Suite de l'article où nous avons souligné d'autres manquements que nous musulmans avons parfois : lorsque nous pratiquons une action ('amal) donnée, nous nous contentons de mettre en pratique la règle détaillée (tafsîlî) la concernant, sans chercher à mettre aussi en pratique la règle plus générale (kullî) concernant elle aussi cette action, bien qu'étant "d'entrée différente de" la règle détaillée (tafsîlî)...
Nous avions, dans cet article-là, donné un Premier exemple de cet aspect des choses, avec le fait de S'interdire formellement, même en actes seulement, de se raser la barbe, par souci d'obéir à l'impératif évoqué par le Prophète (sur lui soit la paix), mais n'avoir aucun état d'âme à être totalement malhonnête dans ses transactions :
-
Voici maintenant un second exemple : Par rapport aux ingrédients entrant dans la composition d'aliments, considérer leur conformité avec les règles du rituel, mais pas leur conformité avec des règles plus générales, liées à leur dimension sanitaire ou éthique :
Vérifier que les aliments et boissons que l'on consomme ne contiennent pas d'ingrédients qui sont rituellement interdits (éléments issus du porc, traces perceptibles d'alcool, autres additifs également interdits pour raison "dînî", c'est-à-dire rituelles), cela est très nécessaire. Mais on ne devrait pas amener le public musulman à croire que les enseignements de l'islam sur le sujet se limitent à cela. "Halal" ne s'applique pas qu'au seul respect du rituel. Que dire des aliments et des boissons qui répondent aux critères purement rituels mais qui contiennent également des ingrédients dont il est prouvé qu'ils sont très nocifs pour la santé ? Que dire des produits alimentaires qui résultent de pratiques interdites en islam (comme le gavage d'oies) ? Et que dire des produits alimentaires qui participent de cette culture industrielle et marchande qui envahit le monde en phagocytant toutes les cultures locales ?
– Ce qui est connu comme étant dangereux pour la santé humaine :
L'islam enseigne bien évidemment de ne pas absorber des aliments ni des ingrédients alimentaires qui contreviennent aux règles liées au rituel ; ceci est une règle ta'abbudî tafsîlî (liée à la protection de l'objectif du "dîn", comme l'ont écrit certains ulémas, car ces ingrédients nuisent au dîn de la personne qui en consomme). Mais l'islam enseigne aussi de ne pas absorber des ingrédients qui sont connus pour faire du tort à la santé. De tels ingrédients ne sont eux non plus pas halal ; ceci est une seconde règle, indépendante de la première, qui existe aussi en islam (c'est bien pourquoi fumer la cigarette a été interdit en islam).
Dieu dit : "… il [= le Prophète] déclare licite (halal) pour eux les bonnes choses (at-tayyibât), et déclare illicites (haram) pour eux les mauvaises choses (al-khabâ'ïth)" (Coran 7/157).
Ce verset montre :
- que toutes les choses "khabîth" ont été déclarées "haram" ;
- et que ce sont les choses "tayyib" (par rapport à une action humaine donnée) qui ont été rendues "halal".
Or ce qui n'est pas "tayyib" (sous un rapport donné, par exemple : "fî nafsihî") est forcément "khabîth" (sous le même rapport).
On en déduit qu'il n'existe pas une chose qui serait halal (par exemple "fî nafsihî") mais ne serait pas "tayyib" mais serait au contraire "khabîth" (sous le même rapport : "fî nafsihî").
Tout ce qui est khabîth est soit harâm soit mak'rûh tahrîmî, et tout ce qui est harâm ou mak'rûh tahrîmî est khabîth.
Et tout ce qui n'est pas khabîth (sous un rapport donné) est forcément tayyib (sous le même rapport).
Or tout ce qui est tayyib est halal, et tout ce qui est halal est tayyib (c'est pour certaines communautés antérieures qu'il y a eu certaines tayyibât qui ont été décrétées haram, comme Dieu le dit dans le Coran).
Or, ce qui est "khabîth" pour l'alimentation de l'homme est ce qui répond à l'un des trois critères suivants, comme nous l'avons écrit dans un autre article :
"– 1) ce qui nuit à sa santé spirituelle (dîn / khuluq) ;
– 2) ce qui nuit à sa santé mentale ('aql) ;
– 3) ce qui nuit à sa santé physique.
L'ensemble de ces 3 qualificatifs ressortent des écrits de Ibn Taymiyya et de Ibn 'Ashûr : le premier a cité les 2 premiers qualificatifs in Majmu' ul-fatâwâ (17/180 et 20/523), et le second a fait mention des 3 qualificatifs in At-Tahrîr wa-t-tanwîr : "munâfin li-d-dîn" ; "mâ yadhurr ul-'aql aw il-badan" (commentaire de Coran 5/5))" (fin de citation).
Quand Dieu a interdit à l'homme d'absorber quelque chose, c'est donc parce que cette chose fait du tort :
- à sa santé spirituelle,
- et / ou sa santé mentale,
et /ou sa santé physique.
