La lecture du présent article sera précédée de celle de l'article : Certaines actions sont de type "'ibâdât", d'autres de type "'âdât" : qu'est-ce que cette distinction signifie, et qu'est-ce qu'elle implique ?, ainsi que de celle de l'article : .
Dans certaines actions (a'mâl) se trouve donc seulement la dimension de 'ibâda ; dans d'autres se trouve seulement la dimension de mu'âmala ; dans d'autres encore se trouvent mêlées une dimension de mu'âmala et une de 'ibâdâ. Ce qui entre en jeu à ce sujet est, au sein de l'ensemble des éléments (ajzâ') constitutifs de l'action ('amal), la proportion d'éléments qui sont ta'abbudî. Ainsi...
-
I) La prière rituelle (salât) est une action de type "'ibâda mahdha" (pure), car elle est constituée uniquement d'éléments ta'abbudî.
La conséquence de cela est :
– qu'elle ne peut être accomplie que par la personne elle-même ;
– qu'aucun humain ne peut de son propre chef (c'est-à-dire sans que cela soit fondé sur un texte des sources) déclarer caduque la prière incombant à quelqu'un d'autre ;
– et qu'elle peut bien évidemment être accomplie dans la mosquée (les prières obligatoires seront accomplies en groupe à la mosquée, et cela revêt un caractère obligatoire ou fortement recommandé).
-
II) L'achat (ou la vente) est une action "'adâ mahdha" (pure) (plus précisément : "mu'âmala mahdha").
La raison en est qu'elle est constituée majoritairement d'éléments 'âdî, et que seulement des règles ta'abbudî concernent l'action. Il est donc interdit de conclure une vente dans une mosquée.
Pour ces deux actions, prière rituelle et achat, les choses sont évidentes.
Mais que dire des actions suivantes...
-
III) L'aumône obligatoire (zakât) : est-ce une action de pure "'ibâda", ou bien une autre dimension y est-elle également présente ?
Cela fait l'objet d'avis divergents, et,selon ces divergences, a des incidences différentes. Nous en avons parlé dans un autre article, où nous nous avons exposé que dire que la zakât n'est pas une pure "'ibâda", cela a comme incidence :
– qu'il est possible de charger une tierce personne de retirer de ses biens la somme due en zakât et de la remettre au percepteur ou directement au bénéficiaire (alors qu'on ne peut pas charger quelqu'un d'autre de faire la prière de sa part, de jeûner de sa part, ou, exception faite de cas d'incapacité irréversible, d'accomplir le pèlerinage de sa part) ;
– que s'il est impossible de modifier les taux d'imposition de la zakât, il reste en revanche possible de faire une analogie par rapport aux biens matériels qui sont sujets à la zakât (alors que pareille analogie quant aux causes, asbâb, est impossible pour les 'ibâdât pures telles que prière rituelle, jeûne ou pèlerinage ;
– que d'après certaines écoles – autres que la hanafite – la zakât est due même sur les biens (qui y sont sujets) que possède un enfant (alors que même d'après ces écoles un enfant n'est pas dans l'obligation d'accomplir les cinq prières quotidiennes, le jeûne du ramadan et le pèlerinage à la Mecque) ;
– que d'après certains ulémas – les hanafites ainsi que des ulémas de certaines autres écoles – on peut s'acquitter de la zakât sous une forme numéraire d'un montant égal au bien qui est dû , même si les textes des sources ont évoqué son acquittement sous une forme différente (alors que le principe appliqué par ces ulémas – exception faite des hanafites – est que pour pratiquer les actions de type "'ibâdât" on s'en tient strictement aux moyens évoqués dans les sources).
Pour plus de détails, se référer aux points III et IV de notre article : L'aumône (sadaqa) est-elle une action de type "'ibâda pure" ?.
-
IV) Et qu'en est-il des actions qui appartiennent à la catégorie "ta'yîd ud-dîn" (il s'agit de l'objectif n° 2 dans l'article traitant de cela) (diffusion des sciences religieuses, amr bi-l-ma'rûf et nah'y 'an il-munkar, avec toutes les actions qui relèvent d'eux) : sont-ce des actions de type "'ibâda" pure, ou non ?
La réponse est : "Dans un certain sens oui, mais ce sens est forcément plus général que le sens évoqué à propos de la prière rituelle, etc.".
Ainsi, al-Qaradhâwî écrit-il que le amr bi-l-ma'rûf [cliquez ici] et le jihâd fî sabîllâh [termes qui n'ont pas un sens spécifiquement militaire, cliquez ici et ici pour en savoir plus] font partie des 'ibâdât (Al-'Ibâda fi-l-islâm, p. 213).
Ibn Nujaym écrit lui aussi que le jihâd et le qadhâ relèvent des 'ibâdât (Al-Ashbâh wa-nanzâ'ïr, p. 20).
De même, Ibn ul-Humâm souligne que le jihâd [voir, au sujet de ce terme, l'article auquel nous venons de renvoyer] est une "'ibâda mahdha, contrairement à la conclusion du mariage" : "ولا يخفى أن له مناسبة خاصة بالعبادات، فلذا أورده بعض الناس عقيبها قبل النكاح لأنه عبادة محضة؛ بخلاف النكاح" (Fat'h ul-qadîr 5/417).
