Suite de l'article du même nom : La règle stipulée à propos d'un élément d'une action donnée, peut-on la transposer (ta'diya) à un autre objet que celui figurant dans les textes ? (1/2), dans lequel nous avions traité du point 2.2.1, qui est comme suit...
----- 2.2.1) Peut-on remplacer (istibdâl) un des éléments (ajzâ') ta'abbudî stipulés dans les textes comme entrant dans la constitution d'une action des 'ibâdât ou bien des 'âdât, par un autre élément nous semblant en être l'équivalent parce que permettant d'atteindre le même objectif ? de sorte qu'ensuite l'action puisse être pratiquée par le premier OU le second éléments ?
En termes techniques : Peut-on faire la ta'diyatu salâhiyyat il-adâ' à propos d'un des éléments constituant une action et ayant été spécifié dans les textes ?
Cela a donc été traité dans l'article précédent.
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La question que nous allons maintenant traiter ici est la suivante...
----- 2.2.2) Peut-on "élargir" (ta'diya) la norme (hukm) à un autre élément que celui avec lequel cette norme est reliée dans les textes, au motif que les deux éléments semblent équivalents ? et ce de sorte qu'ensuite la règle soit applicable au premier ET au second éléments ?
La réponse à cette question est que l'élargissement (ta'diya) est impossible si l'élément est ta'abbudî mahdh, et en soi possible (sous réserve que les autres conditions sont aussi remplies) s'il est ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ (nous l'avions déjà dit dans un article précédent, dans lequel la signification de ces termes a été expliquée).
Ainsi...
– Dans les petites ablutions (wudhû), il est institué de laver son visage, ses bras jusqu'aux coudes inclus, et ses pieds jusqu'aux chevilles incluses, et de passer la main mouillée sur ses cheveux (plus le gargarisme de la bouche, et autres actions ayant été instituées dans la Sunna). On ne peut pas élargir cette règle (ici la légalité, mashrû'iyya, de laver par ta'abbud) à la partie qui va des coudes jusqu'aux épaules ou qui va des chevilles jusqu'à la naissance des genoux (c'est l'avis pertinent sur le sujet), ni à d'autres parties du corps.
– De même, dans le jeûne, il est institué de s'abstenir de manger, de boire et d'avoir des relations intimes. On ne peut pas élargir cette règle (ici encore, la légalité, mashrû'iyya, de s'abstenir momentanément d'une action licite, par ta'abbud) à l'action de parler ou de travailler, au motif qu'il s'agit aussi d'actions humaines qui contentent l'homme, et qu'on "offrirait" donc à Dieu le fait de s'abstenir d'elles aussi.
Par contre...
– Il est interdit qu'on se mette à accomplir la prière rituelle (salât) alors qu'il y a une tombe entre soi et la direction de la Kaaba (sans rien qui s'interposerait entre soi et cette tombe). Cette règle du caractère interdit de cet élément, des ulémas l'ont élargie à une tout autre action, celle de lever les mains pour invoquer Dieu (ad-du'â ma'a raf' il-yadayn).
– Le pèlerinage (al-'umra aw il-hajj) est une action des 'ibâdât, mais pour ce qui est de l'élément "lieu à partir duquel il est nécessaire d'être en état de sacralisation quand on se rend à la Mecque en pèlerinage", il est un avis disant que c'est Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l'agrée) qui a institué Dhâtu 'Irq comme mîqât pour les pèlerins venant d'Irak. Il l'a fait parce que ce lieu se trouve à la même distance, par rapport à la Mecque, que le mîqât le plus proche (cliquez ici). Cet élément, quoique relatif à une action des 'ibâdât, n'est donc pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ.
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Une précision toutefois :
Quand on dit que la légalité, mashrû'iyya, de l'élément ta'abbudî mah'dh ne peut pas être exportée à un autre objet que celui ayant été spécifié, cela signifie qu''il est impossible d'extraire d'un tel élément une règle générale, qu'on appliquera ensuite à la catégorie supérieure (jins) à laquelle l'objet ayant été stipulé appartient et, de là, à tous les objets appartenant à cette catégorie. Cependant, la légalité de cet objet renferme malgré tout une certaine rationalité (ittirâd). Et une certaine dimension de "ma'qûliyyat ul-ma'nâ" n'est pas toujours absente de l'élément ta'abbudî mahdh. Le tout cependant est de parvenir à distinguer, au sein de la règle ta'abbudî mah'dh, la proportion de "pure ta'abbud" – qui empêche l'analogie – et celle de "ma'qûliyyat ul-ma'nâ" – par rapport à laquelle l'analogie reste possible.
C'est cette présence malgré tout d'une certaine rationalité qui explique que des principes continus (muttarid) aient été pensés par les mujtahidûn par rapport à des actions ta'abbudî mahdh.
