Question :
"Il fut un temps où j'ai obtenu de l'argent en offrant mes services de transporteur à des propriétaires de bars : je transportais essentiellement pour eux de l'alcool. Je m'étais renseigné auprès de quelqu'un que j'estimais compétent, et il m'avait dit que cela est licite du moment que moi-même je ne buvais pas de l'alcool et que ces gens pour qui je transportais cet alcool étaient non-musulmans. Plus tard j'ai appris, avec des arguments à l'appui, qu'en réalité transporter de l'alcool pour des non-musulmans aussi est interdit.
Dois-je me séparer de l'argent ainsi obtenu ?"
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Réponse :
Résumons-nous... Vous avez donc fait cette action parce que vous pensiez qu'elle est autorisée. Et vous pensiez qu'elle est autorisée parce que vous vous avez suivi (taqlîd) à ce sujet l'avis (fatwâ) donné par une personne dont vous estimez – sans doute à juste titre – qu'elle possède les compétences voulues en termes de connaissances dînî. Mais par la suite quelqu'un d'autre vous a dit que l'avis que vous aviez reçu est erroné (khata'), vous en a fourni les preuves claires et explicites, vous rappelant probablement que, hormis le Prophète (sur lui soit la paix), toute personne fait des erreurs dans les avis qu'elle formule (recevant alors une récompense, contre deux si elle était parvenue à l'avis correct), et vous a dit de ne plus appliquer l'avis précédemment reçu.
Vous voulez donc maintenant savoir si l'argent acquis en ayant suivi (taqlîd) cet avis dont vous savez désormais qu'il était erroné (khata'), vous pouvez le garder ou pas.
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I) Le statut, dans l'autre monde (al-hukm ul-ukhrawî), de celui qui a émis (aftâ) un avis erroné, ou a suivi (qallada) quelqu'un dans l'avis erroné que celui-ci a émis :
De ceci, nous parlerons inshâ Allâh dans un autre article.
Ci-après nous nous contenterons d'évoquer ce qui se passe par rapport à cette vie terrestre quand on avait suivi jusqu'ici un avis donné et qu'on découvre qu'il est en fait erroné.
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II) Ce qu'il faut faire par rapport à ce monde (al-hukm ud-dunyawî) quand, à cause d'une certaine compréhension des textes, on avait négligé une action (avant d'apprendre plus tard que cette action est en réalité obligatoire) / on avait accompli une action d'une certaine façon (avant d'apprendre plus tard que la façon correcte de l'accomplir est tout autre) / ou bien on avait fait une action (avant d'apprendre plus tard que cette action est en vérité interdite) :
– 1) Si le premier et le second avis qu'on avait reçus se rapportent à une question telle que distinguer l'avis correct à son sujet n'est possible qu'à un niveau zannî (car "li-l-ikhtilâf fi-l-mas'alati massâgh" : cliquez ici pour distinguer les avis où la vérité est "qat'î" des avis où elle est "zannî") et que c'est après avoir agi selon le premier avis qu'on penche vers le second avis :
Alors on n'a pas à remplacer ce qu'on avait déjà accompli conformément à l'avis précédent.
Ainsi, un musulman était de l'avis hanbalite disant que toucher des arrhes est autorisé, et en a effectivement touché. Plus tard, ayant pris connaissance des arguments de l'autre avis, celui qui interdit de toucher des arrhes – c'est l'avis des écoles hanafite, malikite et shafi'ite –, il a trouvé ces arguments plus pertinents, et penche maintenant vers ce second avis. Il n'a pas alors le devoir de se séparer de l'argent qu'il avait touché auparavant en tant qu'arrhes, puisqu'au moment où il avait reçu ceux-ci, il était de l'avis qu'elles sont autorisées, et distinguer l'avis correct sur le sujet n'est possible qu'à un niveau zannî.
La même chose peut être dite pour certaines questions liées aux ablutions ou à la façon d'accomplir la prière rituelle et à propos desquelles distinguer l'avis correct sur le sujet n'est possible qu'à un niveau zannî : si le musulman était auparavant de l'avis – fondé – que telle action n'annule pas les ablutions, et avait accompli de nombreuses prières rituelles même après avoir fait cette action, puis, des années plus tard, suite à la découverte de l'argumentation des deux avis, penche maintenant vers l'avis disant que cette action annule les ablutions. Il n'aura pas à remplacer les prières rituelles que, dans le passé, il avait accomplies après avoir fait cette action et sans avoir renouvelé les ablutions : ceci concerne ce qu'il adviendra désormais, pas ce qui était advenu dans le passé, où il pratiquait l'autre avis.
