuel être perpétré de façon non équivoque. Cette nécessité avait déjà été révélée avant l'épisode de la calomnie contre Aïcha (cette nécessité est évoquée en Coran 24/4). Le seul fait d'être revenue accompagnée d'un homme, sur un chameau, dans le désert (alors même que tout le monde connaissait les raisons évoquées par Aïcha pour expliquer cela : elle avait perdu son collier et était allée le rechercher, et l'armée s'était remise en route pendant son absence), cela n'était pas suffisant pour faire disparaître le principe premier d'innocence et accuser la personne. Même le fait qu'il y avait une rumeur (entretenue et relayée par Abdullâh ibn Ubayy, le grand Hypocrite) allant dans ce sens, cela n'était pas suffisant pour autoriser qu'on participe ne serait-ce qu'à entretenir la possibilité (ihtimâl) que cela ait eu lieu. C'est pourquoi Dieu dit à ce sujet : "لَوْلَا إِذْ سَمِعْتُمُوهُ ظَنَّ الْمُؤْمِنُونَ وَالْمُؤْمِنَاتُ بِأَنفُسِهِمْ خَيْرًا وَقَالُوا هَذَا إِفْكٌ مُّبِينٌ لَوْلَا جَاؤُوا عَلَيْهِ بِأَرْبَعَةِ شُهَدَاء فَإِذْ لَمْ يَأْتُوا بِالشُّهَدَاء فَأُوْلَئِكَ عِندَ اللَّهِ هُمُ الْكَاذِبُونَ" : "Pourquoi, lorsque vous avez entendu cela, les croyants et les croyantes n'ont-ils pas pensé en bien des leurs, et dit : "Ceci est une calomnie évidente !" Pourquoi n'ont-ils pas apporté 4 témoins de cela ? Du moment qu'ils n'ont pas apporté les témoins, ils sont auprès de Dieu les menteurs" (Coran 24/12-17).
C'est la même raison pour laquelle le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "من الغيرة ما يحب الله، ومنها ما يبغض الله. فأما التي يحبها الله، فالغيرة في الريبة. وأما الغيرة التي يبغضها الله، فالغيرة في غير ريبة" : "Il y a des ghayra que Dieu aime, et des ghayra que Dieu déteste. La ghayra que Dieu aime est celle qui est faite face à un problème (réellement existant). Quant à la ghayra que Dieu déteste, c'est celle qui est faite alors qu'il n'y a pas de problème (réel)" (Abû Dâoûd, 2388).
Ce hadîth veut dire que Dieu n'aime pas qu'un mari fasse une scène de jalousie à son épouse (ni l'épouse une scène de jalousie à son mari) quand cela ne repose sur rien de concret, mais sur une suspicion qui n'est fondée sur rien de suffisamment sérieux. (Cela ne signifie pas de ne pas être vigilant, cela signifie de ne pas exprimer de jalousie. Car s'abstenir de penser en mal est une chose - nécessaire -, mais tomber dans la naïveté et l'absence de précaution est autre chose. Ainsi, alors qu'un jour Aïcha recevait son frère de lait, le Prophète entrant dans leur demeure et voyant cela, en ressentit une légère contrariété, et s'enquit de qui il s'agissait. Aïcha l'en ayant informé, il dit : "Regardez bien qui sont vos frères (de lait). (...)" : "عن عائشة رضي الله عنها: أن النبي صلى الله عليه وسلم دخل عليها وعندها رجل، فكأنه تغير وجهه، كأنه كره ذلك، فقالت: إنه أخي، فقال: انظرن من إخوانكن، فإنما الرضاعة من المجاعة" : al-Bukhârî, 4814, 2504).
Et même dans le cas où il y a quelque chose de concret, il s'agit de savoir mesure et raison garder lorsqu'on exprime son reproche.
Un autre cas : Il est établi d'une personne précise qu'elle est un savant. Le fait que quelques ignorants disent à son sujet qu'en réalité elle ne sait même pas accomplir parfaitement les posture de la prière (ou autre chose du même genre), cela ne suffit alors pas pour faire disparaître ce qui est déjà établi (par diffusion, istifâdha) au sujet de cette personne. De Sa'd ibn Abî Waqqâs, un des plus anciens Compagnons (et parmi les 10 auxquels le Prophète avait donné la bonne nouvelle du Paradis), des gens de Kufa avaient dit qu'il ne savait pas accomplir la prière de la façon parfaite quant aux postures et aux formules de récitation. Quand il dit à Omar ibn ul-Khattâb que, au contraire, il accomplissait bien la prière, Omar lui dit : "ذاك الظن بك يا أبا إسحاق" : "C'est bien ce que je pense à ton sujet, ô Abû Is'hâq !" (al-Bukhârî, 722). Ici ce sont les faits mêmes qui n'étaient pas établis. Cependant, il s'agissait de faits qui relèvent fortement de l'appréciation de personnes : "Il sait bien faire" / "Il fait, mais pas de la façon la meilleure". Souvent très subjectifs, les commentaires de ce genre, lorsque n'étant pas faits par des personnes qui savent et qui sont impartiales...