– Ainsi, faire ses besoins naturels annule les petites ablutions (wudhû), cela est un fait établi, auquel le Coran fait allusion (Coran 5/6) : cela est donc la cause (sabab) pour l'annulation des petites ablutions. Mais peut-on dire qu'il existe un principe plus général, au sein duquel cette règle (hukm) s'insère ?
Oui. Les mujtahidûn ont justement pensé, par tanqîh ul-manât, des principes synthétiques "réguliers" (muttarid) auxquels cette règle correspond. Le résultat de leurs pensées a été divergent. Le principe qui est à l'oeuvre dans la règle suscitée est :
– soit le fait qu'une impureté rituelle est sortie du corps, quel que ce soit l'endroit par lequel elle en est sortie (c'est la synthèse de l'école hanafite). C'est pourquoi le sang qui coule d'une blessure annule lui aussi les ablutions, puisqu'il est rituellement impur et qu'il sort du corps par la blessure. On peut même dire que le principe a été pensé par égard pour le fait que, d'après l'école hanafite, les textes qui disent que le sang coulant d'une blessure annule les ablutions sont authentiques ;
– soit le fait que quelque chose (qu'il s'agisse d'une impureté rituelle ou non) est sorti des deux voies naturelles (c'est la synthèse de l'école shafi'ite). Ceci entraîne que le sang qui coule d'une blessure, bien qu'impur rituellement, n'annule pas les ablutions ;
– soit le fait qu'une impureté rituelle habituelle (mu'tâd) est sorti des deux voies naturelles (c'est là la synthèse de l'école malikite). Ceci entraîne que la métrorragie (istihâdha) n'annule pas les ablutions chez les malikites.
– On peut lire de même des principes synthétiques divergents, pensés par les mujtahidûn, au sujet de ce qui annule le jeûne (il s'agit de la cause, sabab, de l'annulation du jeûne) : lire notre article Qu'est-ce qui annule le jeûne ?
C'est de nouveau la présence malgré tout d'une certaine rationalité qui explique que certaines analogies (de type tanqîh ul-manât) aient parfois cours. Cependant, ces analogies doivent rester de type qiyâs fî ma'na-n-nass, et être donc confinées aux objets qui sont strictement semblables (nazâ'ïr) à l'objet ayant été stipulé et qui appartiennent donc à sa catégorie immédiate (naw'). Elles ne peuvent pas concerner les objets n'appartenant qu'à la catégorie supérieure (jins) à laquelle l'objet ayant été stipulé appartient.
– Ainsi, dans le jeûne, certes on ne peut pas élargir la légalité, mashrû'iyya, de s'abstenir momentanément d'une action licite, par ta'abbud à l'action de parler ou de travailler. En revanche, tout ce qui est strictement semblable au fait de manger, de boire et d'avoir des relations intimes, il est institué, mashrû', de s'en abstenir en guise de jeûne, par ta'abbud. C'est pourquoi le jeûneur ne peut pas fumer de cigarette, par exemple, ou se masturber, car ceci annulerait le jeûne. Pourtant ceci ne figure pas dans les textes mais a été établi par analogie (lire notre article cité plus haut : Qu'est-ce qui annule le jeûne ?). Cependant cette analogie relève du qiyâs fî ma'na-n-nass par rapport à ce qui figure dans les textes, et ce eu égard à la dimension de "ma'qûliyyat ul-ma'nâ" présente au sein d'un élément ta'abbudî mahdh.
– Un autre exemple : Questionné quant au fait qu'il ne touchait que deux des quatre coins de la Kaaba lors de la circumambulation (tawâf), Abdullâh ibn Omar dit : "Quant aux coins, je n'ai vu le Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue, toucher que les deux coins "yéménites" [= se trouvant dans la direction du sud]" (al-Bukhârî 164, 5513, Muslim 1187) (voir aussi ce que son fils Sâlim a relaté de lui : al-Bukhârî 1531, Muslim 1267). Mu'âwiya, lui, lorsqu'il pratiquait la circumambulation autour de la Kaaba, touchait les quatre coins de celle-ci par ta'abbud. Abdullâh ibn Abbâs lui rappela alors que le Prophète n'en avait touché que deux coins (at-Tirmidhî 858, Ahmad 1781, 2100 ; brièvement par Muslim 1269). Or, ayant entendu être relaté du Prophète sur la foi de Aïcha que seuls deux des quatre angles de la Kaaba correspondaient aux positions de l'édifice bâti sur Abraham, les deux autres étant en deçà des angles originels, Abdullâh ibn Omar dit : "Si Aïcha a entendu cela du Messager de Dieu, alors je ne pense pas que celui-ci délaissait (le fait de toucher) les deux coins qui suivent (celui de) la Pierre (noire) [= les deux coins se trouvant dans la direction du nord] (pour un autre motif) que parce que la Maison n'avait pas été complètement (reconstruite) selon les fondations de Abraham" (al-Bukhârî 1506, 3188, 4214, Muslim 1333). On voit ici Abdullâh ibn Omar déduire d'une parole du Prophète l'explication d'un geste du Prophète, alors que le Prophète n'a lui-même pas laissé un propos faisant le lien entre les deux : c'est Abdullâh ibn Omar qui expose ici ce qu'il pense être la rationalité du fait que le Prophète n'ait touché, parmi les quatre coins de la Kaaba, que deux d'entre eux.