Mais en fait, si les actions de ta'yîd ud-dîn ont été qualifiées de "'ibâda pure", c'est seulement dans le sens où elles n'ont pas été instituées pour premièrement apporter un avantage temporel (dunyawî) – comme c'est le cas pour le mariage – mais pour servir le dîn en tant qu'institution. Malgré tout, ces actions de ta'yîd ud-dîn ne sont pas des 'ibâdât comme le sont la prière, le pèlerinage etc., vu qu'elles n'ont pas été instituées pour servir de moyens au développement du lien du cœur avec Dieu mais pour servir de moyens à la présence du dîn sur terre. C'est bien pourquoi la forme de ces actions peut changer (contrairement aux 'ibâdât pures). C'est aussi pourquoi, d'après les écoles malikite et hanbalite, lorsqu'on est en retraite spirituelle (i'tikâf), les actions auxquelles il est mieux de consacrer la grande partie de son temps sont les actions de 'ibâdât pure, et non d'enseignement des sciences religieuses (Al-Fiqh ul-mâlikî wa adillatuh, 2/116-117 ; Al-Mughnî 4/312-313).
Ibn ul-Humâm lui-même, qui a écrit (nous l'avons vu un peu plus haut) que le jihâd [voir, au sujet de ce terme, l'article auquel nous venons de renvoyer] est une "'ibâda mahdha, contrairement à la conclusion du mariage", a été amené à écrire la nuance suivante : "L'institution du jihad [voir notre rappel plus haut au sujet de ce terme] n'a été faite que pour [servir] la foi et l'établissement de la prière rituelle ; (le jihâd) est donc institué et constitue un bien parce qu'il [permet de réaliser] autre chose que lui ("hassan li ghayrihî") ; contrairement à la prière rituelle : (elle est) un bien pour elle-même, et elle est l'objectif pour lequel le (jihâd) a été institué" : "ولأن افتراض الجهاد ليس إلا للإيمان وإقامة الصلاة فكان مقصودا وحسنا لغيره. بخلاف الصلاة حسنة لعينها وهي المقصود منه" (Fat'h ul-qadîr 5/417).
Ces actions sont en fait des qurubât, c'est-à-dire des actions qui n'ont pas été instituées avec l'objectif essentiel d'apporter un avantage temporel (dunyawî). Et les qurubât forment un ensemble plus général que celui des 'ibâdât pures. Ces actions sont donc des qurubât non-ibâdât.
C'est parce qu'il s'agit d'une qurba (singulier de qurubât) que le qadhâ peut, d'après l'avis pertinent, être rendu dans la mosquée [en dehors du moment des prières obligatoires] (Al-Mughnî 13/510-512).
Et c'est toujours parce qu'il s'agit de qurubât qu'il y a divergence quant au fait de toucher un salaire pour le fait d'enseigner la récitation du Coran ou d'autres sciences religieuses (qui est une action non pas de 'ibâda pure mais de ta'yîd ud-dîn) : cela est :
– interdit d'après l'avis originel de l'école hanafite (pareil objectif constitue donc autre chose que ce pour quoi l'action a été instituée),
– autorisé d'après l'avis de l'école shafi'ite,
– déconseillé, sauf si la personne en a besoin (hâja), d'après l'avis de Ibn Taymiyya ; par ailleurs, toujours selon cet avis, si la personne se trouvant dans le besoin (hâja) a comme objectif essentiel l'acquisition des récompenses de l'au-delà par le biais de cette action d'enseignement, l'obtention du salaire n'étant perçue par elle que comme le moyen lui permettant de subvenir à ses besoins temporels tout en se consacrant à cette action, elle aura une récompense auprès de Dieu pour cette action de ta'yîd ud-dîn qu'elle fait ainsi (cf. MF 24/316). (Lire notre article détaillé sur le sujet.)
Or cette divergence n'existe pas à propos des 'ibâdât pures (MF 22/507).
-
V) Et que dire encore du mariage religieux (nikâh) : est-ce une action de type "mu'âmala" ou de type "'ibâda" ? Comment se fait-il qu'on ne peut effectuer une vente ou un achat dans la mosquée, mais qu'on peut y conclure un mariage ?
D'un côté il est évident que le mariage est une mu'âmala. C'est un : "عقد يفيد ملك استمتاع الرجل بالمرأة وحل استمتاع المرأة بالرجل" (Al-Fiqh ul-islâmi wa adillatuh, p. 6513) ; "والمقصود بالاستمتاع هو البضع أصالة، والبقية تبعًا".