Ibn Hajar explique pourquoi le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) a qualifié la conjecture interdite de "plus mensongère des paroles" dans le hadîth "إياكم والظن، فإن الظن أكذب الحديث". Il écrit :
"وأما وصف الظن بكونه أكذب الحديث، مع أن تعمد الكذب الذي لا يستند إلى ظن أصلا أشد من الأمر الذي يستند إلى الظن، فللإشارة إلى أن الظن المنهي عنه هو: الذي لا يستند إلى شيء يجوز الاعتماد عليه؛ فيعتمد عليه ويجعل أصلا ويجزم به؛ فيكون الجازم به كاذبا.
وإنما صار أشد من الكاذب لأن الكذب في أصله مستقبح مستغنى عن ذمه؛ بخلاف هذا فإن صاحبه بزعمه مستند إلى شيء؛ فوصف بكونه أشد الكذب مبالغة في ذمه والتنفير منه وإشارة إلى أن الاغترار به أكثر من الكذب المحض، لخفائه غالبا ووضوح الكذب المحض" (Ibid.).
Il dit tout d'abord que la conjecture qui ne repose sur rien de suffisant est elle aussi "un mensonge". Et celui qui l'affirme avec force est lui aussi "un menteur".
Ensuite, si la conjecture interdite a même été qualifiée de "plus mensongère des paroles", c'est parce qu'un propos faussement relaté d'autrui, tout le monde sait que c'est un mensonge. Par contre, une mauvaise interprétation qu'on donne à l'action réellement faite par autrui, on a tendance à l'affirmer avec certitude, comme si c'était la vérité et la réalité. Les hommes ont en effet une fâcheuse tendance à prendre l'interprétation qu'ils font des actions d'autrui pour la réalité, et se méfient donc beaucoup moins des mauvaises pensées qu'ils ont au sujet d'autrui que des propos plus clairement mensongers.
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--- Cas 2.B) La personne est telle qu'il y a en elle des indices forts (qarâ'ïn qawiyya) de ce que l'on pense :
Cheikh Thânwî écrit : "Penser en mal au sujet (d'une telle personne), cela est autorisé. Cependant, cela ne doit pas aller jusqu'à la certitude (yaqîn)" (Bayân ul-qur'ân, commentaire de ce verset).
Car pour que notre pensée en mal au sujet d'une personne aille jusqu'à la certitude (yaqîn), il faut qu'on ait la preuve (bayyina), par rapport à la personne, de ce que l'on pense à son sujet.
Si on n'a donc qu'un indice fort (qarîna qawiyya), on n'a alors qu'une forte présomption (zann ghâlib), et c'est pourquoi Cheikh Thânwî a écrit qu'on doit distinguer cela de la certitude.
C'est la présence d'un indice fort (qarîna qawiyya) qui explique que le prophète Jacob (sur lui soit la paix) n'ait pas cru ses 10 fils lui présentant la tunique de Joseph tachée de sang mais indemne. En effet, si le loup avait vraiment mangé Joseph alors qu'il portait sa tunique (c'est ce que les frères affirmaient en présentant celle-ci tachée de sang), celle-ci serait en lambeaux. Le fait qu'elle soit entière et indemne était un indice fort du fait que les frères de Joseph mentaient.
Quant à la seconde occasion, les fils étaient vraiment innocents, mais, sachant qu'ils avaient menti une première fois, leur père ne les a pas crus la seconde fois pour une histoire exactement semblable (la disparition d'un de leurs frères) (la règle est bien connue, qu'illustre la fable d'Esope Le garçon qui criait au loup).
Par contre, lorsque, bien avant tout cela, le prophète Jacob avait dit à Joseph de ne pas raconter son rêve à ses frères "car ils feraient alors un plan contre" lui, ce n'était pas là une accusation. C'était seulement l'expression d'un risque. Le prophète Jacob savait par expérience comment les choses se déroulent sur Terre, à cause du "Diable" qui, étant "ennemi de l'homme", aime faire se quereller les hommes, et comment des frères jalousent donc d'autres frères pour bien moins que cela. Il voulait seulement dire : "Si tu racontes ton rêve à tes frères, cela risque de les amener à faire un plan contre toi. Car le Diable, étant l'ennemi des hommes, aime les faire se quereller. Et j'en ai connu des frères qui, jaloux des prérogatives que Dieu a accordées à l'un d'eux, ont fait des plans contre lui". Ceci rejoint le principe de sadd udh-dharî'a. Et cela illustre de nouveau ce que nous avons déjà dit plus haut : s'abstenir de penser en mal est une chose, alors que tomber dans la naïveté et l'absence de précaution est autre chose.
C'est encore la présence d'un indice fort (qarîna qawiyya) qui explique que Omar ibn ul-Khattâb a pensé et a affirmé que Ibn Sayyâd était bien le Dajjâl : il ne disposait pas de la preuve de cela, mais seulement d'indices, qui, d'après son ijtihâd, semblaient forts.