Plus encore : Abdullâh ibn uz-Zubayr, ayant acquis la souveraineté sur la Mecque (et, d'ailleurs, sur la majorité du monde musulman, devenu calife pendant une période), entreprit, en l'an 64 ou 65 de l'hégire, suite au fait que l'édifice de la Kaaba avait été abîmé, non pas seulement de restaurer celui-ci mais aussi d'y apporter les modifications qu'il avait entendu Aïcha relater du Prophète. C'est ainsi qu'il réalisa les trois réformes que le Prophète aurait souhaité pouvoir faire ; il disait que la situation avait changé et que rien ne l'empêchait plus, lui, de les mener à bien (al-Bukhârî, 1509, Muslim, 1333/402, avec Fat'h ul-bârî 3/562-564). Une fois que ces réformes furent réalisées, Abdullâh ibn uz-Zubayr poussa jusqu'au bout le raisonnement initié par Abdullâh ibn Omar et susmentionné : lorsqu'il faisait désormais la circumambulation autour de la Kaaba, il touchait les quatre coins de la Kaaba (rapporté par al-Azruqî : Fat'h ul-bârî 3/568), puisque les deux autres coins correspondaient bien, maintenant, eux aussi à ceux des fondations de l'édifice de Abraham.
La règle de légalité (mashrû'iyya, en l'occurence istihbâb) de ne toucher que deux coins de la Kaaba lors de la circumambulation était donc liée au fait ('illa) qu'ils étaient conformes à ceux de l'édifice bâti par Abraham. Abdullâh ibn Omar et Abdullâh ibn uz-Zubayr l'avaient compris quand ils avaient superposé le geste que le Prophète avait fait et la parole qu'il avait dite par ailleurs. Maintenant que les deux autres coins de la Kaaba étaient conformes à ceux de l'édifice bâti par Abraham, toucher ces deux coins aussi redevenait institué. Il s'est agi de la ta'lîl de la dimension ma'qûl ul-ma'nâ existant au sein d'une règle ta'abbudî mahdh, ce qui a entraîné l'élargissement de la règle (soit par ta'diyat par rapport au hukm lui-même, soit par dawrân par rapport au mâni' ul-hukm : lire notre article pour comprendre ces différents termes ta'lîl, dawrân, etc.). Cependant, cette règle (la légalité, mashrû'iyya, d'embrasser ou de toucher par ta'abbud) ne peut pas être élargie à d'autres parties de la Kaaba, ni à d'autres parties de la Mosquée se trouvant autour d'elle, par analogie, car cela ne serait plus un qiyâs fî ma'na-n-nass par rapport à une dimension ma'qûl ul-ma'nâ au sein d'un élément ta'abbudî mahdh ; cela deviendrait un qiyâs ut-tamthîl, chose systématiquement impossible par rapport à un élément ta'abbudî mahdh.
– Un autre exemple encore : Ibn Taymiyya écrit que, conformément au hadîth disant : "Faites les ablutions à cause des chairs de chameau, et ne faites pas les ablutions à cause des chairs de caprins et ovins (al-ghanam)" (Muslim) et à l'interprétation qu'en a faite l'école hanbalite, il est institué de refaire les ablutions après avoir mangé de la chair de chameau : cela est obligatoire. Ceci est donc une cause (sabab) entraînant l'annulation des petites ablutions. Toujours d'après Ibn Taymiyya, il est également institué de refaire les ablutions après avoir mangé quelque chose qui a été cuit, mais cela est seulement recommandé (c'est ainsi que Ibn Taymiyya a concilié le hadîth où on lit que le Prophète a dit de refaire ses ablutions à cause de cela, et le hadîth où on voit le Prophète ne pas le faire malgré cela : cela est seulement recommandé). Ceci est quant à lui une cause (sabab) du caractère recommandé (istihbâb) de renouveller les petites ablutions. Ibn Taymiyya dit que la raison ayant motivé la première règle se comprend à partir d'autres hadîths encore : la chair de chameau contient une sorte d'énergie nocive (qu'il a exprimée par "shaytana"), bien en deçà de celle des bêtes carnassières, mais bien au-delà de celle des caprins, ovins, bovidés et autres. C'est pour contrer cette énergie que, après avoir mangé de cette viande, il est obligatoire de refaire ses ablutions avant de faire la prière (ou chose semblable) (MF 20/522-525).
