1) Le musulman qui n'aura pas manqué à rechercher la vérité mais aura, par ignorance de celle-ci, entretenu des croyances fausses ou fait des actions interdites, bénéficiera du pardon de Dieu dans l'au-delà (في الآخرة) pour ces croyances et actions fausses.
A ce sujet, lire le précédent article.
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2) Mais qu'en est-il des règles dînî dont l'applicabilité est prévue en ce monde (في الدنيا) pour ces croyances et actions fausses ?
Car leur applicabilité pour telle action est chose distincte du caractère "excusable auprès de Dieu" de cette même action.
En effet, il se peut que, auprès de Dieu, la personne (n'ayant pas eu les compétences voulues pour comprendre la vérité relative à un point précis du Dîn), soit pardonnée, mais que, en ce monde, les règles liées au cas dans lequel cette personne se trouve lui soient quand même applicables.
Le cas le plus évident en la matière est sans doute celui des insurgés (al-bughât 'ala-l-amîr) : pour mériter cette appellation et les règles qui vont avec, il faut justement que leur insurrection ait été faite sur la base d'une ta'wîl yu'tabaru bihî. Or l'autorité doit d'abord tenter de les raisonner et de dissiper les malentendus qu'ils ont (izâlat ush-shub'ha). Mais ensuite, même s'ils ne sont sincèrement pas convaincus, elle doit les combattre pour faire cesser leurs attaques (du moment que cela n'a pas été fait pour cause d'apostasie réelle) (cliquez ici pour découvrir tous les détails). On voit ici que même si ces musulmans font ce qu'ils font sur la base d'une ta'wîl yu'tabaru bihî et même si, ensuite, ils ne sont sincèrement pas convaincus par les arguments avancés par l'autorité (ce qui fait que dans l'au-delà ils seront excusés), l'autorité doit les combattre.
Ibn Taymiyya a énoncé ce principe général : "فالعقوبات المشروعة والمقدورة قد تتناول في الدنيا من لا يستحقها في الآخرة" : "Les sanctions légales et possibles touchent parfois dans ce monde qui ne les mérite pas dans l'au-delà" (MF 10/376).
Il a détaillé ce principe ainsi :
"وكذلك يعاقب من دعا إلى بدعة تضر الناس في دينهم، وإن كان قد يكون معذورًا فيها في نفس الأمر لاجتهاد أو تقليد.
وكذلك يجوز قتال البغاة ـ وهم الخارجون على الإمام أو غير الإمام بتأويل سائغ ـ مع كونهم عدولًا، ومع كوننا ننفذ أحكام قضائهم ونسوغ ما قبضوه من جزية أو خراج أو غير ذلك؛ إذ الصحابة لا خلاف في بقائهم على العدالة، وذلك أن التفسيق انتفى للتأويل السائغ. وأما القتال، فليؤدوا ما تركوه من الواجب وينتهوا عما ارتكبوه من المحرم، وإن كانوا متأولين.
وكذلك نقيم الحد على من شرب النبيذ المختلف فيه، وإن كانوا قومًا صالحين.
فتدبر كيف عوقب أقوام في الدنيا على ترك واجب، أو فعل محرمبين في الدين أو الدنيا، وإن كانوا معذورين فيه، لدفع ضرر فعلهم في الدنيا.
كما يقام الحد على من تاب بعد رفعه إلى الإمام وإن كان قد تاب توبة نصوحًا.
وكما يغزو هذا البيت جيش من الناس، فبينما هم ببيداء من الأرض إذ خسف بهم وفيهم المكرَه فيحشرون على نياتهم.
وكما يقاتل جيوش الكفار وفيهم المكره كأهل بدر لما كان فيهم العباس وغيره.
وكما لو تترس الكفار بمسلمين ولم يندفع ضرر الكفار إلا بقتالهم.
فالعقوبات المشروعة والمقدورة قد تتناول في الدنيا من لا يستحقها في الآخرة" (MF 10/375-376).
Ailleurs il écrit pareillement : "وهذا لا يمنع أن أقاتل الباغي المتأول، وأجلد الشارب المتأول، ونحو ذلك. فإن التأويل لا يرفع عقوبة الدنيا مطلقًا" (MF 22/14).
