Ou comment certains musulmans aussi en sont arrivés aujourd'hui à faire une sorte de coupure mentale entre le domaine temporel et le dîn.
Au XIXè siècle, le monde musulman dut faire face à une épreuve particulièrement difficile : la colonisation d'une grande partie de ses terres. Dans le double but de bénéficier de terres (sources de matières premières et lieux de débouchés économiques) et d'y répandre la civilisation occidentale, les nations européennes colonisèrent en effet, au XIXè et au début du XXè siècles de nombreux pays d'Afrique et d'Asie.
Elles purent s'y implanter facilement en raison de la puissance qu'elle tirait de son avancée technologique sur le reste du monde. En effet, elles avaient, les premières, connu les révolutions agricole et industrielles, qui avaient coïncidé dans le temps avec une forte croissance démographique. Divers peuples musulmans se retrouvèrent ainsi, au XIXè siècle, au contact de ces idées et concepts nouveaux que l'Europe avait importés dans ses colonies, qu'elle diffusait par le moyen des écoles qu'elle y avait bâties et des missions évangélisatrices qu'elle y soutenait. Or, la civilisation occidentale ne repose pas uniquement sur le savoir scientifique et le savoir-faire technologique. Si certains des éléments qu'elle véhicule sont effectivement valables universellement, comme ses découvertes scientifiques et sa technologie, d'autres, cependant, doivent leur existence à l'histoire particulière de l'Europe de l'Ouest et aux rapports historiques qu'elle a entretenus avec sa religion dominante, et lui sont en tant que tels spécifiques. On peut citer dans cette deuxième catégorie : la sécularisation, une conception particulière du sens de la vie, certaines théories scientifiques, etc.
Au contact des concepts de cette deuxième catégorie justement, des doutes naquirent dans les esprits et les cœurs de certaines couches musulmanes quant à la justesse de l'islam, de ses croyances et de ses rites : "La religion devait-elle encore, dans les pays musulmans, influencer la gestion de la cité ? Ne devait-elle pas plutôt être cantonnée, comme en Europe, à la sphère privée ?" "L'homme ne descendait-il pas vraiment, comme le singe, d'un même ancêtre, ainsi que des scientifiques occidentaux le soutenaient ?" "La religion n'était-elle pas quelque chose de dépassé ?" Un double défi se posait donc aux musulmans : savoir tirer profit des nouvelles technologies, tout en gardant authentique leur foi et leur pratique.
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Le rationalisme hellénistique dans le monde musulman des IXè - XIIè siècles :
Or, il faut savoir que, quelques siècles plus tôt, les musulmans avaient, de l'intérieur même, vécu un autre défi lancé aux croyances islamiques. Je veux parler de la vague de "rationalisme d'inspiration hellénistique" qui avait suivi la traduction, ordonnée par des califes abbassides au IXè siècle, d'ouvrages de philosophie grecque. Les falâsifa ("philosophes d'inspiration hellénistique") tels que Ibn Sînâ et al-Fârâbî, imprégnés de philosophie hellénistique, s'étaient laissés influencer par elle et s'étaient mis à appréhender les croyances islamiques de l'Unicité de Dieu, de la vie après la mort, etc., en les insérant dans leur vision hellénistique.
Par contre, des savants tels que Al-Ghazâlî (mort en 1111), eux, s'étaient donné comme tâche de lutter intellectuellement contre les données de la philosophie hellénistique qui contredisaient l'islam, et d'utiliser des outils de cette philosophie pour prouver au contraire les croyances de l'orthodoxie sunnite. Al-Ghazâlî réfuta ainsi les thèses philosophiques incompatibles avec les croyances islamiques et écrivit Tahâfut ul falâsifa ("Réfutation des philosophes"), dans lequel il combattit 20 thèses métaphysiques d'inspiration aristotéliciennes, jugeant 3 d'entre elles "incroyances pures" (kufr) et les 17 autres "déviances" (bid'a).
