Il est des choses et des personnes qui sont qualifiées de "harâm" au sens de "harâm fî nafsihî" (en soi illicite) par rapport à telle action humaine : ainsi, l'alcool est qualifié de harâm par rapport à l'action humaine de boire ; le chat est qualifié de harâm par rapport à l'action humaine de manger ; la nièce (fille du frère ou fille de la sœur) est qualifiée de harâm par rapport à l'action de se marier.
Mais une chose peut aussi être qualifiée de "harâm" au sens non pas de "harâm fî nafsihî" mais de "harâm bi tariqi kasbihî" : non-halal d'utilisation pour une personne précise, à cause du moyen par lequel cette personne l'a acquis (lire notre article sur le sujet).
Ci-après nous citerons justement des cas où un bien matériel, bien qu'étant halâl en soi, est devenu harâm d'utilisation pour une personne précise (ou pour un ensemble de personnes précises), à cause du moyen par lequel cette personne l'a acquis (ou ces personnes l'ont acquis).
Il est à noter que la distinction entre les cas numérotés ci-après "1", "2" et "3" a été faite en référence au principe synthétique proposé par l'école hanafite en matière de validité ou d'invalidité des transactions illicites, principe qui a été exposé dans un autre article : je vous prie donc de lire celui-ci avant de continuer, afin de prendre connaissance de ce que les juristes hanafites nomment : "transaction bâtil" (c'est le cas numéroté "1" ci-après) ; "transaction fâssid" (cas 2) ; et "transaction mak'rûh tahrîmî" (cas 3). Il faut également savoir que, pour les règles qui sont exposées ci-après, certaines sont telles qu'il existe à leur sujet des avis divergents chez l'ensemble des ulémas mujtahidûn (mukhtalaf fîhâ) ; cependant, alors que dans d'autres articles j'ai l'habitude d'exposer différents avis existant chez différents mujtahidûn, ci-après je n'exposerai que des avis existant au sein de l'école hanafite.
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Plusieurs cas peuvent d'emblée être distingués :
– A) soit cette personne a volé ce bien au propriétaire de celui-ci ;
– B) soit cette personne a acheté ce bien à quelqu'un, mais ce quelqu'un n'en était lui-même pas propriétaire, puisqu'il l'avait en fait volé au propriétaire véritable ;
– C) soit cette personne a acheté ce bien à son propriétaire, mais la transaction que tous deux ont fait est illicite ;
– D) soit cette personne a acheté ce bien à son propriétaire, mais a payé avec de l'argent qu'elle avait acquis par un moyen illicite.
Des cas B, C et D se ramifient ensuite plusieurs sous-cas, comme nous allons le voir plus bas. Il faut noter que si dans certains de ces sous-cas, le bien matériel est haram d'utilisation, dans certains autres, il reste halal d'utilisation ; nous le verrons aussi plus bas.
Dans les cas de figure exposés ci-dessous, notre personnage principe est Hassan : c'est lui à propos de qui nous nous questionnerons sur le caractère licite ou illicite des biens qu'il acquiert. Le fait est que Hassan il a besoin de se procurer de la nourriture ainsi qu'une voiture. Hassan est un commerçant qui vend essentiellement des vêtements ; occasionnellement il lui arrive de vendre aussi quelques autres produits qu'il obtient.
Près de chez lui vivent Lotfi, Nordine, Yamine, Christian et Jean-Pierre. Près de chez lui se trouvent l'épicerie du coin, tenue par Lotfi, ainsi que la supérette du village, tenue par Christian.
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Cas A) Hassan vole (ghassaba) de la nourriture appartenant à Nordine ou à Christian :
Soit qu'il la dérobe en cachette alors qu'elle était protégée (muhraz).
Soit qu'il la dérobe en cachette alors qu'elle n'était pas protégée mais se trouvait exposée.
Soit que Nordine ou Christian lui avait demandé de la garder un instant pour lui, et il en a profité pour en manger.
Dans tous ces cas, cette nourriture (fût-elle un aliment qui est en soi halal), n'est évidemment pas halal pour Hassan.
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Cas B) Hassan achète à Lotfi la nourriture et la voiture dont il a besoin. Cependant, c'est par une voie illicite que Lotfi avait pris possession de cette nourriture et de cette voiture que maintenant il vend à Hassan :
– Cas B.1) … Lotfi en avait pris possession par vol (il avait dérobé cette nourriture et cette voiture à Jean-Pierre), et ce sont ces biens volés que maintenant il revend à Hassan :
Une telle transaction est bâtil, et cette nourriture et cette voiture ne sont pas halal pour Hassan. La raison en est que Lotfi a vendu ce qui ne lui appartenait pas mais appartenait à Jean-Pierre.