Ici Ibn Taymiyya ne parle pas de la non-applicabilité de la sanction de l'au-delà pour un péché précis, à cause du fait que la sanction légale a déjà été appliquée (chose qui constitue l'avis de certains mujtahidûn sur la question). Il parle de l'applicabilité de la sanction temporelle, en ce monde, malgré la non-applicabilité absolue de la sanction dans l'au-delà. Et il veut dire qu'il est des personnes qui ne méritent pas la sanction de l'au-delà pour un acte précis, et ce parce que Dieu sait que ces personnes croyaient que cet acte est bien, alors même qu'elles méritent la sanction de ce monde pour cet acte d'après la Loi de Dieu applicable en ce monde, et ce parce que cette Loi se fonde sur ce qui est visible pour les hommes.
Cette sanction peut consister à boycotter (hajr) une personne pour l'amener à revenir à ce qui est juste. Ibn Taymiyya écrit ainsi : "الهجر من باب العقوبات الشرعية" (MF 28/208).
Par rapport aux tâ'ïfa mumtani'a présentes en terre d'Islam, cela peut consister à combattre celles-ci (lire un premier et un second articles sur le sujet).
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Ibn Taymiyya a certes écrit tout cela.
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Cependant, l'applicabilité de ce principe est sujette à des nuances importantes, qui ressortent toutes de ce que Ibn Taymiyya lui-même a écrit par ailleurs.
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– 2.1) Une première nuance est que la sanction n'est applicable à ce genre de personnes que si iqâmat ul-hujja a eu lieu, et non pas même si qiyâm ul-hujja n'a pas encore eu lieu.
Car nous parlons ici d'hommes qui n'avaient pas connaissance de quelque chose, ou qui avaient mal compris quelque chose. Il s'agit donc avant tout de leur exposer la vérité. Sans cela, aucune sanction n'est applicable. Alî (que Dieu l'agrée) avait expliqué aux Kharijites qu'ils se trompaient (lire un premier et un second articles sur le sujet).
Alors, certes, iqâmat ul-hujja consiste à exposer la vérité suffisamment, et non pas à réussir à convaincre la personne. Car comment pourrait-on savoir que la personne a été convaincue et que c'est uniquement par mauvaise foi qu'elle a persisté ? Il se peut donc que, malgré que qiyâm ul-hujja a bien eu lieu, il est des personnes qui, n'ayant pas suffisamment de compétences pour comprendre, n'aient sincèrement pas été convaincues, aient persisté dans leur erreur, et restent donc excusées auprès de Dieu. On considère alors que qiyâm ul-hujja a déjà eu lieu, même si ces personnes n'ont sincèrement pas été convaincues et n'ont pas compris.
Cependant et malgré tout, il ne suffit pas toujours d'exposer la vérité en une seule ou en deux fois pour qu'on puisse dire que qiyâm ul-hujja a eu lieu. Il est des questions qui sont tellement ardues qu'elles demandent que la vérité soit exposée à de très nombreuses reprises avant qu'on puisse dire : "Maintenant qiyâm ul-hujja a eu lieu. Celui qui persiste donc dans sa fausseté n'a apparemment plus d'excuse."
Le principe de iqâmat ul-hujja, de sa durée, etc., nous l'avons expliqué dans un autre article, celui qui parle de la takfîr bi-l-'ayn.
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– 2.2) Une seconde nuance est que, selon Ibn Taymiyya, si c'est par ignorance (jahl) ou ta'wîl que la personne avait commis ce qui est interdit ou négligé ce qui est obligatoire, alors (même une fois que qiyâm ul-hujja a eu lieu) la sanction est inapplicable pour les cas passés où la sanction a, dans la Shar', comme objectif de réparer le mal commis. La question de son applicabilité, dans ces situations de jahlu asl il-hukm ou de ta'wîl, ne se pose que dans les cas où la Shar' a assigné à cette sanction l'objectif de faire cesser l'infraction (après qu'il y ait eu qiyâm ul-hujja, comme exposé au point précédent).
Voici l'écrit de Ibn Taymiyya prouvant cela :
"وهذا الذي ذكرته فيما تركه المسلم من واجب، أو فعله من محرم بتأويل اجتهاد أو تقليد، واضح عندي؛ وحاله فيه أحسن من حال الكافر المتأول .
وهذا لا يمنع أن أقاتل الباغي المتأول، وأجلد الشارب المتأول، ونحو ذلك. فإن التأويل لا يرفع عقوبة الدنيا مطلقا؛ إذ الغرض بالعقوبة دفع فساد الاعتداء، كما لا يرفع عقوبة الكافر .