Nous avons aussi écrit dans l'article en question que si la détermination des aliments correspondant au critère n° 1 ne peut se faire que sur la base des textes du Coran et de la Sunna, en revanche, la détermination des aliments correspondant au critère n° 3 se fait par recherche rationnelle, car cette règle est générale, kullî, et est donc applicable par qiyâs ush-shumûl.
On ne peut donc qu'être étonné de lire, sur le site Webadditifs (qui fournit par ailleurs des informations intéressantes), qu'un colorant tel que le E124 (rouge dit "cochenille" mais qui est en fait de synthèse) a été qualifié de : "dangereux [pour la santé]" / "très probablement cancérigène", et, dans le même temps, de : "halal" (cliquez ici et ici)...
Cet additif aurait dû être qualifié au moins de "mak'rûh tahrîmî", ou encore de "mak'rûh tahrîmî kulliyyan" (vu qu'il est certaines choses qui, mubâh lorsque gardant une proportion occasionnelle, juz'iyyan, deviennent mak'rûh lorsque prenant de plus grandes proportions, kulliyyan : lire notre article sur le sujet).
Personnellement, par rapport à un additif qui est connu comme étant dangereux pour la santé, je préfère consommer un additif qui, pour rendre le même effet (ici la même coloration rouge dite "rouge cochenille") :
- ne présente, avec la permission de Dieu, aucun danger connu pour la santé physique,
- même si l'additif rendant cet effet qui est le plus répandu sur le marché n'est autorisé que d'après certains mujtahids (à condition, bien sûr, que li-l-ikhtilâf fi-l-mas'alati massâgh, et que la détermination de l'avis correct ne soit donc possible sur le sujet que de façon zannî, et ce parce que cet avis ne contredit pas frontalement un hadîth authentique et clair qui ne serait pas parvenu à ce mujtahid : cliquez ici).
Le E120, par exemple, étant réalisé à partir d'insectes, en l'occurence les cochenilles, n'est pas connu comme dangereux pour la santé humaine ; et s'il n'est pas halal d'après l'interprétation de l'école hanafite, il est halal d'après celle de l'école malikite (et c'est là une question sur laquelle li-l-ikhtilâf massâgh).
(Dans l'école hanafite, si le musulman retrouve par terre une sauterelle déjà morte, ou si c'est un polythéiste qui l'a tuée, alors le musulman peut la consommer, car le cas de la sauterelle est comme celui du poisson : il n'y a pas à le tuer. Or, que le poisson ait été pêché et soit mort pour cette cause, ou qu'il soit mort par exemple pour cause de température trop élevée dans l'eau, ou trop basse, il est licite (sauf que d'après l'école hanafite, si le poisson est retrouvé mort flottant à la surface de l'eau le ventre en l'air, il n'est pas licite). Simplement, dans l'école hanafite, la sauterelle est le seul insecte qui puisse être consommé : tous les autres insectes sont illicites de consommation.
Tandis que dans l'école malikite, les insectes sont licites à la consommation. Maintenant, si le musulman attrape la sauterelle ou la cochenille vivante, alors, dans cette école malikite, il devra la tuer pour la manger ; doit-il alors réciter la Basmala ou pas, il y a deux avis sur le sujet dans l'école malikite. Et si le musulman trouve cet insecte déjà mort, ou si c'est un polythéiste qui l'a tué, alors le musulman peut-il le consommer ? Il y a sur le sujet, dans l'école malikite, 2 avis : le plus connu l'interdit ; et l'autre le considère licite, car étant comme le poisson.
"قال محمد بن رشد: اختلف في الجراد، فقيل: إنه لا يحتاج فيه إلى ذكاة، ويجوز أكل ما وجد منه ميتا.
وقيل: إنه لا بد فيه من الذكاة، وذكاتها أن يفعل بها ما تموت به معجلا باتفاق، كقطع رؤوسها أو نقرها بالإبر أو الشوك أو طرحها في النار أو الماء الحار وما أشبه ذلك؛ أو أن يفعل ما تموت به وإن لم يكن معجلا على اختلاف، كقطع أرجلها وأجنحتها وإلقائها في الماء البارد وما أشبه ذلك؛ لأن سحنون وغيره لا يرى فيها ذكاة؛ وقد قيل: إنّ أخْذها ذكاة، وتوكل إن ماتت بعد أخذها بغير شيء فعل بها، وهو قول ابن حبيب من أصحاب مالك، وحكي ذلك عن بعض أصحاب النبي عَلَيْهِ السَّلَامُ.
وجه القول الأول ما روي أن رسول الله صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ قال: "أحلت لنا ميتتان ودمان الحوت والجراد والكبد والطحال"؛ واختلف في تعليل جواز أكلها ميتة بغير ذكاة، فقيل: إن العلة في ذلك أنها من صيد البحر على ما روي عن كعب الأحبار أنها نثرة حوت ينثرها في كل عام مرتين، فأجاز للمحرم أخذها وأكلها؛ وقيل: إن العلة في ذلك لا لحم لها ولا دم سائل. فمن علل بالعلة الأولى أوجب الذكاة فيما لا لحم له ولا دما سائلا من الحيوان لتحريم الله عز وجل الميتة، وهو مذهب ابن حبيب. ومن علل بالعلة الثانية لم يوجب الذكاة في شيء من الحيوان الذي لا لحم له ولا دم سائل، لأنه يدخل في حكم الجراد المذكور في الحديث، كما يدخل دواب البحر في حكم الحوت المذكور فيه، وهو قول عبد الوهاب في التلقين.
