"L'islam est-il pour la démocratie ou pas ?" Posée de la sorte, cette question suscite des réponses différentes chez les musulmans eux-mêmes. Pour certains, l'islam est pour le principe démocratique. D'autres affirment que islam et démocratie sont deux réalités antinomiques. Que faire ?
Pour découvrir ce qu'il en est réellement, il nous faut analyser le concept de "démocratie" et voir ce que l'islam dit des éléments qui ressortent de cette analyse.
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Ce que désigne le terme "démocratie" :
La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple (de "dêmos" : peuple, et "kratos": pouvoir, autorité).
Et que signifie ce "gouvernement du peuple par le peuple" ?
On retrouve à ce sujet deux types de choses :
- A) "C'est le peuple qui est la source de loi, par le biais de ses représentants élus" : et alors : soit aucune considération provenant d'une Révélation divine ne peut, ne doit, être prise en compte dans l'élaboration de cette loi ; soit des considérations sont à prendre en considération, mais en tant que principes généraux seulement : le peuple reste la source de la loi ;
- B) L'Etat est fondé sur le droit et pas sur l'arbitraire du Chef ; le peuple sera consulté pour les affaires le concernant ; le pluralisme d'opinions est reconnu dans le cadre de la loi ; la liberté de conscience existe ; etc.
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- Pour ce qui est du terme tel que compris en son sens A, les pays musulmans ne peuvent pas l'adopter, puisqu'ils ne veulent pas se couper des normes d'origine divine. La source de la Loi est Dieu. Lire : Les pays musulmans devraient-ils eux aussi adopter la laïcité ?.
- Pour ce qui est des éléments désignés en B, alors il est possible de dire que, sur le principe, ils ne contredisent pas les enseignements de l'islam. Cependant, le modèle en terre d'Islam sera forcément différent, dans son actualisation détaillée, de ce que l'Occident a réalisé.
Par ailleurs, la réalisation des éléments désignés en B sera-t-elle, sans l'élément désigné en A, appelée : "une démocratie" ? Réponse : "... certains (très rares) auteurs occidentaux ont eu une définition ultra-minimaliste de la démocratie. C'est-à-dire juste comme un système dans lequel le peuple a son mot à dire, possède un moyen de se faire entendre, voire d'influer sur la direction politique et même sur son choix. Comme c'est le cas notamment chez Schumpeter : "la démocratie, selon le point de vue adopté par nous, ne signifie pas et ne peut pas signifier que le peuple gouverne effectivement dans aucun des sens évidents que prennent les termes "peuple" et "gouverner". Démocratie signifie seulement que le peuple est à même d'accepter ou d'écarter les hommes appelés à le gouverner"" (De l'idéologie islamique française, Aissam Aît-Yahya, éditions Nawa, 2013, pp. 422-423).
En tous cas, en Islam, le pluralisme d'opinions est possible à l'intérieur des sources (ce qui relève du pluralisme d'interprétations).
Le droit à conserver son ancienne religion, différente de l'islam, est garanti par le Coran : "Pas de contrainte en religion" (Coran 2/256).
C'est l'investiture (mubâya'a) accordée par la majorité de ceux du peuple qui constituent "les gens de référence" (traduction approximative de "ahl ush-shawka wa-l-qud'ra") qui confère à celui qui est choisi et désigné comme dirigeant son autorité effective :
"والكلام هنا في مقامين:
أحدهما: في كون أبي بكر كان هو المستحق للإمامة، وأن مبايعتهم له مما يحبه الله ورسوله؛ فهذا ثابت بالنصوص والإجماع.
والثاني: أنه متى صار إماما؛ فذلك بمبايعة أهل القدرة له. وكذلك عمر لما عهد إليه أبو بكر، إنما صار إماما لما بايعوه وأطاعوه؛ ولو قدر أنهم لم ينفذوا عهد أبي بكر ولم يبايعوه لم يصر إماما، سواء كان ذلك جائزا أو غير جائز.
فالحل والحرمة متعلق بالأفعال.
وأما نفس الولاية والسلطان فهو عبارة عن القدرة الحاصلة، ثم قد تحصل على وجه يحبه الله ورسوله، كسلطان الخلفاء الراشدين، وقد تحصل على وجه فيه معصية، كسلطان الظالمين.
ولو قدر أن عمر وطائفة معه بايعوه، وامتنع سائر الصحابة عن البيعة، لم يصر إماما بذلك، وإنما صار إماما بمبايعة جمهور الصحابة، الذين هم أهل القدرة والشوكة. ولهذا لم يضر تخلف سعد بن عبادة، لأن ذلك [لا] يقدح في مقصود الولاية، فإن المقصود حصول القدرة والسلطان اللذين بهما تحصل مصالح الإمامة، وذلك قد حصل بموافقة الجمهور على ذلك" (Min'hâj us-sunna, 1/203-205).
Cette investiture doit avoir été précédée d'une consultation des gens de référence, comme l'avait dit Omar ibn ul-Khattâb : "celui qui ferait serment d'allégeance à un homme sans consulter les musulmans ne serait pas suivi, ni lui, ni celui à qui il aurait fait serment d'allégeance..." (al-Bukhârî, n° 6443).
Le dirigeant est assujetti au droit au même titre que les autres citoyens.
Pour gouverner, il doit consulter (shûrâ) les personnes compétentes pour gérer la cité.
Toute décision prise à l'encontre des principes du droit n'a pas force de loi, etc.