وإنما الكلام في قضاء ما تركه من واجب ، وفي العقود والقبوض التي فعلها بتأويل، وفي ضمان النفوس والأموال التي استحلها بتأويل، كما استحل أسامة قتل الذي قتله بعدما قال : لا إله إلا الله. وكذلك لا يعاقب على ما مضى إذا لم يكن فيه زجر عن المستقبل.
وأما العقوبة للدفع عن المستقبل: كقتال الباغي، وجلد الشارب، فهذه مقصودها أداء الواجب في المستقبل ودفع المحرم في المستقبل. وهذا لا كلام فيه، فإنه يشرع في مثل هذا عقوبة المتأول في بعض المواضع.
وإنما الغرض بما يتعلق بالماضي من قضاء واجبه، وترك الحقوق التي حصلت فيه، والعقوبة على ما فعله، فهذه الأمور المتعلقة به من الحدود والحقوق والعبادات هي التي يجب أن يكون المسلم المتأول أحسن حالا فيها من الكافر المتأول، وأولى" (MF 22/14-15).
On note ici le cas de Ussâma ibn Zayd (que Dieu l'agrée) : alors qu'une bataille faisait rage, et alors que lui et un Ansârî avaient réduit à leur merci un combattant ennemi qui avait fait des morts parmi les rangs musulmans, ce combattant prononça le témoignage d'entrée en islam. Le Ansârî retint alors sa main, mais lui, Ussâma, tua l'homme. Questionné sur le sujet par le Prophète (sur lui soit la paix), Ussâma argumenta que l'homme n'avait prononcé cette formule que pour se protéger [sachant que l'entrée en islam entraîne le pardon des péchés, et l'absence de toute poursuite pour les ravages faits auparavant chez les musulmans sur les champs de bataille]. Mais le Prophète lui fit des reproches. Cependant, il ne lui fit pas appliquer de talion (qissâs). "عن صفوان بن محرز أنه حُدِّث أن جندب بن عبد الله البجلي بَعَث إلى عسعس بن سلامة زمن فتنة ابن الزبير فقال: "اجمع لي نفرا من إخوانك حتى أحدثهم". فبَعث رسولا إليهم، فلما اجتمعوا جاء جندب وعليه برنس أصفر فقال: "تحدثوا بما كنتم تحدثون به"، حتى دار الحديث، فلما دار الحديث إليه حسر البرنس عن رأسه، فقال: "إني أتيتكم ولا أريد أن أخبركم عن نبيكم. إن رسول الله صلى الله عليه وسلم بعث بعثا من المسلمين إلى قوم من المشركين. وإنهم التقوا، فكان رجل من المشركين إذا شاء أن يقصد إلى رجل من المسلمين قصد له فقتله، وإن رجلا من المسلمين قصد غفلته - قال: وكنا نحدث أنه أسامة بن زيد -، فلما رفع عليه السيف قال: "لا إله إلا الله"، فقتله. فجاء البشير إلى النبي صلى الله عليه وسلم، فسأله فأخبره، حتى أخبره خبر الرجل كيف صنع. فدعاه فسأله فقال: "لم قتلته؟" قال: "يا رسول الله، أوجع في المسلمين، وقتل فلانا وفلانا" وسمى له نفرا، "وإني حملت عليه، فلما رأى السيف قال: لا إله إلا الله". قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "أقتلته؟" قال: "نعم." قال: "فكيف تصنع بلا إله إلا الله إذا جاءت يوم القيامة؟" قال: "يا رسول الله، استغفر لي." قال: "وكيف تصنع بلا إله إلا الله إذا جاءت يوم القيامة؟" قال: فجعل لا يزيده على أن يقول: "كيف تصنع بلا إله إلا الله إذا جاءت يوم القيامة" (Muslim, 97). "عن أسامة بن زيد رضي الله عنهما، قال: بعثنا رسول الله صلى الله عليه وسلم إلى الحرقة، فصبحنا القوم فهزمناهم. ولحقت أنا ورجل من الأنصار رجلا منهم؛ فلما غشيناه، قال: "لا إله إلا الله". فكف الأنصاري، فطعنته برمحي حتى قتلته. فلما قدمنا، بلغ النبي صلى الله عليه وسلم، فقال: "يا أسامة، أقتلته بعد ما قال لا إله إلا الله؟" قلت: "كان متعوذا". فما زال يكررها، حتى تمنيت أني لم أكن أسلمت قبل ذلك اليوم" (al-Bukhârî, 4021, Muslim, 96). "عن أبي ظبيان، عن أسامة بن زيد - وهذا حديث ابن أبي شيبة - قال: بعثنا رسول الله صلى الله عليه وسلم في سرية، فصبحنا الحرقات من جهينة، فأدركت رجلا فقال: "لا إله إلا الله"، فطعنته. فوقع في نفسي من ذلك، فذكرته للنبي صلى الله عليه وسلم، فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "أقال لا إله إلا الله وقتلته؟" قال: قلت: "يا رسول الله، إنما قالها خوفا من السلاح". قال: "أفلا شققت عن قلبه حتى تعلم أقالها أم لا؟" فما زال يكررها علي حتى تمنيت أني أسلمت يومئذ. قال: فقال سعد: "وأنا والله لا أقتل مسلما حتى يقتله ذو البطين" يعني أسامة. قال: قال رجل: ألم يقل الله: {وقاتلوهم حتى لا تكون فتنة ويكون الدين كله لله}؟ فقال سعد: قد قاتلنا حتى لا تكون فتنة، وأنت وأصحابك تريدون أن تقاتلوا حتى تكون فتنة" (Muslim, 96).
