"On ne peut pas inventer une nouvelle action quand elle est faite avec une dimension purement cultuelle ('ibâdât)".
Ce principe, nous l'avions vu dans un précédent article. Il concerne les actions (a'mâl) : pas d'action nouvelle lorsqu'elle est purement cultuelle.
Tout autre est le principe concernant les éléments (ajzâ') constitutifs des actions, que ces actions soient purement cultuelles ('ibâdât), contractuelles (mu'âmalât) ou temporelles ('âdât)...
Car distincts sont le principe régissant les actions instituées (al-a'mâl al-juz'iyya aw il-kulliyya) et le principe régissant les éléments (ajzâ') composant les actions instituées (nous parlons ici des éléments "à faire" car entrant dans "la composition" de l'action, et non de ce dont les textes des sources ont demandé de "s'en abstenir" lorsqu'on fait telle action).
– 1) En effet, ce que nous avons vu dans l'autre article concerne les actions (a'mâl) :
Les actions (a'mâl) de 'ibâdât sont fixées et données une fois pour toutes, et on ne peut :
– ni inventer (inshâ') une action des 'ibâdât (ni l'inventer in extenso ; ni l'emprunter à une Shar' antérieure, mosaïque par exemple),
– ni "élargir" (par analogie) la légalité d'une telle action, instituée dans la Shar' muhammadienne, à une autre action paraissant équivalente (de sorte que l'on pratique ensuite les deux actions),
– ni remplacer (istibdâl) (par analogie) une telle action par une autre paraissant équivalente (de sorte qu'on ne pratique ensuite que la seconde action).
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– 2) Par contre, pour ce qui est des éléments (ajzâ') entrant dans la constitution d'une action ('amal), nous allons voir ici que les choses sont beaucoup plus nuancées...
Plus nuancées, en effet, comme nous allons le voir à travers les deux questions suivantes, 2.1 et 2.2.
--- 2.1) Peut-on inventer (inshâ') un nouvel élément (juz') constitutif d'une action instituée ?
– Bien évidemment, une nouvelle fois, si l'action relève du domaine des 'ibâdât, on ne peut pas, même en conservant l'action instituée, inventer (inshâ') un nouvel élément (juz') entrant dans la composition de cette action, que ce soit en ayant complètement inventé cet élément ou en l'ayant emprunté à une Shar' antérieure ; car ceci revient à inventer une nouvelle règle ta'abbudî, ce qui est impossible.
– Par contre, si l'action relève du domaine des 'âdât, on peut inventer (inshâ') de nouveaux éléments (ajzâ') ne figurant pas dans les textes, du moment qu'ils sont 'âdî et ne contreviennent à aucune règle ta'abbudî des textes ; cependant, ce nouvel élément ne doit pas être pratiqué par ta'abbud (ainsi, on peut s'abstenir de consommer de la viande de chameau par goût personnel, par maslaha liée à la santé, mais pas par ta'abbud).
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--- 2.2) Mais qu'en est-il d'"élargir par analogie" (ta'diya) la règle relative à un élément (juz') qui est ta'abbudî et qui figure dans les textes ?
En fait cette question englobe deux types d'"élargissements" :
----- 2.2.1) l'objet (muta'allaq) ayant été stipulé dans les textes par rapport à tel élément d'action (juz' ul-'amal), le
remplacer par un autre objet, capable de réaliser le même objectif que le premier : cela constitue ta'diyatu salâhiyyat il-adâ' :
Ainsi, le Prophète (sur lui soit la paix) a enseigné de comptabiliser les formules d'évocation par le moyen de ses doigts ; l'action est ici la prononciation de ces formules tant de fois ; la comptabilisation du nombre de fois est un élément de l'action ; et les doigts constituent le moyen pour accomplir cet élément. La question est maintenant : peut-on remplacer ce moyen par un moyen équivalent : des grains de dattes, un chapelet (sub'ha) ?
----- 2.2.2) conserver l'objet (muta'allaq) ayant été stipulé dans les textes par rapport à tel élément d'action (juz' ul-'amal), mais la règle lui étant relative, en élargir l'applicabilité à un autre objet aussi ; cela constitue ta'diyat ul-mashrû'iyya :
Ainsi, le fait de toucher par ta'abbud une partie de la Kaaba lors de la circumambulation rituelle, cela constitue un élément de l'action de la circumambulation et a été institué dans les textes pour deux coins de la Maison (le coin "de la Pierre noire", au sud-est, et celui dit "du Yémen", au sud-ouest) ; peut-on élargir cette règle (mashrû'iyya) aux deux autres coins de la Kaaba (celui du nord-est et celui du nord-ouest, en face desquels se trouvent le Hatîm), au motif que les deux objets (les deux premiers coins, et les deux autres) paraissent équivalents ?