Que dire maintenant de celui qui, pour cas de force majeure (dharûra shar'iyya), doit manger la chair d'un animal normalement illicite, tel que quadrupède carnassier ou oiseau de proie : ceci est-il aussi une cause (sabab) entraînant l'annulation des petites ablutions, ou pas ? la causalité (sababiyya) sera-t-elle élargie à cette autre action ?
Ibn Taymiyya écrit : "Il y a à propos de (refaire) les ablutions à cause des chairs mauvaises (khabîth), deux avis relatés de Ahmad (ibn Hanbal) ; (l'existence de deux avis sur le sujet) est due à (la question de savoir) si la règle (hukm) est de celles qui sont ma'qûl ul-ma'nâ, de sorte qu'elle sera exportée (yu'addâ) ? ou si elle n'est pas ainsi ?" Puis il expose sa préférence : "Les (chairs) mauvaises (khabîtha), qui deviennent licites pour cause de nécessité absolue (dharûra), telles que les chairs des animaux carnassiers, sont plus accentuées dans la shaytana que les chairs de chameaux. Refaire les ablutions à cause du (fait d'en avoir mangé) sera donc (institué) à plus forte raison (awlâ)" (MF 20/525). Ici c'est la causalité de l'annulation des ablutions par absorption (sababiyyatu naqdh il-wudhû' bi-l-akl) qui a été exportée à un autre objet (al-lahm ul-khabîth), parce que renfermant a fortiori (bi-l-awlâ) la raison ('illa) qui se trouve dans l'objet stipulé dans les textes (lahm ul-ibil) (wa-l-'illatu hiya : wujûd ush-shaytana fîh).
S'il avait été dit par exemple : toucher de la saleté par la main annule les ablutions, exactement comme manger de la chair de chameau les annule, cela aurait été une erreur manifeste, car ce cas ne peut être adjoint (mul'haq) à aucun des cas qui ont été mentionnés dans les textes comme annulant les ablutions ou rendent celles-ci recommandées. De même, s'il avait été dit : manger de la chair de volaille annule les ablutions, exactement comme manger de la chair de chameau les annule, cela aurait aussi été une erreur évidente. Dans ce que Ibn Taymiyya a écrit, il s'est seulement agi d'élargir la règle à un cas strictement similaire à celui qui figure dans un texte (bien que la similitude entre les deux repose sur une raison, 'illa, qui n'a pas été explicitement mentionnée dans le hadîth parlant des ablutions).
– Un autre exemple encore : Ahmad ibn Hanbal– d'après l'avis retenu dans l'école hanbalite (Al-Mughnî 4/186) – et ash-Shâfi'î sont d'avis que le fait de manger volontairement, sciemment et sans raison valable pendant le jeûne du ramadan annule bien sûr le jeûne, mais ne rend pas l'expiation (kaffâra) obligatoire, celle-ci n'étant obligatoire que par le fait d'avoir des relations intimes volontairement et sciemment pendant le jeûne du ramadan. Cependant, une question se pose à ceux qui sont de cet avis : Si quelqu'un mange volontairement, sciemment et sans raison valable pendant le jeûne du ramadan, puis, considérant que son jeûne a déjà été annulé, a des relations intimes avec son épouse : devra-t-il donner l'expiation, ou pas ?
D'après Ahmad la réponse est : Oui. Or cette réponse se fonde sur une analogie : dans l'école hanbalite, si un musulman se trouve en état de sacralisation pour le grand pèlerinage (ihrâm li-l-hajj) puis annule celui-ci, il doit continuer à se préserver de ce qui annule l'état de sacralisation ; s'il ne le fait pas, il devra donner l'expiation (dam). Pareillement, dit Ahmad, si un musulman se trouve en état de jeûne puis annule celui-ci, il doit continuer à se préserver de ce qui annule l'état de jeûne ; s'il ne le fait pas, il devra donner l'expiation (MF 25/260-262).
Ici c'est la causalité de l'expiation (sababiyyatu wujûb il-kaffâra) qui a été exportée d'une situation (l'état de sacralisation pour le grand pèlerinage, ayant déjà été annulé) à une autre situation (l'état de jeûne, ayant déjà été annulé), la cause commune ('illa) étant : l'action de ne pas s'être préservé de ce qui était interdit avant l'annulation de cet état ('adamu dawâm il-imsâk 'an mahzûrât il-hâl).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).