--- Pourquoi ne lui fit-il pas appliquer de qissâs ? Parce qu'il a agi sur la base d'une khata qat'i ijtihâdî : cela constitua un qatl bi ghayr il-haqq, wa lâkin bi-sh-sub'ha ; or ni le qissâs ni les hudûd ne sont applicables lorsqu'il y a une shubh'a qâbila li-l-i'tibâr.
--- Pourquoi le Prophète n'ordonna-t-il pas à Ussâma de verser le dédommagement prévu (diya) à la famille de l'homme ainsi tué ? Parce que cet homme était un musulman habitant la Dâr ul-harb ; or ce cas de figure est concerné par cette phrase coranique : "فَإِنْ كَانَ مِنْ قَوْمٍ عَدُوٍّ لَكُمْ وَهُوَ مُؤْمِنٌ فَتَحْرِيرُ رَقَبَةٍ مُؤْمِنَةٍ" (Coran 4/92) : en pareil cas, d'après l'école hanafite, il n'y a jamais de dédommagement pécuniaire à verser (Al-Hidâya, 1/568) ; et, d'après l'école shafi'ite, c'est si celui qui l'a tué ne savait pas qu'il était musulman qu'il n'y a pas de dédommagement pécuniaire à verser (Ahkâm ul-Qur'ân, al-Jassâs, 3/218 ; Al-Hidâya, 1/568).
--- Lui ordonna-t-il de donner une kaffâra ? D'après certains ulémas : Oui : "وروي عن أسامة أنه قال: "إن رسول الله صلى الله عليه وسلم استغفر لي بعد ثلاث مرات، وقال: "أعتق رقبة"، ولم يحكم بقصاص ولا دية." فقال علماؤنا: أما سقوط القصاص فواضح، إذ لم يكن القتل عدوانا. وأما سقوط الدية فلأوجه ثلاثة" (Tafsîr ul-Qurtubî, tome 5 p. 324).
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La nuance 2.1, mariée à la nuance 2.2, entraînent :
– que, avant iqâmat ul-hujja, aucune sanction n'est applicable à la personne ;
– et que, par contre, après que qiyâm ul-hujja ait eu lieu, alors :
--- si la personne persiste quand même à faire l'action interdite ou à négliger l'action obligatoire, la sanction ('uqûba) ou le remplacement (qadhâ) ou dédommagement (dhamân) lui sera théoriquement applicable qu'il s'agisse de ridda, de bagh'y 'ala-l-amîr, de shurb ul-khamr, de zinâ ou de tark us-salât, puisque maintenant qiyâm ul-hujja a déjà eu lieu ;
--- si par contre la personne a compris suite aux explications et maintenant ne fait plus l'action interdite ou ne néglige plus l'action obligatoire, pourra-t-elle être sanctionnée pour ce qu'elle avait fait dans le passé ? Il y a plusieurs cas de figure :
----- s'il s'agissait de ridda ou de bagh'y 'ala-l-amîr, il n'y a aucune sanction, car par définition la sanction ici n'a été instituée que lorsque la mauvaise action ne cesse pas (As-Sârim, pp. 313-320) ; or elle a cessé ;
----- s'il s'agissait de shurb ul-khamr, alors d'après l'avis de Ibn Taymiyya il y aura sanction, conformément à ce que 'Alî avait conseillé à Omar à propos des gens de Shâm : s'ils revenaient à l'avis juste, ils seraient sanctionnés, et s'ils ne revenaient pas ils seraient considérés kâfir [cf. Al-Mughnî 12/119-120, Fat'h ul-bârî 7/400, 12/85] ;
----- par contre, s'il s'agissait de zinâ, la sanction n'est pas non plus applicable, conformément à ce que 'Uthmân avait conseillé à Omar à propos de la femme ignorant le caractère interdit du zinâ : "وقد زنت على عهد عمر امرأة ؛ فلما أقرت به قال عثمان: إنها لتستهل به استهلال من لا يعلم أنه حرام. فلما تبين للصحابة أنها لا تعرف التحريم لم يحدوها. واستحلال الزنا خطأ قطع" (MF, 19/210, Minhâj us-sunna, 3/236-237 ; un récit voisin est relaté par ash-Shâmî dans Radd ul-muhtâr 6/7).