Et si son changement d'avis se produit par rapport à quelque chose dont l'effet dure dans le temps, comme le mariage : doit-il remplir telle condition (par exemple la présence du walî) ou bien cela n'est-il pas nécessaire ? Que se passe-t-il si auparavant le musulman était de l'avis que cela n'est pas nécessaire, puis devient de l'avis que cela est nécessaire ?
D'après une opinion son mariage est annulé et il devra le refaire (Al-Mussawwadda, pp. 426-427).
Mais d'après une autre opinion, celle de Ibn ul-Qayyim notamment, son mariage reste valable (A'lâm ul-muwaqqi'în, 4/171-172). Ibn ul-Qayyim cite comme argument à cela le fait que Omar ibn ul-Khattâb a d'abord émis l'avis du tashrîk ; par la suite il a changé d'opinion sur le sujet et a donné un autre avis sur le sujet ; mais il n'a alors pas dit que ceux qui avaient agi selon le premier avis qu'il avait donné devaient rembourser l'argent touché (A'lâm ul-muwaqqi'în, 4/171).
Ce que nous venons de dire concerne le fait d'avoir agi personnellement selon l'avis qu'on a reçu, avant d'avoir changé d'avis.
Différent de cela est le fait d'avoir agi selon le jugement rendu par un cadi (qâdhî) : il n'y a ici pas la divergence d'opinions que nous venons de voir. En effet, si un juge (qâdhî) a célébré lui-même le mariage d'un homme et d'une femme dont le walî n'était pas présent, ou bien s'il a déclaré valide un tel mariage parce que l'affaire a été portée devant lui, alors ce mariage reste valide même d'après ceux qui sont de la première opinion suscitée. Même lorsque la personne change d'avis et se met à pencher vers l'avis selon lequel un tel mariage n'est pas valide, cela concernera un éventuel futur autre mariage qu'elle fera. Par contre, le mariage qu'elle a déjà fait reste quant à lui valide, vu que d'une part il s'agit d'une question sur laquelle li-l-ikhtilâfi massâgh, et d'autre part il a été validé par le jugement rendu par un juge : il n'y a à ce sujet pas de divergence d'opinion (cf. Al-Mussawwadda, p. 426). Un tel jugement, ayant dûment été rendu par un juge à propos d'une question sur laquelle li-l-ikhtilâfi massâgh, même un autre juge ne peut pas le casser (Al-Mughnî 9/140-143 ; 13/531-534).
Pareillement, si un juge déclare invalide un mariage conclu par exemple sans walî, parce que l'affaire a été portée devant lui et qu'il est de l'avis de l'invalidité d'un tel mariage, un autre juge ne peut pas casser son jugement et déclarer ce même mariage valide.
Par contre, si un juge a déclaré valide un mariage selon un avis complètement erroné (catégorie 2, que nous allons voir ci-après), alors un autre juge peut, et doit, casser un tel jugement. La personne elle-même, si elle sait que l'avis est complètement erroné, a le devoir moral de ne pas agir selon un tel jugement.
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– 2) Si le premier avis qu'on avait reçu était complètement erroné – khata' qat'î –, mais c'est seulement après avoir agi selon cet avis complètement erroné qu'on a découvert l'avis qui est correct :
Il y a alors deux cas :
--- 2.1) Si le premier avis obtenu était non seulement complètement erroné, mais aussi fondé sur une lecture complètement farfelue par rapport au libellé des textes (ta'wîl lâ yu'tabaru bihî) :
Cela constitue alors une sorte de falsification du sens, et on sera pleinement responsable pour avoir négligé / mal accompli / commis cette action : il faudra la remplacer ou la refaire, etc.