Dès lors :
– si Hassan sait pertinemment au fond de lui-même que cette nourriture et cette voiture précises (bi-l-'ayn) appartiennent en fait à Jean-Pierre, et Lotfi les lui a dérobés, il ne peut pas acheter à Lotfi cette nourriture et cette voiture, et celles-ci ne sont pas halal à manger et à utiliser pour lui, Hassan (MF 29/276 ; 29/293 ; 29/323). Si par contre il les achète pour les remettre gratuitement à leur propriétaire véritable, Jean-Pierre, cela est autorisé (MF 29/276) ;
– si Hassan ne le savait pas, alors il n'est bien évidemment pas responsable de ce que Lotfi a fait et dont il n'avait pas connaissance, et lui, Hassan n'aura pas de péché (MF 29/325). Mais il doit être prêt à rendre au réel propriétaire si celui-ci vient réclamer son bien, comme nous allons le voir ci-après…
Si Jean-Pierre prend connaissance du fait que la nourriture et la voiture qui lui avaient été dérobés se trouvent maintenant dans la possession de Hassan à qui elles ont été vendues par le voleur, il peut venir les lui réclamer, avec à l'appui les preuves du fait qu'il en est le vrai propriétaire et qu'elles lui avaient été dérobés. En langage du fiqh, on dit d'un tel bien qu'il "ustuhiqqa". Hassan doit les lui rendre et se retourner ensuite vers Lotfi, qui devra lui rendre son argent. Voir à ce sujet Radd ul-muhtâr 7/429-453.
Imaginons maintenant que Hassan avait déjà consommé cette nourriture et avait accidenté cette voiture, de sorte qu'il n'est plus en mesure de rendre à Jean-Pierre ce que Lotfi avait volé et revendu, que fera Hassan ?
Ibn Taymiyya relate qu'il existe deux avis sur le sujet :
– d'après le premier, le propriétaire véritable [Jean-Pierre] a le droit de réclamer la valeur du bien à Hassan, qui l'avait acheté en toute bonne foi à Lotfi (lequel l'avait, lui, dérobé à Jean-Pierre) ; puis Hassan se retournera vers Lotfi pour récupérer la somme qu'il lui avait payée ;
– d'après le second avis, le propriétaire ne peut réclamer à Hassan que son bien (c'est-à-dire la nourriture et la voiture qui lui avaient été volées) ; si par contre Hassan avait déjà consommé ce bien ou que ce bien s'est détruit auprès de lui, le propriétaire ne peut réclamer la valeur de son bien qu'à celui qui le lui avait dérobé, donc à Lotfi et non à Hassan (MF 29/325-326).
– Cas B.2) … Lotfi en avais pris possession suite à une transaction fâssid (il l'avait acheté par le biais d'une transaction comportant un flou interdit (gharar)), et c'est cela que maintenant il revend à Hassan (par le biais d'une transaction licite) :
Dans ce cas, d'après l'école hanafite, Lotfi est devenu propriétaire de cette nourriture et de cette boisson – d'après cette école il en est devenu propriétaire au moment où il a pris livraison de ces biens de la part de celui qui les lui avait vendus. Lotfi aurait dû annuler l'achat fâssid qu'il avait fait pour se repentir ; cependant, étant donné qu'il a déjà revendu ces biens à Hassan, il ne peut maintenant plus annuler la transaction par laquelle il les avait achetés.
Ces biens consomptibles, qu'il a dûment achetés à Lotfi qui en était devenu propriétaire, sont halal pour Hassan (d'après l'école hanafite).
(Par contre, pour Lotfi, le bénéfice que celui-ci a réalisé en revendant à Hassan ces biens qu'il avait acquis par une transaction fâssid, cela n'est pas halal d'utilisation : Al-Hidâya 2/50.
Si malgré tout Lotfi utilise ce premier bénéfice pour acheter de nouveaux biens consomptibles, puis revend ceux-ci à Yamine, faisant un second bénéfice, ce second bénéfice sera, lui, halal pour Lotfi : Radd ul-muhtâr 7/298-299.