On voit ici Ibn Taymiyya faire la distinction entre shurb ul-khamr et zinâ. Il a voulu expliquer pourquoi Omar a, pour un acte passé, appliqué la sanction dans le cas de shurb ul-khamr et pas dans celui du zinâ. Ibn Taymiyya explique que dans le l'objectif de la sanction par rapport au shurb ul-khamr est la dissuasion par rapport au futur (MF 22/14-15). Ibn Taymiyya veut apparemment dire que la dimension de dissuasion domine ici celle de sanctionner le péché, car il est par ailleurs d'avis que ces deux dimensions sont présentes dans toute sanction (cf. As-Sârim, p. 432) ;
Il est cependant possible de se demander en quoi ce serait seulement la sanction pour shurb ul-khamr et non pas pour le zinâ aussi qui aurait une dimension dominante de dissuasion.
Je me demande donc s'il n'existerait pas un autre avis, selon lequel aucune sanction temporelle ne serait applicable pour un acte passé personnel (du genre shurb ul-khamr ou zinâ) qui avait été commis sur la base de l'ignorance ou d'une mauvaise compréhension ? Je ne sais pas (لا أدري).
Par ailleurs, il faut noter que la dame sus-évoquée ignorait purement et simplement (jahl) l'interdiction du zinâ, alors que les personnes de Shâm avaient bien connaissance du texte interdisant le shurb ul-khamr, mais en avaient fait ta'wîl. Est-ce cela qui entrerait en jeu ? Je ne sais pas (لا أدري).
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– 2.3) La troisième nuance est que Ibn Taymiyya est d'avis que là où l'application de la sanction temporelle va causer une mafsada plus grande que celle que l'on entendait faire disparaître, la sanction est tout simplement inapplicable, et ce même si qiyâm ul-hujja a eu lieu.
Ibn Taymiyya écrit ainsi à propos du fait d'ordonner le bien et d'empêcher le mal :
"فحيث كانت مفسدة الأمر والنهي أعظم من مصلحته، لم تكن مما أمر الله به، وإن كان قد ترك واجب وفعل محرم؛ إذ المؤمن عليه أن يتقي الله في عباده وليس عليه هداهم؛ وهذا معنى قوله تعالى { يا أيها الذين آمنوا عليكم أنفسكم لا يضركم من ضل إذا اهتديتم} والاهتداء إنما يتم بأداء الواجب فإذا قام المسلم بما يجب عليه من الأمر بالمعروف والنهي عن المنكر كما قام بغيره من الواجبات لم يضره ضلال الضلال. وذلك يكون تارة بالقلب، وتارة باللسان، وتارة باليد. فأما القلب فيجب بكل حال إذ لا ضرر في فعله ومن لم يفعله فليس هو بمؤمن كما قال النبي صلى الله عليه وسلم {وذلك أدنى أو أضعف الإيمان} وقال: {ليس وراء ذلك من الإيمان حبة خردل}. وقيل لابن مسعود: من ميت الأحياء؟ فقال : الذي لا يعرف معروفا ولا ينكر منكرا وهذا هو المفتون الموصوف في حديث حذيفة بن اليمان .
وهنا يغلط فريقان من الناس: فريق يترك ما يجب من الأمر والنهي تأويلا لهذه الآية، كما قال أبو بكر الصديق رضي الله عنه في خطبته: إنكم تقرءون هذه الآية {عليكم أنفسكم لا يضركم من ضل إذا اهتديتم}، وإنكم تضعونها في غير موضعها؛ وإني سمعت النبي صلى الله عليه وسلم يقول: إن الناس إذا رأوا المنكر فلم يغيروه أوشك أن يعمهم الله بعقاب منه.