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--- 2.2) Par contre, si le premier avis qu'on avait (et conformément auquel on avait délaissé l'action, ou au contraire on l'avait accomplie, ou bien on l'avait accomplie d'une certaine façon), si cet avis était certes complètement erroné (khata' qat'î) mais reposait malgré tout sur une lecture pouvant être prise en considération (ta'wîl yu'tabaru bihî) :
L'avis complètement erroné mais reposant malgré tout sur une lecture pouvant être prise en considération est de plusieurs types :
– il y a l'avis complètement erroné (khata' qat'î) mais sur une question qui reste ijtihâdî (nous avons déjà fourni le lien plus haut vers l'article expliquant la différence existant, au sein des questions ijtihâdî, entre les questions où distinguer l'avis correct est possible à un niveau qat'î et celles où la vérité n'est que zannî) ;
– il y a l'avis complètement erroné au point d'être une parole de dhalâl ;
– et il y a l'avis complètement erroné au point d'être un propos de kufr akbar (cliquez ici pour découvrir ces trois catégories d'erreurs).
Un savant ('âlim) digne de ce nom, il arrive qu'il émette un ou des avis qui soi(en)t une (ou des) erreur(s) relevant de la première de ces trois catégories (et ce parce que le texte formulant l'avis juste ne lui était pas parvenu) (seul le Prophète n'était pas laissé de la part de Dieu faire d'erreur dans ses ijtihâds).
Un 'âlim digne de ce nom, exceptionnellement il peut arriver qu'il rende un avis qui soit une erreur de la seconde catégorie : un avis de dhalâl.
C'est pourquoi le connaisseur ('âlim) des textes qui s'aperçoit, à la lumière des textes évidents, du caractère complètement erroné (khata' qatî) d'un avis ayant été donné par un autre érudit, doit mettre en lumière ce caractère erroné ; non pas en dénigrant cet autre érudit, mais seulement en démontrant le caractère erroné de tel avis qu'il a émis, ajoutant si besoin en est que cet autre savant aura inshâ Allâh une récompense (ma'jûr bi ajrin wâhid) pour son effort de réflexion et/ou de recherche (cliquez ici) si la question était ijtihâdî, ou sera au moins inshâ Allâh excusé (ma'dhûr) si l'avis était de dhalâl. Attention : le principe du devoir de mise en lumière du caractère complètement erroné de l'avis d'un autre, cela s'applique aux deux sens et non pas "à sens unique" ("one way traffic", selon la formule de Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî).
Cependant, un 'âlim digne de ce nom ne peut pas rendre un avis erroné de la troisième catégorie (un avis qui soit du kufr akbar). C'est un ignorant s'étant improvisé mujtahid à qui il arrive qu'il émette un avis de la troisième catégorie ; et si les textes étaient parvenus à cet homme mais il en a fait une lecture fausse, c'est si la lecture qu'il en avait faite peut être prise en considération (ta'wîl yu'tabaru bihî / shub'ha mu'tabara) que tant qu'il n'y a pas eu iqâmat ul-hujja on ne déclara pas l'homme ayant émis cet avis ou y adhérant : kâfir bi-l-'ayn (cliquez ici pour en savoir plus).
Alors ce qui est sûr c'est que quand on apprend que l'avis qu'on pratiquait jusqu'à présent est complètement erroné (khata qat'î), il faut cesser d'agir en fonction de cet avis, et se mettre désormais à pratiquer l'avis correct.
Cependant, la question qui se pose ici est : Qu'en est-il de l'action ayant vu le jour jusqu'à présent, ayant été faite en conformité avec l'avis erroné que l'on avait émis ou reçu : doit-on remplacer cette action déjà accomplie ?
Il existe sur le sujet deux opinions...
– D'après une première opinion, il faut remplacer les prières qui avaient été accomplies suite à une mauvaise compréhension de ce genre (là où l'erreur est formelle), refaire le mariage qui avait été fait conformément à un avis de ce genre (formellement erroné), etc.
– Et d'après une seconde opinion (c'est celle à laquelle Ibn Taymiyya a donné préférence), on n'a pas à remplacer les prières accomplies (ou au contraire non-accomplies) selon l'avis que l'on croyait auparavant correct, ni à se séparer de l'argent déjà reçu pour des transactions de ce genre, que l'on considérait auparavant permises, ni à annuler des mariages célébrés avec un élément qu'on considérait auparavant correct et qui s'est révélé être complètement erroné.