Al-Ghazâlî admettait par contre les mathématiques, l'astronomie, la logique, la biologie, la médecine, dont il disait qu'elles "n'ont pas à voir avec la foi en terme d'approbation, ni en celui de désapprobation". Face aux sciences de cette seconde catégorie, disait-il, le musulman peut tomber dans deux excès :
- il se peut que, fasciné par la justesse de leurs données, il se dise : "Si l'islam est vrai, comment le spécialiste de telles sciences peut-il ne pas y adhérer ?" ; si ce spécialiste n'y adhère pas, c'est que c'est l'islam qui est erroné ; ce faisant, ce musulman reniera l'islam ;
- à l'opposé, voyant que l'auteur de ces sciences n'est pas musulman, il peut être amené à croire qu'il faille rejeter tout ce qu'elles disent, même lorsque cela est prouvé ; ce faisant, il enverra à leur auteur l'idée que l'islam est basé sur l'ignorance…
Al-Ghazâlî avait donc apporté aux musulmans du XIIè siècle se trouvant face aux données de la philosophie hellénistique, la solution de comprendre d'une part que les données de la métaphysique hellénistique, incompatibles avec l'islam, devaient être rejetées ; et d'autre part que les outils des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine et de la biologie n'avaient "rien à voir avec la foi, ni en terme d'approbation ni en celui de désapprobation", et qu'il ne fallait donc ni rejeter ce qu'elles ont démontré, ni croire que le fait que celui qui les a élaborées ne soit pas musulman démontre que l'islam n'est pas vrai ; que les données de ces sciences devaient toutefois être intégrées par le musulman à sa vision islamique du monde : "La biologie n'a pas non plus à être réfutée, sauf que le musulman, lui, sait que la matière est assujettie à Dieu et n'agit pas elle-même" écrivait al-Ghazâlî.
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La méthode de al-Ghazâlî appliquée aux problèmes des XIXè - XXè siècles :
Chez des musulmans du XIXème siècle, les doutes qui voyaient le jour n'étaient plus dus aux spéculations métaphysiques hellénistiques. Et les outils intellectuels qu'al-Ghazâlî avait élaborés au XIIème siècle pour répondre aux nécessités d'alors ne pouvaient plus répondre aux doutes qui, au XIXème siècle, assaillaient les musulmans face aux nouvelles idées occidentales. Pourtant, sa méthode était toujours d'actualité. Il fallait en effet que les musulmans distinguent :
- ce qui, des idées occidentales, étaient des théories contredisant la foi musulmane, nées à cause de l'histoire spécifique de l'Occident, et devaient donc être abandonnées par les musulmans ;
- et ce qui étaient des découvertes scientifiques qui ne devaient donc pas être rejetées simplement parce que leurs découvreurs n'étaient pas musulmans. Et ce d'autant plus que les applications de ces découvertes permettaient des avancées technologiques, chose qu'en soi l'islam n'a jamais condamnée dès qu'on l'intègre aux limites qu'il fournit et aux orientations qu'il donne.
Les choses auraient donc pu être simples pour les populations musulmanes : intégration des découvertes aux données de la foi et intégration des techniques aux principes du droit par le moyen du raisonnement sur la base des sources).
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Le problème qui a vu le jour chez les musulmans des pays colonisés :
Pour analyser les idées occidentales, faire le tri entre elles, intégrer celles d'entre elles qui peuvent l'être et dire non à celles qui ne le peuvent pas, il fallait que les musulmans acquièrent non seulement les données scientifiques, mais également qu'ils s'informent de l'histoire de la civilisation occidentale, afin de comprendre les raisons profondes ayant conduit l'Occident à faire une telle coupure entre "science" et "religion", et aussi afin de faire la différence entre les découvertes scientifiques et les théories scientifiques. Il fallait enfin et surtout que les musulmans, l'ensemble des musulmans soient beaucoup plus informés des données de leur religion, l'islam.
Le problème c'est que ces dimensions n'étaient pas toutes deux en même temps présentes chez l'ensemble des élites musulmanes. Et deux grandes tendances apparurent donc : d'un côté la tendance moderniste, de l'autre l'ultra-conservatrice.