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Voyons chacun de ces deux types de façon détaillée…
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----- 2.2.1) Peut-on remplacer (istibdâl) un des éléments (ajzâ') ta'abbudî stipulés dans les textes comme entrant dans la constitution d'une action des 'ibâdât ou bien des 'âdât, par un autre élément nous semblant en être l'équivalent parce que permettant d'atteindre le même objectif ? de sorte qu'ensuite l'action puisse être pratiquée par le premier OU le second éléments ?
En termes techniques : Peut-on faire la ta'diyatu salâhiyyat il-adâ' à propos d'un des éléments constituant une action et ayant été spécifié dans les textes ?
Pour savoir s'il est possible de remplacer par un élément équivalent l'élément entrant dans la composition d'une action et qu'il est requis de faire par ta'abbud, il ne s'agit pas de seulement se demander si cet élément est lié au domaine des 'ibâdât ou bien à celui des 'âdât ; il s'agit de se demander (entre autres) si cet élément est ta'abbudî mahdh ou bien ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
Le fait est que :
– ce n'est pas la totalité des éléments constituant les actions des 'ibâdât qui sont ta'abbudî mahdh : il en est qui sont ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ ;
– et ce n'est pas la totalité des éléments ta'abbudî qui concernent les actions des 'âdât qui sont ma'qûl ul-ma'nâ : il en est qui sont ta'abbudî mahdh.
Parmi les éléments qui sont ta'abbudî ma'qûl ul-manâ', ensuite :
– il en est qui sont muta'ayyan bi-l-ijmâ' ;
– et il en est d'autres qui ne le sont pas.
C'est ce que ash-Shâtibî a ainsi formulé : "Nous avons donc su comme relevant de l'objectif du Shârî' [= Dieu] : que la différence soit faite entre les 'ibâdât et les 'âdât ; et qu'Il a fait prédominer (ghallaba) :
- dans le chapitre des 'ibâdât : la dimension de ta'abbud ;
- et dans le chapitre des 'adât : la dimension de prendre en considération l'objectif (al-ma'ânî).
L'inverse dans ces deux chapitres est en petit nombre" (Al-Muwâfaqât, 1/670).
Un peu plus loin il écrit, dans la même veine, que :
- "le fait que les objectifs soient pris en considération" : "quelque chose de cela apparaît" "dans le chapitre des 'ibâdât" ;
- et "le fait qu'il y ait at-ta'abbud(...)" : "quelque chose de cela apparaît" "dans le chapitre des 'âdât" (Ibid.).
(Cliquez ici et ici pour en savoir plus.)
On voit donc que, même à l'intérieur des 'âdât il est des éléments qui ne peuvent pas faire l'objet d'une exportation car étant ta'abbudî mahdh. Et que, même à l'intérieur du domaine des 'ibâdât il est des éléments qui peuvent faire l'objet d'une "exportation", pourvu qu'ils ne soient pas ta'abbuddî mah'dh mais ma'qûl ul-ma'nâ, et qu'ils ne soient pas muta'ayyan bi-l-ijmâ' (plus quelques autres conditions, que nous verrons plus en détail infra).
– C'est ce qui explique que Ibn Taymiyya a écrit qu'utiliser un chapelet ("mâ yuj'alu fî nizâm min al-kharaz wa nah'wih") [ce qu'on nomme aujourd'hui "sub'ha"] pour comptabiliser le nombre de formules d'évocation récitées, cela est autorisé : cliquez ici. La raison de cette fatwa est que, même si le Prophète n'a pas utilisé de chapelet et a conseillé de comptabiliser les formules d'évocation sur les doigts de sa main, il s'agit là non pas d'une action nouvelle (il ne s'agit pas d'une nouvelle forme de dhikr), mais seulement d'un moyen différent permettant lui aussi de comptabiliser les formules que l'on récite. Nous sommes bien dans le domaine des 'ibâdât, mais ce n'est pas l'action dont on a dit qu'elle pourrait être remplacée par quelque chose d'équivalent : c'est le moyen permettant de réaliser un élément relatif à cette action (la comptabilisation) : ce moyen peut être celui stipulé par le Prophète (les doigts) comme il peut être un objet permettant de remplir le même objectif : des noyaux, ou un chapelet. Et si cette analogie (ta'diyatu salâhiyyat il-adâ') a été possible, c'est parce que cet élément n'est pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
– C'est ce qui explique aussi que, bien que les ablutions (al-wudhû) sont une action des 'ibâdât, pour ce qui est de l'élément "nettoyer sa bouche" relatif à cette action, on peut avoir recours à un autre moyen que la branchette de siwâk, du moment que cet autre moyen remplit le même objectif que cette branchette : cet élément, quoique relatif à une action des 'ibâdât, n'est pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
– C'est ce qui explique encore que, alors que l'école hanbalite est d'avis que l'impératif du hadîth demandant de laver 7 fois le récipient dans lequel le chien a mis sa gueule est dû au fait que la salive du chien est rituellement impure (najis) (contrairement à ce que pense l'école malikite, qui considère ce lavage comme étant purement ta'abbudî et n'impliquant pas l'impureté de la salive canine : Al-Mughnî 1/59), certains ulémas hanbalites ont explicitement dit qu'à la place de la terre qu'il est demandé d'utiliser une des 7 fois, il est possible d'utiliser tout autre produit qui a le même effet : savon, ushnân, etc. : car cela est semblable à la terre, et l'analogie est possible (ulhiqa bihî mâ yumâthiluhû) (Al-Mughnî 1/65).