Ibn Taymiyya écrit ainsi : "Lorsque l'affaire en est ainsi [pour le non-musulman], alors, le[s] musulman[s] qui [ont] fait ta'wîl, qui considère[nt] autorisé ce qu'il [ont] fait de ventes, de locations et de transactions (conformément à) ce que certains ulémas donnent de fatwa, lorsque des biens ont été reçus (qubidha) [par eux], et qu'il leur est par la suite devenu évident que l'avis correct est le caractère interdit de ces [actions qu'ils avaient faites], ce qu'ils avaient pris par (cette) ta'wîl n'est pas haram pour eux. Tout comme n'est pas interdit pour le non-musulman, après sa conversion à l'islam, ce qu'il avait acquis alors qu'il était non-musulman, suite à la ta'wîl [qu'il faisait alors]. (...) Cependant, lorsqu'ils [= ces musulmans ayant pris ces biens par ta'wîl] entendent le 'ilm [= l'avis correct], ils doivent se repentir de ces transactions à intérêt ; et il n'est pas autorisé pour eux de (continuer à) suivre (taqlîd) à leur sujet toute personne qui donne la fatwa d'autorisation suivant elle-même en cela certains ulémas" (MF 29/444-445).
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Un premier exemple : avoir pratiqué des avis complètement erronés (khata' qat'î) par rapport à des questions ijtihâdî :
Ibn Taymiyya écrit :
"Ainsi en est-il de toute transaction ('aqd) que le musulman croyait licite sur la base d'une ta'wîl – ijtihâd ou taqlîd – ; comme les transactions à intérêt que déclarent permises ceux qui autorisent les hîla ; comme le fait, par celui qui croit cela licite, de vendre le nabîdh qui fait l'objet d'avis divergents ; et comme le fait, de la part de celui qui déclare permises certaines d'elles, de procéder aux ventes comportant un flou interdit.
Ces transactions, une fois que la prise de possession (tâqâbudh) s'y est réalisée avec la croyance / considération (i'tiqâd) de leur licité, elles ne seront pas annulées après cela, ni par un jugement (hukm), ni par le fait de revenir sur cet ijtihad (rujû' 'an dhâlika-l-ijtihâd).
Par contre, si, avant d'avoir pris possession :
– les deux contractants prennent comme arbitre celui qui connaît le caractère illicite de ces (transactions),
– ou s'ils lui demandent fatwa et que l'erreur (de l'avis qu'ils suivaient jusqu'alors) leur devient évident et qu'ils reviennent sur ce premier avis,
alors ce dont il avait pris possession à cause de sa considération première il le gardera, (mais) si le capital et un surplus d'intérêt restaient à la charge (de l'acheteur), le (vendeur) prendra le capital et laissera le surplus ; mais il ne lui sera pas obligatoire de rendre ce dont il avait pris possession avant cela à cause de sa considération première" (MF 29/412-413).
Dans une autre fatwa, il a écrit la même chose, précisant qu'il parle là des "hîla à intérêts au sujet desquels donnent la fatwa (disant qu'ils sont autorisés) ceux qui le font parmi les hanafites" (MF 29/319).
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Un second exemple : avoir agi selon un avis complètement erroné et qui constitue un propos de kufr akbar, mais sur la base d'une ta'wîl yu'tabaru bihî :
Ibn Taymiyya évoque également ces gens qui se réclament de l'ascétisme mais qui ne font pas les cinq prières rituelles quotidiennes parce qu'ils croient que la prière rituelle n'incombe plus à ceux qui ont atteint un haut niveau de piété. Ceci constitue un avis de kufr akbar. Ibn Taymiyya écrit que ces gens-là, on les invitera à se repentir de cette considération complètement fausse qu'ils avaient ("yustatâbûn") (MF 22/46). Classique est ainsi le cas de ces gens qui, par ignorance ou suivisme aveugle, ont cru que le terme "yaqîn", dans le verset "Et adore ton Seigneur jusqu'à ce que te vienne la certitude (al-yaqîn)" (16/99), désigne un haut degré de piété, qui ont donc lu tous les versets communiquant l'obligation de faire la prière rituelle à la lumière de cette fausse interprétation de ce verset, et qui en ont déduit que la prière rituelle n'incombe plus à ceux qui ont atteint un haut niveau de piété. De telles gens, il faut les inviter à se repentir de cette fausse interprétation : les personnes compétentes leur expliqueront les textes : "yaqîn" ne signifie pas ici un haut degré de piété mais "la chose certaine, c'est-à-dire la mort", comme le prouve cet autre verset : Dieu dit que des croyants, "gens de la Droite", s'interrogeant, diront à des gens de la Géhenne : "Qu'est-ce qui vous a conduits à (l'Enfer) Saqar ?" et que les seconds répondront : "Nous n'étions pas de ceux qui prient, nous ne donnions pas à manger au pauvre, nous discutions avec ceux qui discutaient [contre le message de Dieu] et nous traitions de mensonge le Jour du Compte. Jusqu'à ce que la certitude (al-yaqîn) nous est venue" (Coran 74/42-47). Il s'agit bien évidemment de la mort. Le verset "Et adore ton Seigneur jusqu'à ce que te vienne la certitude (al-yaqîn)" (16/99) veut lui aussi dire : "Adore Dieu jusqu'au moment de ta mort".