والفريق الثاني: من يريد أن يأمر وينهى إما بلسانه وإما بيده مطلقا من غير فقه وحلم وصبر ونظر فيما يصلح من ذلك وما لا يصلح وما يقدر عليه وما لا يقدر كما في حديث أبي ثعلبة الخشني: سألت عنها رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: بل ائتمروا بالمعروف وتناهوا عن المنكر حتى إذا رأيت شحا مطاعا وهوى متبعا ودنيا مؤثرة وإعجاب كل ذي رأي برأيه ورأيت أمرا لا يدان لك به فعليك بنفسك ودع عنك أمر العوام، فإن من ورائك أيام الصبر فيهن على مثل قبض على الجمر للعامل فيهن كأجر خمسين رجلا يعملون مثل عمله. فيأتي بالأمر والنهي معتقدا أنه مطيع في ذلك لله ورسوله وهو معتد في حدوده" (MF 28/126-128).
Ibn Taymiyya écrit ainsi à propos de cette "exhortation au bien" et cette "dissuasion du mal", que
"là où le désavantage ("mafsada [shar'iyya]") qu'(entraîne) le fait d'ordonner (le bien) et d'interdire (le mal) est plus grand que son avantage ("maslaha [shar'iyya]"), cela ne relève pas de ce que Dieu a ordonné. (…) Cela se fait parfois par le cœur [seulement], parfois par la langue [aussi], et parfois par la main [également]. Pour ce qui est du cœur, cela est obligatoire en toute circonstance (…).
Deux groupes de gens commettent ici une erreur.
- Un premier groupe délaisse (de façon absolue) l'exhortation et la dissuasion, en faisant une interprétation (erronée) de ce verset [Coran 5/105] (…).
- Et le second groupe est constitué de ceux qui veulent ordonner (le bien) et interdire (le mal) par la langue et la main de façon inconditionnelle ("mutlaqan"), sans compréhension ("fiqh"), longanimité ("hilm"), patience et considération pour ce qui convient à ce sujet et ce qui ne convient pas, et pour ce dont on a (réellement) la capacité et ce dont on n'en a pas la capacité. (…) Ces gens ordonnent (le bien) et interdisent (le mal) en croyant qu'ils obéissent ainsi à Dieu et suivent Son Messager, alors qu'en fait ils outrepassent les limites fixées par Dieu" (MF 28/126-128).
Dans un passage d'un autre de ses ouvrages, Ibn Taymiyya a aussi écrit ce principe de devoir évaluer la maslaha et la mafsada que va entraîner le amr bi-l-ma'rûf et le na'hy 'an il-munkar, et a également décrit ces deux groupes aux positions erronées (Al-Istiqâma, pp. 172-173 / tome 2, pp. 211-215 dans l'édition que je possède) ; on y lit cette précision supplémentaire, ô combien importante : "ومن النهي عن المنكر: اقامة الحدود على من خرج من شريعة الله" : "Et relève du nah'y 'an il-munkar : l'application des peines sur celui qui sort de la voie (tracée) par Dieu" (Al-Istiqâma, p. 172 / tome 2, p. 209).
Ibn Taymiyya écrit à propos du fait de boycotter (hajr) celui qui fait le mal, que son applicabilité relève aussi de l'évaluation entre maslaha et mafsada :
"وهذا الهجر يختلف باختلاف الهاجرين في قوتهم وضعفهم وقلتهم وكثرتهم. فإن المقصود به زجر المهجور وتأديبه ورجوع العامة عن مثل حاله. فإن كانت المصلحة في ذلك راجحة بحيث يفضي هجره إلى ضعف الشر وخفيته، كان مشروعا. وإن كان لا المهجور ولا غيره يرتدع بذلك بل يزيد الشر والهاجر ضعيف بحيث يكون مفسدة ذلك راجحة على مصلحته، لم يشرع الهجر.
بل يكون التأليف لبعض الناس أنفع من الهجر ؛ والهجر لبعض الناس أنفع من التأليف. ولهذا كان النبي صلى الله عليه وسلم يتألف قوما ويهجر آخرين . كما أن الثلاثة الذين خلفوا كانوا خيرا من أكثر المؤلفة قلوبهم لما كان أولئك كانوا سادة مطاعين في عشائرهم فكانت المصلحة الدينية في تأليف قلوبهم وهؤلاء كانوا مؤمنين والمؤمنون سواهم كثير فكان في هجرهم عز الدين وتطهيرهم من ذنوبهم.