Par ailleurs, la législation que présentent les sources musulmanes :
- est constituée de textes qui, dans le domaine de ce qui n'est pas purement cultuel (domaine des 'âdât), fournissent non pas des solutions toutes faites mais seulement des principes (éthiques, sociaux, économiques, écologiques, etc.). Ces principes peuvent être applicables rationnellement à toute nouvelle découverte et invention, où la règle originelle est la permission. Pour peu qu'elle reste dans le cadre de ces principes généraux, une assemblée parlementaire compétente peut légiférer pour organiser la vie humaine dans ce domaine du 'afw, par le biais de ce que les juristes nomment "massâlih mursala", comme un écho à la règle "Lâ dharara wa lâ dhirâra" (cf. Du'ât lâ qudhât, p. 105) ;
- est constituée de textes qui sont interprétés non pas par un clergé (notion inexistante en islam) mais par des hommes et des femmes doués des compétences voulues, d'où un pluralisme d'interprétations évident ;
- prévoit explicitement la présence de non-musulmans, auxquels elle confère des droits essentiels et intangibles (lire à ce sujet Les droits des non-musulmans en terre musulmane).
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On entend parfois ici une objection : "Le fait même de limiter ainsi la volonté des hommes, en matière de législation, au cadre de ce qui n'est certes que principes, mais qui oriente et limite quand même leur volonté, n'est-ce pas, en soi, problématique ?"
La réponse est évidente pour qui réfléchit : ce serait oublier qu'en Occident aussi, malgré que c'est le peuple qui est la source de la loi, sa volonté, en matière de législation, est encadrée : par le droit naturel, par les Constitutions nationales, voire parfois par les principes du droit international (dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies) ou régional (dans le cadre de l'Union Européenne, par exemple).
N'a-t-on ainsi pas déjà vu une loi dûment votée à la majorité absolue par "les représentants du peuple" en France être annulée par le Conseil constitutionnel car "anti-constitutionnelle" !
En islam, la partie des textes qui ne saurait faire l'objet de divergences d'interprétations joue le même rôle que joue le texte constitutionnel dans les pays occidentaux. Par contre, de nombreux autres textes font l'objet d'une divergence d'avis ; ici, dans le domaine qui relève des prérogatives de l'autorité exécutive, lorsque l'autorité donne préférence à un des avis existant, celui-ci doit être appliqué par tout le monde dans un temps donné, même si on était personnellement d'un avis différent (cf. Sha'rh ul-'aqîda at-tahâwiyya, 2/142-144 ; Ibn Abi-l-'izz dit que c'est là ce qu'indiquent les textes du Coran et de la Sunna et l'avis des Pieux Prédécesseurs. C'est d'ailleurs ainsi que Omar fit à propos de la terre d'Irak : il ne procéda à aucun partage, ni général, ni particulier pour Bilâl et ceux qui étaient de son avis).
Et ce choix d'un avis précis parmi les divergents avis existant peut prendre place sur la base de la majorité qui s'est dégagée au sein du conseil (Min fiqh id-dawla fi-l-islâm, al-Qaradhâwî, pp. 534-535).
Alors, certes, la Constitution des pays occidentaux peut elle-même être changée par référendum, ce qui n'est pas le cas des normes de l'islam qui font l'objet d'un consensus (ijmâ'). C'est effectivement là une différence, mais seulement au premier abord. Car, au-delà, ce qu'il est permis de poser comme question, c'est si le droit naturel est lui aussi considéré comme modifiable par les Occidentaux démocrates (je ne parle pas des fascistes)...
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Voici un exemple de la difficulté qu'il y a à employer tels quels certains termes issus d'une civilisation donnée pour décrire les réalités d'une autre civilisation :
Louis Massignon, décrivant le modèle de la cité musulmane, disait qu'il s'agit d'une "théocratie laïque et égalitaire" (fin de citation).
Les termes "théocratie" et "laïque" sont antinomiques, et la formule est bien étrange.
En fait Massignon voulait, par le moyen du premier terme, désigner la présence des principes se positionnant "en amont" de la question et ayant comme origine des textes d'essence dite "religieuse", et, par le biais du second terme, désigner l'absence de clergé, l'autonomie de raisonnement, l'Etat de droit, etc.
Le fait d'avoir décrit le modèle de la civilisation musulmane en mettant côte à côté deux termes qui sont aussi antinomiques dans la civilisation occidentale illustre bien l'impossibilité de décrire de façon satisfaisante un concept d'une civilisation donnée – ici l'Islam – par l'emploi d'un terme importé d'une autre civilisation – ici l'Occident. D'où le recours à plusieurs termes de cette seconde civilisation, chacun exprimant un aspect du concept qui est à décrire et qui est présent dans la première civilisation.
Louis Gardet n'a pas manqué de relever l'étrangeté de la formule de Massignon ; il écrit : "Faut-il parler, comme le fit Louis Massignon, d'une "théocratie égalitaire et laïque ?" Egalitaire car tous les croyants son frères, dit le Coran (49/10). Laïque car, s'il y a des docteurs de la Loi, il n'y a pas de clergé en islam. Mais théocratie ? Ce terme est nettement récusé (...) par les réformistes (...) car ils y voient un relent de pouvoir clérical. Ce terme est par là même quelque peu ambigu" (Panorama de la pensée islamique, Sindbad, p. 185).
Gardet lui préfère donc une autre formule : "Disons qu'il s'agit d'une organisation de la cité qui entend prendre ses principes premiers d'une loi reçue comme révélée par Dieu".
Plus loin il précise : "Cela ne veut nullement dire que l'organisation de la cité ne requiert point recherche et initiative humaines". "(Le temporel) s'enracine en des principes reçus comme révélés. La loi (...) [est donc] un jugement de la raison pratique se prononçant sur la conformité ou non-conformité d'une décision nouvelle avec ces principes intangibles" (Idem, p. 187).
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Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).