Si, suite à ces explications, ces gens se repentent puis se mettent à faire les prières rituelles à partir de ce moment, tant mieux ; sinon, si malgré les explications voulues, exposées le temps qu'il faut (cliquez ici), ils persistent dans leur fausse interprétation, l'autorité compétente leur appliquera une sanction temporelle.
Mais, écrit Ibn Taymiyya, s'ils reviennent et "se repentent, alors, d'après celui des deux avis, chez les ulémas, qui est le plus pertinent, ce gens n'auront pas à remplacer les prières rituelles qu'ils avaient délaissées" à cause de leur fausse considération avant cela (MF 22/45-47). La raison en est que s'ils ignoraient réellement l'avis juste, leur avis reposait sur une lecture (complètement fausse, certes), mais sur une certaine lecture des textes quand même : cela ne veut pas dire qu'ils seront forcément excusés pour cette lecture dans l'au-delà ; cela veut dire que dans ce monde, d'après ces ulémas, ils n'auront pas à remplacer les prières qu'ils n'avaient pas accomplies sur la base de ce faux avis qu'ils avaient.
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Un événement sur lequel cette seconde opinion se fonde :
Un verset coranique dit que le jeûne doit débuter au moment où on peut distinguer le fil blanc du fil noir (Coran 2/187). Or, relate Sahl ibn Sa'd, un groupe de musulmans crurent qu'il s'agissait d'un fil blanc et d'un fil noir véritables, à observer jusqu'à ce qu'on puisse distinguer l'un de l'autre à cause de la lueur de l'aube naissante ; c'est seulement à ce moment-là qu'ils cessaient de manger. Suite à cette mauvaise compréhension de la part de ces musulmans, Dieu révéla les mots "min al-fajr" ("c'est-à-dire la lueur de l'aube"), à placer à la fin de la phrase (al-Bukhârî 1818, Muslim 1091). "Le fil blanc" évoqué dans le verset désignait donc "la lueur de l'aube" ; et "le fil noir" est donc forcément "la noirceur de la nuit". Le verset se comprenait correctement ainsi : "jusqu'à ce que le fil blanc de l'aube se distingue du fil noir [de la nuit]".
Quelques années plus tard (FB 4/170), ce fut 'Adî ibn Hâtim qui, alors récemment converti à l'islam, comprit lui aussi le verset de façon erronée : il ne comprit pas que dans les termes "min al-fajr" la particule "min" est explicative (bayâniyya), et crut qu'elle exprime la cause (sababiyya) (FB 4/173) : il crut que cela signifiait : "jusqu'à ce que le fil blanc se distingue du fil noir, à cause de l'aube". Il chercha donc lui aussi à distinguer un fil blanc d'un fil noir, qu'il plaçait sous son oreiller. S'étant ouvert au Prophète (sur lui soit la paix) de ce qu'il faisait, celui-ci lui dit qu'il avait mal compris le verset, et l'informa de la signification correcte de celui-ci (al-Bukhârî 1817, Muslim 1090).
Il s'agissait ici d'une erreur (khata' qat'î). Et ces musulmans avaient accompli des jeûnes obligatoires de façon défectueuse : apparemment il cessaient de manger à un moment ultérieur à la limite correcte. Pourtant, fait remarquer Ibn Taymiyya, quand le Prophète leur a expliqué la signification correcte du verset, il ne leur a pas dit qu'ils devaient remplacer les jeûnes qu'ils avaient ainsi accomplis jusqu'à présent ; la raison en est qu'ils avaient mal compris le verset évoquant le moment où le jeûne doit commencer (MF 22/42). Il s'agissait d'un avis complètement erroné (khata' qat'î), mais fondé sur une ta'wîl yu'tabaru bih.