وهذا كما أن المشروع في العدو القتال تارة والمهادنة تارة وأخذ الجزية تارة كل ذلك بحسب الأحوال والمصالح.
وجواب الأئمة كأحمد وغيره في هذا الباب مبني على هذا الأصل.
ولهذا كان يفرق بين الأماكن التي كثرت فيها البدع ـ كما كثر القدر في البصرة والتجهّم بخراسان والتشيّع بالكوفة ـ وبين ما ليس كذلك.
ويفرق بين الأئمة المطاعين وغيرهم.
وإذا عرف مقصود الشريعة، سلك في حصوله أوْصَلَ الطرق إليه" (MF 28/206-207).
Les exemples que Ibn Taymiyya a cités (les Qadarites à Bassora, Les Jahmites au Khorassan, les Chiites à Kufa) prouvent que ce principe ne concerne pas seulement les péchés reconnus comme tels par tous (ma'âssî), mais également les innovations (bid'a).
D'ailleurs, de façon plus explicite encore, Ibn Taymiyya écrit : "في مسائل إسحاق بن منصور - وذكره الخلال في كتاب السنة في باب مجانبة من قال القرآن مخلوق ـ عن إسحاق أنه قال لأبي عبد الله: من قال: القرآن مخلوق؟ قال: ألحق به كل بلية. قلت: فيظهر العداوة لهم أم يداريهم؟ قال: أهل خراسان لا يقوون بهم.
وهذا الجواب منه، مع قوله في القدرية "لو تركنا الرواية عن القدرية لتركناها عن أكثر أهل البصرة"، ومع ما كان يعاملهم به في المحنة من الدفع بالتي هي أحسن ومخاطبتهم بالحجج: يفسر ما في كلامه وأفعاله من هجرهم والنهي عن مجالستهم ومكالمتهم حتى هجر في زمن غير ما أعيان من الأكابر وأمر بهجرهم لنوع ما من التجهم" :
"Dans les questions de Is'hâq ibn Mansûr – al-Khallâl l'a cité dans Kitâb us-sunna, chapitre concernant le fait de se tenir à l'écart de qui dit : "Le Coran est créé" –, il est relaté de Is'hâq qu'il a dit à Abû 'Abdillâh [= Ahmad ibn Hanbal] : "Celui qui dit : "Le Coran est créé" ? – Que tout malheur le rejoigne ! – Exprimera-t-on l'inimitié pour eux, ou bien fera-t-on la mudârâh à leur égard ? – (Ahmad ibn Hanbal) répondit : "Les gens de Khorassan n'ont pas la force face à eux."
Cette réponse venant de lui [= Ahmad ibn Hanbal], ainsi que son propos concernant les Qadarites : "Si nous nous mettions à délaisser ce qui est rapporté par les Qadarites, nous serions amenés à délaisser les (hadîths) de la plupart des gens de Bassora", de même que la façon dont il a agi avec eux lors de l'Epreuve – il a repoussé de la façon la meilleure, et leur a parlé avec les arguments –, [tout cela] explique ce qui se trouve [par ailleurs] dans ses propos et ses gestes de les boycotter, d'interdire de s'asseoir en leur compagnie et de leur parler, au point qu'il boycotta à son époque plusieurs personnages parmi les grands, et ordonna de les boycotter à cause d'une certaine adoption du Jahmisme de leur part" (MF 28/210).
Plus loin il explique cela ainsi : "كما ذكره أحمد عن أهل خراسان إذ ذاك : أنهم لم يكونوا يقوون بالجهمية؛ فإذا عجزوا عن إظهار العداوة لهم سقط الأمر بفعل هذه الحسنة وكان مداراتهم فيه دفع الضرر عن المؤمن الضعيف ولعله أن يكون فيه تأليف الفاجر القوي. وكذلك لما كثر القدر في أهل البصرة فلو ترك رواية الحديث عنهم لا ندرس العلم والسنن والآثار المحفوظة فيهم" : "Comme Ahmad l'a dit aux gens du Khorassan à ce moment là, qu'ils n'ont pas la force face aux Jahmites. Ainsi, lorsqu'ils furent impuissants à exprimer l'inimitié pour eux, l'impératif de faire ce bien devint caduque. Et dans le fait de faire leur mudârâh, il y eut le fait de repousser le tort par rapport au croyant qui se trouve en état de faiblesse, et peut-être y eut-il là le fait de gagner le cœur du mauvais qui se trouve en situation de force. De même, lorsque la (croyance du) Qadar devint répandue chez les gens de Bassora, si on avait cessé de relater les hadîths d'eux, alors la science, les traditions et les relations présentes chez eux auraient disparu" (MF 28/212).