Les écoles "européennes" implantées dans les pays colonisés, ainsi que les possibilités, pour les natifs, de se former dans les universités de la métropole, permirent l'apparition d'une élite intellectuelle chez les musulmans. Cependant, si celle-ci était bien formée aux sciences "temporelles" enseignées dans ces universités européennes, elle ne connaissait de l'islam et de son génie que quelques connaissances partielles seulement, qu'elle avait acquises en bas âge. A cause de cette lacune dans le domaine de l'islam, elle ne parvint pas à faire le tri, dans tout ce qui lui avait été enseigné par ses professeurs européens, entre ce qui était universellement valable d'une part et ce qui était dû à l'histoire de l'Europe d'autre part. Elle se mit donc à penser l'islam à travers le prisme de la pensée occidentale, et devint par rapport aux sources de l'islam ce que l'on peut qualifier de tendance moderniste.
D'un autre côté se trouvait une élite musulmane en matière de savoir islamique, formée dans les universités islamiques déjà présentes avant la colonisation ou ayant été fondées après. Pour sa part, cette élite ne parvint pas toujours à faire le tri, dans les anciens livres de jurisprudence ainsi que dans les cursus d'enseignement, entre ce qui était absolu au regard de l'islam et ce qui était propre au contexte qui avait vu son élaboration. Et ce d'autant plus qu'elle fut légitimement effrayée par les positions adoptées par ceux de la tendance moderniste, de même que par les exactions commises par les colonisateurs sur les autochtones. Ainsi apparut la position ultra-conservatrice, figée, sur le repli et la défensive.
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Un écrit de an-Nadwî sur le sujet :
Nous citons ci-après un extrait d'écrits du savant indien Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî. Si le thème en est explicitement l'Inde (colonisée dans la deuxième moitié du XIXè siècle), le propos est général, puisque les mécanismes qu'il décrit se sont également produits ailleurs :
"A un certain moment dans l'histoire de la Communauté musulmane (umma), le leadership des musulmans fut confié à des hommes qui n'étaient pas complets à la fois en ce qui est religieux et temporel.
Alors se produisit, à l'intérieur de la Umma, cette innovation (bid'a) qu'est, par rapport à l'islam, la coupure entre religieux et temporel : les rois se mirent avec diriger comme ils le voulaient le temporel (de la société), et les ulémas se replièrent avec le religieux. Le public demeura ainsi, sans leader. L'organisation des sociétés musulmanes devint comme celle des catholiques : "Le trône et l'autel, et à chacun ses hommes." "Rendez à Dieu ce qui lui appartient et à César ce qui lui revient." Mais (ce fut, en sus, chez les musulmans, à la différence de ce qui se passait chez les Catholiques), un trône sans piliers, et un clergé sans gardes.
Lorsque l'éloignement de ulémas par rapport aux affaires temporelles dura longtemps, ils en devinrent quelque peu étrangers aux (affaires) de la vie, du Dîn et de la gestion des affaires temporelles. (...)" (Al-Qirâ'at ur-râshida, 3/166-174).
"Puis vint le temps de la colonisation européenne, qui apporta dans les sociétés musulmanes des questions qui s'étaient posées à cause des données de la religion chrétienne en Europe. Le doute fut jeté à propos de plusieurs données de l'islam. Les outils intellectuels élaborés par des ulémas de siècles précédents pour faire face aux critiques apportées par la philosophie hellénistique en son temps, furent bien incapables de relever le défi de la pensée occidentale. Il fallait donc que les ulémas engagent, sur la base des sources de l'islam, un renouveau de ces outils. Pour cela, il fallait qu'ils s'informent de la réalité de la civilisation occidentale, de son histoire, et des causes des doutes que certains de ses concepts engendraient chez des musulmans.