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Un autre événement qui pourrait, sous certaines réserves, servir également d'argument à cette seconde opinion :
On trouve dans le Coran un exemple relatif aux biens matériels acquis suite à un avis erroné fondé sur une ta'wîl yu'tabaru bihî, quand le Prophète libéra contre rançon les Mecquois capturés à la faveur de la bataille de Badr (an 2 de l'hégire), chose à propos de quoi Dieu exprima un certain reproche ('itâb).
A la faveur de cette bataille de Badr, il y eut parmi les ennemis mecquois 70 hommes tués, et 70 autres capturés (Muslim 1763). Le Prophète (sur lui soit la paix) consulta alors des Compagnons quant à savoir ce qu'il convenait de faire vis-à-vis des captifs. Abû Bakr fut d'avis de les libérer contre rançon ; Omar ibn ul-Khattâb proposa qu'il ne soit pas fait de prisonniers et qu'ils soient donc exécutés. "قال ابن عباس: فلما أسروا الأسارى، قال رسول الله صلى الله عليه وسلم لأبي بكر، وعمر: "ما ترون في هؤلاء الأسارى؟" فقال أبو بكر: "يا نبي الله، هم بنو العم والعشيرة، أرى أن تأخذ منهم فدية فتكون لنا قوة على الكفار، فعسى الله أن يهديهم للإسلام." فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "ما ترى يا ابن الخطاب؟" قلت: "لا والله يا رسول الله، ما أرى الذي رأى أبو بكر، ولكني أرى أن تمكنا فنضرب أعناقهم، فتمكن عليا من عقيل فيضرب عنقه، وتمكني من فلان نسيبا لعمر، فأضرب عنقه، فإن هؤلاء أئمة الكفر وصناديدها." فهوي رسول الله صلى الله عليه وسلم ما قال أبو بكر، ولم يهو ما قلت. فلما كان من الغد جئت، فإذا رسول الله صلى الله عليه وسلم وأبو بكر قاعدين يبكيان، قلت: "يا رسول الله، أخبرني من أي شيء تبكي أنت وصاحبك؟ فإن وجدت بكاء بكيت، وإن لم أجد بكاء تباكيت لبكائكما." فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "أبكي للذي عرض علي أصحابك من أخذهم الفداء، لقد عرض علي عذابهم أدنى من هذه الشجرة" - شجرة قريبة من نبي الله صلى الله عليه وسلم -. وأنزل الله عز وجل: {ما كان لنبي أن يكون له أسرى حتى يثخن في الأرض} إلى قوله {فكلوا مما غنمتم حلالا طيبا} فأحل الله الغنيمة لهم" (Muslim 1763).
– L'argument de Abû Bakr était primo que, la victoire étant déjà acquise contre l'ennemi, ce qui serait plus profitable aux musulmans serait d'obtenir une rançon, dont ils pourraient tirer profit ("qad a'tâka-dh-dhafara wa nassaraka 'alayhim, fa fâdihim fa yakûna 'awnan li as'hâbika" : Ad-Durr ul-manthûr, 3/364) ; secundo qu'un jour Dieu guiderait peut-être ceux qui seraient ainsi libérés ("la'alallâha an yatûba 'alayhim" : Ibid.) ; tertio qu'ils restaient malgré tout de sa parenté ("qawmuka wa ahluka" : Ibid.) (la première et la troisième raisons ont également été rapportées par Muslim, 1763).
– L'argument de Omar ibn ul-Khattâb était que c'était un groupe qui avaient été, eux, sans aucun état d'âme pour le Prophète ("kadhdhabûka wa akhrajûka wa qâtalûka") (Ad-Durr ul-manthûr, 3/365), et qu'ils étaient des maîtres du kufr (= des suppôts du kufr) ("aïmmat ul-kufr wa sanâdîduhâ" : Muslim 1763).
Le Prophète compara la posture de Abû Bakr à celle des prophètes Abraham et Jésus, et celle de Omar ibn ul-Khattâb à celle des prophètes Noé et Moïse (sur eux tous soit la paix) (Ad-Durr ul-manthûr, 3/365).
D'après une autre relation, il compara aussi les deux postures à celle de l'ange Michel et à celle de l'ange Gabriel respectivement (sur eux soit la paix) (Ibid. 3/366).