Ibn Taymiyya écrit : "وكثير من أجوبة الإمام أحمد وغيره من الأئمة خرج على سؤال سائل قد علم المسئول حاله أو خرج خطابا لمعين قد علم حاله. فيكون بمنزلة قضايا الأعيان الصادرة عن الرسول صلى الله عليه وسلم إنما يثبت حكمها في نظيرها. فإن أقواما جعلوا ذلك عامّا، فاستعملوا من الهجر والإنكار ما لم يؤمروا به فلا يجب ولا يستحب؛ وربما تركوا به واجبات أو مستحبات وفعلوا به محرمات. وآخرون أعرضوا عن ذلك بالكلية" : "De nombreuses réponses de l'imam Ahmad – et d'autres imams que lui – ont été données suite à la question posée par une personne dont [l'imam] questionné connaissait la situation, ou ont été données comme propos tenu à une personne précise dont la situation était connue ; cela est donc comme les affaires précises émises par le Prophète (que Dieu prie sur lui et le salue) : leur règle n'est établie que pour les affaires qui leur sont semblables [et n'ont pas de caractère général et inconditionnel]." Puis Ibn Taymiyya déplore deux excès : "Certaines personnes donnent à cela un caractère général ; ils pratiquent alors, en terme de hajr et de inkâr, ce qui ne leur a pas été ordonné, qui n'est donc ni obligatoire ni recommandé ; parfois ils délaissent par cela des actions obligatoires ou recommandées, et font par cela est choses interdites. D'autres s'en détournent totalement…" (MF 28/213).
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– 2.4) Par ailleurs, pour ramener à la vérité des musulmans ayant des croyances innovées (bid'a) ou des actions innovées, il n'y a pas que la sanction qui existe : il y a aussi gagner leur cœur (ta'lîf ul-qalb).
C'est ce que nous avons vu sous la plume de Ibn Taymiyya dans un des passages susmentionnés. Et c'est que nous avons exposé de façon plus détaillé encore dans un autre article.
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– 2.5) Enfin, établir si pratiquer le hajr vis-à-vis d'une personne est institué ou pas, et le pratiquer ou pas, cela doit être fait avec sincérité pour Dieu, et non pas par intérêt personnel ou clanique.
Ibn Taymiyya écrit ainsi : "وإذا عرف هذا فالهجرة الشرعية هي من الأعمال التي أمر الله بها ورسوله. فالطاعة لا بد أن تكون خالصة لله، وأن تكون موافقة لأمره: فتكون خالصة لله، صوابا. فمن هجر لهوى نفسه، أو هجر هجرا غير مأمور به: كان خارجا عن هذا. وما أكثر ما تفعل النفوس ما تهواه ظانة أنها تفعله طاعة لله
(...)
فينبغي أن يفرق بين الهجر لحق الله وبين الهجر لحق نفسه. فالأول مأمور به و الثاني منهي عنه لأن المؤمنين إخوة" (MF 28/207-208).
On voit, par exemple à notre époque, des gens qui ne saluent plus d'autres musulmans, car d'une part ils jugent que ceux-ci sont dans l'égarement (dhalâl), et d'autre part ils disent "appliquer ainsi le hajr shar'î".
Le problème (sans même parler ici de savoir s'il s'agit réellement d'une bid'a ou s'il y a divergence sâ'ïgh sur le sujet, et sans non plus parler ici de l'efficacité du hajr dans le cas auquel ils font face), le problème c'est que ces gens agissent ainsi uniquement avec ceux des musulmans qui ne font pas partie de leur groupe (soit ethnie, soit clan). Car les musulmans qui font partie de leur groupe peuvent bien, eux, être dâ'iya ilâ nafsi dhâlika-dh-"dhalâl", là ces gens leur parlent normalement, avec grandes salutations et larges sourires.
A se demander si ce ne serait donc pas plutôt autre chose (beaucoup moins avouable) qui s'exprime sous couvert de dîn...
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).