ووجه القول الثاني: أن الله تعالى لما حرم الميتة لقوله عز وجل: {حُرِّمَتْ عَلَيْكُمُ الْمَيْتَةُ} فعم ولم يخص حيوانا من غيره؛ ووجب أن يخص من ذلك ما قد أجمع أهل العلم على تخصيصه من ذلك [أي فقط]: وهو ما يصيده المحرم من صيد البحر [أي الحوت فقط]" (Al-Bayân wat-Tahsîl, Muhammad ibn Rushd).
-
– Ce qui est obtenu suite à une action, en amont, qui contrevient formellement à une règle de l'islam :
Il existe en islam une autre règle générale (kullî) par rapport au produit final (bien qu'étant détaillée, tafsîlî, par rapport à l'animal) : c'est de ne pas faire souffrir inutilement l'animal lorsqu'on l'élève et lorsqu'on l'abat.
Comment comprendre alors que des musulmans cherchent à manger eux aussi du foie gras, pourvu qu'il soit estampillé "halal" parce que l'animal a été abattu de la façon rituelle voulue, alors que ce foie gras s'obtient en gavant l'animal, donc en le faisant souffrir inutilement, en pratiquant sur lui une injustice ?
Du foie gras dont l'oie a été abattue de la façon voulue sera "halal en soi" (halal fî nafsihî), mais ce produit n'est-il pas "mauvais à être consommé" par le musulman, vu la façon dont il est obtenu (mak'rûh li ghayrihî) ?
-
– Produits d'enseignes qui, en amont ou en aval, ne respectent pas l'éthique :
De même encore, il existe en islam une autre règle, elle aussi générale, kullî, qui est de ne pas apporter de participation à des entreprises qui font des choses interdites : soit qu'elles financent des opérations militaires contre les musulmans ; soit qu'elles constituent des pions du système économique global injuste – est-ce mak'rûh tahrîmî ou mak'rûh tanzîhî, cela est un autre débat. Il n'est certes pas possible quand on vit dans un pays industrialisé de se préserver de tout produit de ce genre, mais un effort de réflexion devrait être mené en ce sens aussi…
Considérons ces produits de consommation – on peut penser notamment à certaines boissons industrielles ou à certaines marques de vêtements du même genre – qui sont tels qu'en soi ils ne contiennent aucun ingrédient illicite mais qui sont les parfaits représentants de ce système de multinationales qui participent au système économique global injuste.
Ces produits sont :
– soit mubâh juzi'yyan (c'est-à-dire si cela est consommé de temps à autre), mais mak'rûh kulliyyan (c'est-à-dire si on les consomme abondamment), vu qu'on participe alors activement au système ;
– soit mubâh fî nafsihî, mais mak'rûh (kulliyyan) li ghayrihî dans la mesure où en les consommant on contribue à renforcer le système injuste ;
– soit mubâh fî nafsihî mais mak'rûh li ghayrihî dans la mesure où leurs marques financent des injustices graves de par le monde.
Bien sûr, en cas de réel besoin (hâja), on pourra y avoir recours, à cause du principe de la possibilité de procéder à l'évaluation (muwâzana) entre les degrés de mafsada et de hâja, mais que dire des cas où on s'est créé soi-même ce besoin ?
-
– Ce qui fait partie de tout un mode de vie (way of life) qui contredit des principes de l'islam :
De même encore, il existe en islam une autre règle, également générale, kullî, qui est de ne pas adopter un mode de vie (way of life) qui, dans sa globalité, contredit des principes de l'islam.
Manger de temps à autre dans un fast-food un repas qui ne contient aucun ingrédient haram, dans une ambiance qui ne contient rien qui contredise les limites islamiques, cela ne pose en soi pas de problème (car cela est mubâh juz'iyyan). Le problème surgit lorsqu'on a fait sien ce mode de vie du fast-food et qu'on le pratique chaque jour ou presque (car certaines choses, bien qu'étant mubâh de façon isolée, juz'iyyan, deviennent mak'rûh lorsque prenant de grandes proportions, kulliyyan : nous l'avons déjà rappelé plus haut).
On ne peut pas avoir comme seule préoccupation le fait de vérifier qu'aucun des ingrédients qui composent de tels produits alimentaires n'est illicite, et nullement se soucier du fait que, à un niveau plus global, son mode de vie contredit d'autres enseignements de l'islam : "Comme j'ai besoin de faire du chiffre d'affaire, je suis continuellement pressé, j'ai donc adopté le mode de vie du fast-food : chaque jour j'avale trois bouchées en passant quatre coups de fil d'affaires ; mais attention, hein, mon fast-food est halal". Le fast-food et ses enseignes particulières, mondiales, constituent tout un concept, lié à un mode de vie particulier. A un niveau global il faudrait également tenir compte de cela.