Puis le Prophète donna préférence à l'avis de Abû Bakr, et le mit en pratique : il opta pour la libération des captifs contre rançon (exception faite des captifs qui n'avaient pas de quoi payer une rançon : eux seraient libérés sans contrepartie : Sîrat Ibn Hishâm 1/233).
Les versets suivants furent alors révélés : "Un prophète n'a pas à faire de prisonniers tant qu'il n'a pas affaibli (l'ennemi) sur terre. Vous vouliez le bien (matériel) d'ici-bas, et Dieu veut [pour vous] [l'action qui confère la réussite dans] l'au-delà. Et Dieu est Puissant, Sage. N'était une décision de la part de Dieu déjà passée, un châtiment énorme vous aurait touché pour ce que vous avez pris" : "مَا كَانَ لِنَبِيٍّ أَن يَكُونَ لَهُ أَسْرَى حَتَّى يُثْخِنَ فِي الأَرْضِ تُرِيدُونَ عَرَضَ الدُّنْيَا وَاللّهُ يُرِيدُ الآخِرَةَ وَاللّهُ عَزِيزٌ حَكِيمٌ لَّوْلاَ كِتَابٌ مِّنَ اللّهِ سَبَقَ لَمَسَّكُمْ فِيمَا أَخَذْتُمْ عَذَابٌ عَظِيمٌ فَكُلُواْ مِمَّا غَنِمْتُمْ حَلاَلاً طَيِّبًا وَاتَّقُواْ اللّهَ إِنَّ اللّهَ غَفُورٌ رَّحِيمٌ" (Coran 8/67-68). Le terme "ithkhân" a plusieurs sens, dont celui d'"affaiblir". Ces versets furent insérés dans la sourate Al-Anfâl (sourate 8 du Coran).
Quant au verset de la sourate Muhammad, Coran 47/4 (فَإِذا لَقِيتُمُ الَّذِينَ كَفَرُوا فَضَرْبَ الرِّقَابِ حَتَّى إِذَا أَثْخَنتُمُوهُمْ فَشُدُّوا الْوَثَاقَ فَإِمَّا مَنًّا بَعْدُ وَإِمَّا فِدَاء حَتَّى تَضَعَ الْحَرْبُ أَوْزَارَهَا), qui dit explicitement au Prophète que c'est une fois que l'ennemi a été affaibli qu'il s'agit de faire des prisonniers, d'après un avis, il fut révélé plus tard, après ces versets de la sourate Al-Anfâl, en tant que rappel. Et d'après l'autre avis, ce verset avait déjà été révélé avant cet événement ; simplement le Prophète pensait que le ithkhân requis avait déjà été réalisé, or il ne l'avait pas été à un niveau suffisant, et c'est pourquoi Dieu intervint par les versets 8/67-68, pour dire qu'il y avait eu une khata' ijtihâdî qat'î dans l'application concrète (wâqi') du hukm (Bayân ul-qur'ân).
Quelle est cette action qui confère la réussite dans l'autre monde, qu'évoquent ces versets 8/67-68 ?
Il s'agit du renforcement du dîn (Sîrat Ibn Hishâm 1/246).
Et quelle est cette "décision déjà passée de la part de Dieu" sans laquelle un châtiment temporel aurait touché les Compagnons ?
Les avis sont partagés sur cette question (voir par exemple Zâd ul-massîr, 3/259-260). L'un d'eux est qu'il s'agit du fait que Dieu ne châtie pas celui qui a entrepris quelque chose d'erroné suite à un ijtihâd (Bayân ul-qur'ân 4/88, note de bas de page).
C'est à cet événement que, plus tard, Omar ibn ul-Khattâb faisait allusion quand, énumérant les choses par rapport auxquelles, disait-il, "j'ai abondé dans le sens de mon Dieu", il citait : "les captifs de Badr" (Muslim 2399 ; voir aussi Fat'h ul-bârî 1/654-655).