Au début, le Prophète lui-même, face aux indices qui étaient troublants (il s'agissait du fait que quelques-uns des éléments qui sont les caractéristiques de Dajjâl étaient présents en Ibn Sayyâd), s'était posé la question de savoir si Ibn Sayyâd était ou n'était pas le futur Dajjâl, et avait cherché à en savoir plus en se rendant par 2 fois auprès de ce jeune homme. Cependant, le Prophète n'avait pas tranché, retenant après enquête que les indices n'étaient pas suffisamment forts pour qu'il tranche en faveur du, ou bien pour que seulement il donne préférence au, fait que Ibn Sayyâd était bien le Dajjâl. Tout au plus (si on ne retient pas l'avis selon lequel il penchait vers l'autre possibilité, que Ibn Sayyâd n'est pas le Dajjâl), à ses yeux il ne restait donc que le shakk. Mettant en relief le fait qu'il y avait les deux possibilités, il avait dit ainsi à Omar : "إن يكن هو لا تسلط عليه، وإن لم يكن هو فلا خير لك في قتله" : B 5821 ; "إن يكن هو فليست صاحبه إنما صاحبه عيسى بن مريم وإلا يكن هو فليس لك أتقتل رجلا من أهل العهد" : Msh 5504 ; même après la seconde visite, il n'avait pas tranché, et s'était contenté de parler de la venue de Dajjâl.
An-Nawawî écrit ainsi :
"Ce qui apparaît des hadîths est que le Prophète n'avait pas reçu de révélation lui disant si (Ibn Sayyâd) était le Messie Dajjâl connu, ou s'il n'était pas cette personne. Seule la description du Dajjâl lui avait été révélée.
Or en Ibn Sayyâd existaient des indices possibles.
C'est pour cette raison que le Prophète n'affirmait pas de façon tranchée (lâ yaqta'u) que (Ibn Sayyâd) était le Dajjâl, ni qu'il n'était pas cette personne" (Shar'h Muslim 18/46).
Omar, lui, d'après son ijtihâd, percevait ces indices comme suffisamment forts pour qu'il penche (ihtimâl râjih, zann ghâlib) vers le fait que Ibn Sayyâd était Dajjâl. Il y a eu par la suite d'autres ulémas, parmi lesquels Ibn Battâl qui (contrairement à ce que an-Nawawî a écrit là) pensent, à l'instar de Omar ibn ul-Khattâb, que Ibn Sayyâd était bien le Dajjâl. Ces ulémas étayent cela par la relation qui est faite disant que Ibn Sayyâd a disparu par la suite lors de la conquête de Ispahan. Ils disent que cela rejoint bien le fait que c'est dans cette ville que Dajjâl apparaîtra lorsque l'heure de sa sortie sera arrivée. Ces ulémas disent que c'était au début que le Prophète était hésitant, mais à la fin il a su que Ibn Sayyâd est bien le Dajjâl.
Si on retient l'autre avis, celui de an-Nawawî, on est obligé d'admettre que le silence du Prophète face à l'affirmation et au serment de Omar n'implique pas qu'il a alors approuvé que Ibn Sayyâd est bien le Dajjâl : son silence montre seulement qu'il savait que les deux opinions "tenaient la route" sur le sujet (nous avons expliqué cela dans l'article au sujet des interprétations différentes dont l'une est erronée).
Ici, la question qui se pose est : Comment Omar ibn ul-Khattâb et Jâbir ibn Abdillâh ont-ils pu faire ce serment ? n'ont-ils pas exprimé, ce faisant, leur conviction (yaqîn), alors qu'il n'y avait pas de preuve, seulement des indices forts ?
Non, un serment n'exprime pas toujours la certitude (yaqîn), cela exprime aussi, parfois, seulement la forte probabilité (zann ghâlib). Ibn Hajar l'a écrit en commentaire de ce serment de Omar à propos de Ibn Sayyâd : "وفي الحديث: جواز الحلف بما يغلب على الظن" (FB 13/402). Omar ibn ul-Khattâb avait donc seulement donné préférence au fait que Ibn Sayyâd était Dajjâl ; vu qu'il savait que le Prophète (sur lui soit la paix) lui-même n'avait pas tranché, il savait bien que cela n'était pas certain : il pensait donc probablement : "للاجتهاد في المسألة مساغ؛ بل للاختلاف في المسألة مساغ؛ أمّا رسول الله صلى الله عليه و سلم فلم يقطع بشيء لا بنفي ولا بإثبات؛ فرأيي صواب يحتمل الخطأ؛ وأمّا الرأي الآخر فهو خطأ يحتمل الصواب". Simplement, parce qu'il pensait que cela est fortement probable (zann ghâlib), il en faisait le serment.
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VI) Ce qui précède concerne la responsabilité de la personne qui pense en mal (الظانّ). Mais qu'en est-il de la personne au sujet de qui on pense en mal (المظنون به) : peut-elle être de son côté responsable de la mauvaise pensée que quelqu'un a eue à son sujet, parce qu'elle s'était mise dans une situation ambigüe / n'avait pas clarifié / pas expliqué la teneur de ce qu'elle faisait ?
Lire pour ce point l'article que nous lui avons consacré.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).