D'un autre côté Ibn ul-Humâm écrit que le mariage est une 'ibâda : "هذا ويستحب مباشرة عقد النكاح في المسجد لأنه عبادة" (Fat'h ul-qadîr 3/181), mais n'est pas une 'ibâda mahdha : "كتاب النكاح
هو أقرب إلى العبادات حتى إن الاشتغال به أفضل من التخلي عنه لمحض العبادة - على ما نبين إن شاء الله تعالى -، فلذا أولاه العبادات" (Ibid. 3/175) ; "ولا يخفى أن له مناسبة خاصة بالعبادات، فلذا أورده بعض الناس عقيبها قبل النكاح لأنه عبادة محضة؛ بخلاف النكاح" (Ibid. 5/417).
En fait le mariage ne relève ni des mu'âmalât pures (comme c'est le cas de la vente), ni des 'ibâdât pures (comme c'est le cas de la prière rituelle) : c'est à la fois une mu'âmala et une 'ibâda. C'est ainsi que Ibn ul-Humâm écrit que la dimension de "mu'âmala" est pure dans la vente, "à la différence du mariage" : "وأما من أولى العبادات البيوع، فنظر إلى بساطته بالنسبة إلى النكاح باعتبار تمحض معنى المعاملة فيه؛ بخلاف النكاح" (Fat'h ul-qadîr 3/175).
C'est cela qui explique d'une part les similitudes que le mariage a avec les transactions en général, et d'autre part les différences qu'il présente par rapport aux autres transactions.
Ainsi, le mariage est comme la vente par rapport à certaines règles :
– dans le mariage, il faut, comme pour la vente et l'achat, le consentement des deux parties ;
– dans la vente, lorsque les deux parties s'étaient mises d'accord sur le fait que la marchandise doit contenir telle qualité (dont l'absence n'est pas déjà en soi un défaut), si cette clause n'a pas été respectée, chez les hanafites il y a alors la possibilité d'annuler le contrat ; cela constitue le "khiyâr ul-wasf" ou "khiyâru fawât il-wasf il-marghûb fîh" (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, p. 3206). Cela est-il possible dans le mariage ? est-il ainsi possible, lors de la conclusion du contrat, de stipuler comme clause (ishtirât) que le conjoint ou la conjointe possède telle qualité ? D'après les hanafites ce genre de clause n'est pas pris en considération ; d'après les trois autres écoles cela l'est (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, pp. 7058-7060 ; voir aussi Al-Mughnî 9/256).
Et puis il y a aussi des règles où le mariage apparaît différent de la vente ; ainsi :
– la vente est valide avec (en sus des autres conditions) le consentement des propriétaire et acheteur potentiel, alors que pour la validité du mariage il faut non seulement le consentement de la femme et de l'homme mais aussi (d'après un des avis) l'accord du père de la femme si celle-ci n'est ni veuve ni divorcée (cliquez ici) ;
– il n'est pas autorisé de procéder à une vente dans la mosquée, alors que cela est autorisé pour le mariage (l'explication de Ibn ul-Qayyim pour ce point est visible in A'lâm ul-muwaqqi'în 3/102) ;
– il existe, dans le commerce, la possibilité de spécifier une clause de possibilité de rétractation (khiyâr ush-shart), alors qu'une telle clause n'est évidemment pas possible dans le mariage (Al-Mughnî 9/270) ;
– dans le commerce, si la marchandise ou certaines parties importantes de la marchandise n'avait pas été vue ni décrite, la vente est interdite (fâssid) et moralement il faut la résilier (cliquez ici et ici) ; et si la marchandise n'avait pas été vue mais seulement décrite avant de conclure le contrat de vente, alors, d'après l'école hanafite l'acheteur dispose systématiquement du droit de résilier l'achat lorsqu'il voit la marchandise, tandis que d'après l'école malikite il ne dispose de ce droit que si la marchandise ne correspond pas à la description qui en avait été faite (cliquez ici). Or, dans le mariage, s'il est certes requis de regarder le visage et les mains, ainsi que (d'après certains ulémas) les parties du corps que le proche parent peut voir (cliquez ici), il n'est tout simplement pas licite de regarder d'autres parties du corps ni de les décrire, et le fait d'avoir conclu le mariage sans avoir vu ni décrit ces parties corporelles ne rend bien évidemment pas possible la résiliation du mariage (Al-Mughnî 5/356-357) ;
– voir encore un autre point de différence in Al-Mughnî 9/217-218.
Ensuite, d'après un avis, c'est la dimension de "mu'âmala" qui est dominante dans le fait de conclure un mariage (cf. Islâhî khutubât, Muftî Taqî, 11/55).
Tandis que d'après un autre avis, c'est la dimension de "'ibâda" qui y domine celle de "mu'âmala".
C'est peut-être ce qui explique la divergence suivante : d'après certains ulémas le mariage est entièrement valide s'il a été conclu dans une langue autre que l'arabe, même si les deux parties connaissent les termes de la formule en langue arabe ; mais d'après d'autres ulémas si les deux parties connaissent les termes de la formule en langue arabe mais ont prononcé ces termes dans une autre langue, le mariage n'est pas valide (Al-Mughnî 9/267). Les ulémas du second groupe adhèrent au second avis quant à la perception du contrat de mariage : c'est selon eux une action où c'est la dimension de 'ibâdâ qui domine celle de mu'âmala.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).