Ce qui nous concerne par rapport au présent article, c'est que certains Compagnons se questionnèrent ensuite à propos des biens matériels qu'ils avaient reçus par le biais de cette rançon que Dieu désapprouvait : ces biens étaient-ils licites pour eux, ou pas (Ruh ul-ma'ânî 5/231). Dieu révéla alors le verset suivant : "Mangez donc ce que vous avez pris [ainsi], qui est licite, bon. Et craignez Dieu. Dieu est certes Pardonneur, Miséricordieux" (Coran 8/69). "Mâ ghanimtun" ne désigne pas, dans ce verset précis, les biens constituant le butin, mais les biens obtenus en rançon (Ruh ul-ma'ânî 5/231 ; Bayân ul-qur'ân 4/89, note de bas de page in Al-Balâgha).
– Si c'est après la décision du Prophète mais avant que ce dernier ait reçu (qabdh) l'argent des rançons que Dieu a fait connaître Son désaccord, alors cet événement ne peut servir d'argument pour l'opinion suscitée de Ibn Taymiyya, et le caractère licite de ces biens repose sur une autre raison, ou bien est exceptionnel. On lit ainsi dans la relation rapportée par Muslim que c'est dès le jour suivant la décision du Prophète de prendre la rançon que Dieu a fait connaître son désaccord en révélant ces versets (Muslim 1763).
– Par contre, si c'est après que la rançon a été reçue (maqbûdh) que ces versets ont été révélés, alors cet événement peut aussi servir d'argument à l'opinion retenue par Ibn Taymiyya et plus haut exposée. Le fait est que, différemment de ce que nous avons vu ci-dessus à travers de la relation de Muslim, il existe 3 autres relations, rapportées par al-Hâkim, Abû Nu'aym et Ibn ul-Mundhir respectivement, où on lit : "Le Messager de Dieu prit donc la rançon d'eux. Dieu fit alors descendre : "Un prophète n'a pas à faire de prisonniers…" ("Fa fâdâhum Rassûl ullâh – salallâhu 'alayhi wa sallama. Fa anzalallâh…") (Ad-Durr ul-manthûr 3/366). Dans une autre relation encore, rapportée quant à elle par Ahmad, on lit : "(Le Messager de Dieu) leur pardonna et accepta d'eux la rançon. Descendit alors : …" (Ad-Durr ul-manthûr 3/364). Si on retient ce que ces relations montrent, on voit que l'avis constituait une erreur (khata' qat'î), puisque Dieu a révélé sur le sujet ce qu'Il a révélé, mais, vu d'une part qu'il était fondé sur une ta'wîl yu'tabaru bihî et d'autre part que les biens matériels ont été reçus (maqbûdh) avant de connaître le caractère erroné de l'avis, ces biens restèrent licites.
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III) Le fait que ces gens puissent éventuellement être excusables dans l'autre monde (comme nous l'avons vu en I) et/ou n'aient pas dans ce monde à remplacer plus tard ce qu'ils manquent pour le moment à cause de leur compréhension erronée (nous l'avons dit en II), cela n'empêche pas, nuance Ibn Taymiyya, que, par rapport aux actes pour lesquels la sanction temporelle a pour objectif de faire cesser l'action qu'ils font, l'autorité compétente leur applique cette sanction temporelle :
Le cas le plus évident en la matière est sans doute celui des insurgés (al-bughât 'ala-l-amîr) : pour mériter cette appellation et les règles qui vont avec, il faut justement que leur insurrection ait été faite sur la base d'une ta'wîl yu'tabaru bihî (pour laquelle dans l'au-delà ils seront au moins excusés). Or l'autorité doit d'abord tenter de les raisonner et de dissiper les malentendus qu'ils ont (izâlat ush-shub'ha). Mais ensuite, même s'ils ne sont sincèrement pas convaincus, elle doit les combattre pour faire cesser leurs attaques (du moment que cela n'a pas été fait pour cause d'apostasie réelle) (cliquez ici pour découvrir tous les détails) .
On voit ici que même s'ils font ce qu'ils font sur la base d'une ta'wîl yu'tabaru bihî, et même si, ensuite, ils ne sont sincèrement pas convaincus par les arguments avancés par l'autorité, celle-ci doit les combattre.
Il y a donc d'une part le statut de l'action dans l'au-delà (où il se peut que l'on soit réellement excusable), et d'autre part ce qu'il faut entreprendre par rapport à cette action dans ce monde (où il se peut que la sanction soit malgré tout applicable).
Lire à ce sujet Majmû' ul-fatâwâ 22/14-15 ; 10/376.
Nous avons consacré tout un article à ce dernier point, ici numéroté "III".
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Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).