Et si Lotfi utilise le premier bénéfice pour s'acheter des biens consomptibles destinés à sa consommation personnelle, ceux-ci sont-ils halal pour lui ou ne le sont-il pas, je n'ai pas bien compris les écrits hanafites sur le sujet : nous reparlerons de ce cas de figure plus bas, en D.3.)
– Cas B.3) … Lotfi en avais pris possession suite à une transaction mak'rûh (il l'avait acheté un vendredi, entre l'appel à la grande prière de ce jour et l'accomplissement de cette prière), et c'est cela que maintenant il revend à Hassan (par le biais d'une transaction licite) :
La même règle qu'en B.2 s'applique ici.
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Cas C) … Hassan achète de la nourriture à Lotfi. Cependant, la transaction que Hassan et Lotfi font alors n'est pas licite :
– Cas C.2) … en effet, la transaction qu'ils font est fâssid (car il s'y trouve une condition interdite, shart fâssid) :
Il n'est alors pas halal pour Hassan d'utiliser le bien consomptible qu'il a acheté par le biais d'une telle transaction :
- s'il s'agit d'un aliment, il ne lui est pas licite de le consommer ;
- s'il s'agit d'un vêtement, il ne lui est pas licite de le porter ;
- s'il s'agit d'un moyen de locomotion, il ne lui est pas licite de le monter :
"وإذا قبض المشتري المبيع برضا) عبر ابن الكمال بإذن (بائعه صريحا أو دلالة) بأن قبضه في مجلس العقد بحضرته (في البيع الفاسد) وبه خرج الباطل وتقدم مع حكمه وحينئذ فلا حاجة لقول الهداية والعناية: وكل من عوضيه مال كما أفاده ابن الكمال، لكن أجاب سعدي بأنه لما كان الفاسد يعم الباطل مجازا كما مر حقق إخراجه بذلك فتنبه (ولم ينهه) البائع عنه ولم يكن فيه خيار شرط (ملكه) (...). وإذا ملكه تثبت كل أحكام الملك إلا خمسة: لا يحل له أكله، ولا لبسه، ولا وطؤها، ولا أن يتزوجها منه البائع، ولا شفعة لجاره لو عقارا (أشباه)، وفي الجوهرة وشرح المجمع: ولا شفعة بها؛ فهي سادسة" (Ad-Durr ul-mukhtâr 7/289).
Au contraire, Hassan doit, en tant que repentir vis-à-vis de Dieu (cf. Ad-Durr ul-mukhtâr 7/291, et Radd ul-muhtâr 7/294), annuler l'achat et demander au vendeur de reprendre son bien alors que lui il lui rend son argent.
Il peut également lui proposer de refaire la transaction en s'abstenant cette fois de l'élément qui l'avait corrompue la première fois.
Cependant, si Hassan ne le savait pas et a déjà consommé ces biens, l'annulation n'est maintenant plus possible. Vu que d'après l'école hanafite Hassan était malgré tout devenu propriétaire de ces biens qu'ils a consommés, il n'a pas consommé un bien ne lui appartenant pas et il n'a donc pas à se séparer d'un bien de même valeur (ou autre chose du même genre). Cependant il a commis un péché en consommant une nourriture qui n'était pas halal de consommation pour lui ; maintenant qu'il ne peut plus réparer son péché par l'annulation de l'achat fâssid, il doit au moins demander pardon à Dieu verbalement, en Lui disant regretter ce qu'il a fait et en Lui promettant de ne plus recommencer.
Et si ces biens consomptibles qu'il a acquis par cet achat fâssid (fait avec Lotfi), Hassan ne les a pas consommés mais les a revendus à Yamin, faisant au passage un bénéfice, alors ce bénéfice sera lui aussi harâm pour Hassan ; il devra s'en séparer en le remettant à un nécessiteux : "ومن اشترى جارية بيعا فاسدا وتقابضا فباعها [وأصبح بائعًا ثانيًا] وربح فيها، تصدق بالربح؛" (Al-Hidâya 2/50) (par contre, sur le montant total du prix auquel Hassan a revendu ce bien à Yamine, l'équivalent du prix auquel ce même Hassan avait acheté ce bien à Lotfi sera, lui, licite pour Hassan).
– Cas C.3) … la transaction qu'ils font est mak'rûh (par exemple ils concluent l'affaire le vendredi, entre le moment de l'appel à la grande prière de ce jour et l'accomplissement de cette prière) :
La même règle qu'en C.2 s'applique ici.