– De même, l'appel à la prière (al-adhân) est une action des 'ibâdât, mais pour ce qui est de l'élément "porter davantage la voix" relatif à cette action (élément qui figure dans un hadîth), on peut avoir recours à des moyens tels que le haut-parleur : cet élément, quoique relatif à une action des 'ibâdât, n'est pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
– Il faut savoir ici que Ibn ul-Qayyim est d'avis que la "bayyina", la preuve, ou plus exactement : le faisceau d'indices (ce qui est requis dans le cas d'un litige, ou d'un acte criminel, pour montrer la vérité), cela ne se limite pas au témoignage du nombre de personnes requis : il peut s'agir de bien d'autres choses (At-Turuq ul-hukmiyya, pp. 16-17, p. 122, pp. 22-23 ; pp. 125-127 ; pp. 137 et suivantes). A la question qui se pose donc de savoir si ce qui constitue une bayyina mais dont le Coran et la Sunna n'ont pas fait mention peut ou non être pris en compte par le juge musulman, Ibn ul-Qayyim apporte la réponse suivante : "Dieu – pureté à Lui – a envoyé Ses Messagers et fait descendre Ses Livres pour que les gens établissent l'équité ; et il s'agit de la justice grâce à laquelle la Terre et les cieux sont debout. Dès lors, lorsque les indices de la justice apparaissent et que le visage de celle-ci est découvert de n'importe quelle façon, là se trouve la Shar' de Dieu et Son Dîn. Dieu – pureté à Lui – est plus Savant, plus Sage et plus Juste que de restreindre à quelque chose les moyens de ce qui est juste ainsi que ses indices et ses signes, et de faire la négation de ce qui est plus évident, plus fort en indication et plus clair en signe, de ne pas le faire relever de ces [signes de ce qui est juste], et de ne pas juger selon ce que cela implique quand cela est présent. Dieu a, au contraire, montré par les moyens qu'Il a institués que l'objectif en est l'établissement de la justice parmi Ses serviteurs et le fait que les hommes établissent l'équité. Aussi, tout moyen (tarîq) par lequel on peut faire apparaître la justice et l'équité, cela relève du Dîn et ne le contredit pas. On ne doit donc pas dire "La Siyâssa qui est juste contredit ce que la Shar' a dit explicitement" ; elle est au contraire conforme à cette dernière ; elle est même une partie d'elle. Nous l'appelons "siyâssa" par suite de leur usage, mais il s'agit en fait de la justice de Dieu et de Son Messager" : "فإن الله سبحانه أرسل رسله وأنزل كتبه ليقوم الناس بالقسط؛ وهو العدل الذي قامت به الأرض والسموات. فإذا ظهرت أمارات العدل وأسفر وجهه بأي طريق كان، فثم شرع الله ودينه. والله سبحانه أعلم وأحكم وأعدل أن يخص طرق العدل وأماراته وأعلامه بشيء، ثم ينفي ما هو أظهر منها وأقوى دلالة وأبين أمارة فلا يجعله منها ولا يحكم عند وجودها وقيامها بموجبها. بل قد بين سبحانه بما شرعه من الطرق أن مقصوده إقامة العدل بين عباده وقيام الناس بالقسط. فأي طريق استخرج بها العدل والقسط، فهي من الدين وليست مخالفة له. فلا يقال: إن السياسة العادلة مخالفة لما نطق به الشرع، بل هي موافقة لما جاء به، بل هي جزء من أجزائه، ونحن نسميها سياسة تبعا لمصطلحهم، وإنما هي عدل الله ورسوله، ظهر بهذه الأمارات والعلامات" (At-Turuq ul-hukmiyya, pp. 22-23). Cet élément n'est donc pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
Une précision cependant :
Il est impératif que le moyen nouveau soit réellement équivalent au moyen ayant été stipulé dans le texte, et ce par rapport à l'objectif de l'élément ta'abbudî.