Or, les penseurs musulmans de l'Inde étaient partagés en deux groupes. L'un avait "confiance" en les occidentaux quant à leurs concepts – fussent-ils de simples théories – et appelait à adopter tout ce qu'ils présentaient. L'autre avait "confiance" en ce qu'avaient dit les ulémas des siècles passés dans leur contexte à eux. Il était inimaginable à ce groupe d'élaborer d'autres outils intellectuels et d'autres cursus d'enseignement religieux que ceux que les ulémas des derniers siècles avaient conçus. D'un côté ceux qui réfutent, الجاحدون, de l'autre ceux qui sont figés, الجامدون. La masse des musulmans, elle, balançait entre les deux...
Le danger fut pressenti par certains ulémas de l'Inde, al-Munguîrî et ses compagnons notamment. Ces hommes se réunirent, se consultèrent, et, finalement, fondèrent une association qui réfléchirait sur l'enseignement religieux, sur la réforme morale et sociale des musulmans, et sur la nécessité d'unir les différentes tendances des musulmans en général et les différentes tendances des ulémas en particulier. Ainsi fut fondée l'association "Nadwatul 'Ulamâ" (...), sous l'égide de laquelle fut bâtie plus tard une université à Lucknow. C'étaient des hommes qui :
- se voulaient fermes sur l'islam et ses fondements (al-usûl), tout en entretenant une certaine largesse d'esprit à propos des divergences d'opinions liées aux ramifications (al-furû') ;
- possédaient de solides connaissances en sciences islamiques, tout en se maintenant au courant des affaires contemporaines ;
- voulaient préserver la spiritualité et la piété musulmanes, tout en étant désireux de rassembler les différents groupes des musulmans. (...) L'objectif de Nadwatul 'Ulamâ était de former des hommes qui expliqueraient bien sûr les données des sources authentiques de l'islam, mais dans le langage que comprennent les gens d'aujourd'hui... De former des hommes qui soient un milieu, entre ceux qui sont figés ("al-jâmidûn") et ceux qui réfutent ("al-jâhidûn")" (Al-Qirâ'at ur-râshida, 3/166-174, avec quelques modifications mineures au niveau de certaines tournures).
Ces idées, Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî les a développées davantage encore dans son célèbre ouvrage Mâ dhâ khasira-l-âlam binhitât i- muslimîn. Voir aussi son ouvrage en langue urdu : Muslim mamâlik mein islâmiyyat aur maghribiyyat kî kashmakash.
L'érudit égyptien Abd-ul-Qâdir 'Awda a lui aussi écrit des propos de ce genre, disant que dans les pays colonisés il se trouvait, d'un côté, l'élite musulmane formée aux sciences et à la pensée occidentales mais profondément ignorante des sciences de l'islam ; de l'autre, l'élite musulmane rompue aux sciences des sources de l'islam mais dont les subtilités du langage ne sont pas accessibles aux premiers ; et puis, au milieu, le peuple musulman. Voir son ouvrage Al islam, bayn jahli abnâ'ih wa 'ajzi 'ulamâ'ih : "L'Islam, entre l'ignorance de ses fils et l'impuissance de ses ulémas".
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Aujourd'hui les problèmes ne sont plus tout à fait du même ordre :
Dans certaines sociétés musulmanes cette situation de Jumûd a aujourd'hui disparu et a laissé la place à d'autres problèmes (certains étant bien plus graves).
Il peut demeurer toutefois certaines autres sociétés majoritairement musulmanes et certaines minorités musulmanes qui demeurent dans le Jumûd. Ainsi, al-Qaradhâwî, évoquant ceux qui, aujourd'hui encore, dans des pays musulmans, croient que l'islam ne concerne que les croyances, le cultuel et la morale, exactement comme d'autres religions, dit que "la plupart d'entre eux" sont des musulmans "qui manquent de connaissances" et "non pas des apostats", et que c'est l'éducation et la formation qui doivent être développées (cf. Al-ijtihâd ul-mu'âssir bayn al-indhibât wal-infirât, p. 119). Al-Qaradhâwî cite ensuite de nombreux passages de l'ouvrage sus-cité de Abd-ul-Qâdir 'Awda.
Wallâhu A'lam. Wa Huwa-l-Muwaffiqu wal-Hâdî.