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Cas D) Hassan achète de la nourriture à Lotfi. Et la transaction que Hassan et Lotfi font est licite. Cependant, Hassan paie ces biens avec de la monnaie qu'il avait acquise de façon illicite (nous avions parlé de l'argent qui n'est pas halal dans un autre article) :
– Cas D.0) … illicite car Hassan avait volé cette somme d'argent :
Cette somme d'argent n'étant pas licite pour Hassan (il devrait d'ailleurs rendre au propriétaire les pièces et billets même qu'il lui a volés, car il n'a pas le droit de les dépenser), la nourriture et les vêtements que Hassan a payés par cette monnaie volée ne sont eux non plus pas halal d'utilisation pour lui (c'est l'un des deux avis relatés in Radd ul-muhtâr 9/277-278).
Maintenant si Hassan, ayant déjà dépensé ces pièces et billets pour s'acheter cette nourriture et cette boisson, prend conscience de sa faute avant de consommer cette nourriture et d'utiliser cette voiture, rembourse le propriétaire en lui faisant parvenir la même somme d'argent que celle qu'il lui avait volée, et obtient son pardon, puis demande pardon à Dieu, il pourra consommer cette nourriture et utiliser cette voiture.
Et si Hassan avait déjà consommé cette nourriture et cette boisson quand il a pris conscience de sa faute, il doit toujours faire parvenir au propriétaire la même somme d'argent que celle qu'il lui avait volée ; une fois qu'il aura fait ceci, il demandera pardon à Dieu, et alors le péché d'avoir consommé de la nourriture ainsi acquise et d'avoir utilisé une voiture ainsi achetée lui sera pardonné par Dieu (inshâ Allâh).
– Cas D.1) … illicite car Hassan avait acquis cette monnaie par une transaction précédente qui était bâtil (par exemple il l'avait obtenue en vendant de l'alcool à Christian) :
La même chose que celle dite au point précédent, D.0, s'applique ici.
– Cas D.2) … illicite car Hassan avait acquis cette monnaie en tant que bénéfice lors d'une transaction précédente qui était fâssid ; en effet :
--- Cas D.2.a) Hassan avait acquis ce bénéfice par le biais d'une transaction qui comportait un flou interdit (gharar) (il s'agit du même cas de figure que celui qui concernait Lotfi en B.2, plus haut) ;
--- Cas D.2.b) Hassan avait obtenu cet argent de la banque par le biais d'un emprunt à intérêt.
Dans ces deux sous-cas, l'argent ainsi obtenu n'est pas licite d'utilisation pour Hassan (Al-Hidâya 2/50 pour le cas a), cela est certain.
Mais ici, la question concerne non plus la licité de cet argent mais la licité des biens consomptibles que Hassan achète par le moyen de cet argent : ces biens consomptibles sont-ils, eux, licites pour Hassan, ou ne le sont-ils pas ?
Il y a ici 2 possibilités :
- Si Hassan a dépensé ce bénéfice illicite (car ayant été acquis par une vente fâssid) pour acheter d'autres biens consomptibles destinés à la revente, puis revend ceux-ci à Yamine, faisant un tout nouveau bénéfice, ce nouveau bénéfice sera, lui, halal pour Hassan (Radd ul-muhtâr 7/298-299).
- Et si Hassan a dépensé ce bénéfice illicite (car ayant été acquis par une vente fâssid) pour acheter d'autres biens consomptibles destinés à sa consommation personnelle, ces biens sont-ils halal pour lui ou ne le sont-il pas ?
Je ne sais pas (لا أدري) :
-- soit les biens consomptibles achetés grâce à cet argent (ou ce bénéfice) obtenu à la faveur d'une transaction fâssid sont entièrement halal d'utilisation ;
-- soit ces biens consomptibles achetés grâce à à cet argent (ou ce bénéfice) obtenu à la faveur d'une transaction fâssid ne sont pas halal d'utilisation, à l'instar de cet argent lui-même.
Je ne suis pas parvenu à bien comprendre ce que les écrits hanafites disent sur le sujet. J'ai exposé le point qui m'a paru ambigu dans l'autre article, cas 2.2.
– Cas D.3) … illicite car Hassan avait acquis cette monnaie par une transaction précédente, qui était mak'rûh (il avait vendu du jus de raisin à quelqu'un dont il savait pertinemment qu'il allait en faire du vin) :
La même chose qu'en D.2 peut être dite ici.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).