Ainsi, on pourra dire que si le Prophète (sur lui soit la paix) a recommandé de rompre le jeûne par le moyen d'une datte, il est possible de satisfaire cette recommandation par un moyen équivalent. Cependant, ce moyen doit être réellement équivalent à la datte par rapport à ce que celle-ci apporte à quelqu'un qui rompt un jeûne d'une dizaine d'heures, et être donc un fruit consistant ; c'est le cas par exemple des raisins secs, ou de la banane, etc. Par contre ce n'est pas le cas d'un gâteau frit dans l'huile : rompre son jeûne avec un tel gâteau n'est nullement interdit, je veux seulement dire ici qu'il ne remplit pas la recommandation, car étant trop différent du moyen ayant été spécifié par rapport à l'objectif recherché.
Il est vrai qu'ensuite il peut exister différentes appréciations de l'objectif qui est réellement recherché au travers du moyen ayant été spécifié dans les textes, et, de là, différentes appréciations quant à savoir si tel autre moyen lui est équivalent ou pas.
De même, certains des exercices physiques ayant été recommandés par le Prophète peuvent être remplacés par des exercices physiques remplissant les mêmes caractéristiques recherchées, par exemple les arts martiaux qui ne sont pas dangereux (et dans lesquels on ne fait par ailleurs aucune action interdite). Ces autres exercices sont du même niveau que ceux ayant été stipulés dans les textes. Par contre, jouer au football ou au basketball est certes autorisé (mubâh) ; certes c'est un sport et à ce titre il est même bien ; cependant il n'est pas l'équivalent des exercices physiques ayant été stipulés dans les textes (voir à ce sujet Mâ dhâ khassira-l-'âlamu bi-n'hitât il-muslimîn, an-Nadwî, p. 247).
En fait, on peut détailler les choses un peu plus que ce que nous avions dit plus haut… On peut dire en effet que remplacer le moyen ayant été mentionné dans les textes par un autre semblant équivalent, cela est impossible si le moyen ayant été stipulé dans les textes (lâ tumkinu ta'diyatu salâhiyyat il-adâ' ilâ wassîlatin jadîda idhâ kânat il-wassîlat ul-mansûs 'alayhâ…) :
– a) le Prophète lui-même a enseigné que la forme que les sources islamiques ont tracée est la forme fixée (al-wassîlat ul-mu'ayyana) pour réaliser l'objectif de la règle ; c'est le cas en ce qui concerne la formule de salutation présente dans les textes islamiques : il a été explicitement dit dans le hadîth que c'est cette formule que le musulman doit employer pour saluer son coreligionnaire ;
– b) il n'a pas été dit dans les textes (Coran et Sunna) que ce moyen est le moyen déterminé, mais :
------- b.1) le moyen stipulé dans les textes constitue quelque chose de purement cultuel (ta'abbudî mahdh) ; l'analogie ne peut donc pas avoir cours ;
------- b.2) le moyen stipulé est tel qu'aucun autre moyen n'existe qui lui soit semblable (lâ yûjadu lahû nazîr) ;
------- b.3) le moyen figurant dans les textes des sources islamiques constitue le moyen distinctif de l'islam (shi'âr ul-muslimîn) ; c'est ce qui explique que la salutation par un seul signe de main n'est pas autorisée pour remplacer la salutation par la formule "As-salâmu 'alaykum" (nous avions déjà évoqué ce point dans un autre article) ;
------- b.4) chacun des autres moyens permettant de réaliser le même objectif est le symbole d'un groupe de kufr akbar (shi'âr li naw'in min al-kufr) ;
------- b.5) le moyen stipulé dans les textes a toujours été présenté par tous les ulémas sunnites (ijmâ' ul-'ulamâ') comme étant le moyen déterminé (al-wassîlat ul-mu'ayyana) pour réaliser l'objectif qu'a cette règle ;
------- b.6) (peut-être existe-t-il d'autres indices ?).
(Nous avons évoqué ces cas de figure dans notre article relatif à la question de la tashabbuh : cf. le point 3.2.2.3.)
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----- 2.2.2) Et peut-on "élargir" la règle (hukm shar'î) relative à un élément d'une action donnée, à un autre objet que celui ayant été stipulé dans les textes, au motif que les deux objets semblent équivalents ? de sorte qu'ensuite cette règle s'applique au premier ET au second objets ?
Ce point a été traité dans l'article suivant...
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).