Une explication (shar'h), un avis (fatwa), qui est erroné de façon formelle (khata' qat'î) ne peut pas être suivi ; et ce même si celui qui l'a donné ou émis est un mujtahid, un muftî ou un grand 'âlim, et même s'il aura une récompense pour l'effort d'interprétation qu'il aura fait.
Car l'effort d'interprétation est une chose qui rapportera une récompense, comme le Prophète l'a dit ; mais l'explication, l'avis et l'action en résultant qui constituent une khata' qat'î restent, eux, erronés, et ne sont donc pas conformes à ce que Dieu agrée.
Celui qui fait confiance au muftî ou au 'âlim qui a émis cet avis (et ce parce qu'il n'a pas les compétences voulues pour vérifier les arguments sur lesquels il repose) et suit donc celui-ci, celui-là est excusé (ma'dhûr) : si cet avis dit qu'il s'agit d'une bonne action et que cet homme a fait cette action en suivant cet avis, alors il sera récompensé par Dieu (dans les massâ'îl ijtihâdiyya) même si en soi l'avis qui disait cela était complètement erroné. Le fait est que cet homme n'a pas eu connaissance du caractère erroné de cet avis.
Par contre, celui qui prend connaissance, sur la base des arguments voulus, que l'avis est erroné, celui-là ne peut pas suivre cet avis au prétexte que c'est tel illustre personnage qui l'a émis.
Le fait est qu'il est nécessaire de se référer aux ulémas (cliquez ici et ici), mais pas dans le même perspective que le fait de se référer au Coran et à la Sunna.
Nos références suprêmes sont le Coran et la Sunna. Quant aux ulémas, nous nous référons à eux afin de ne pas dévier dans notre compréhension du Coran et de la Sunna, et ce dans la mesure où, plongés dans l'étude de ces textes, les ulémas ont expliqué les croyances, les normes et les informations présentes dans ces Coran et Sunna, en ayant interprété ceux de ces textes qui ne sont pas explicites, ou en ayant fait un lien entre les textes et le contexte (dans le cadre que les textes autorisent).
Le Coran et la Sunna, on les considère donc infaillibles .
Par contre, les ulémas, on ne les considère pas infaillibles. Mais on ne les dénigre pas non plus. Plus encore : on se réfère à eux, en tant que connaisseurs des textes et de ce qu'il s'agit d'en extraire.
Quand on voit par des arguments irréfutables que l'avis d'un mujtahid, d'un muftî ou d'un 'âlim est erroné, on dit qu'il est erroné (khata') et on ne le suit pas. Mais on ne dénigre alors pas non plus le personnage qui l'a émis ; on ne le discrédite pas (en disant par exemple : "C'est un incapable / un vendu" ; "Il manque de taqwâ !" ; ou encore : "S'il ne connaissait pas tel hadîth, il n'avait qu'à se taire !"). Au contraire, on dit qu'il aura inshâ Allâh une récompense pour l'effort d'interprétation qu'il a fait. Et on continue à lui témoigner du respect et à se référer à lui.
Et aussi paradoxal que cela pourrait paraître à certains, c'est parce qu'on sait et reconnaît à l'avance que, exception faite du Prophète (sur lui soit la paix), tout 'âlim fait des erreurs d'interprétation, que l'on garde du respect pour les ulémas.
En effet, considérons un instant ces personnes du grand public musulman ('awâmm ul-muslimîn) qui s'étaient mises à croire qu'un 'âlim digne de ce nom c'est un homme qui ne commet jamais de péché – "Car moi j'ai besoin de quelqu'un d'infaillible" – et qui ne fait jamais aucune erreur dans les avis qu'il émet ou relate – "Sinon je ne lui fais plus confiance". Le fait est qu'avoir l'une de ces deux croyances, c'est élever les ulémas bien plus haut que ce dont est capable n'importe quel humain (hormis les prophètes), aussi pieux et versé dans les sciences de la révélation soit-il… Or, à élever trop haut, on finit toujours par rabaisser très bas.
Aussi, quand ces personnes constatent une ou deux erreurs de la part de quelques-uns de ces ulémas – et tout 'âlim en fait forcément –, elles cessent immédiatement d'avoir confiance en eux, de les questionner et de les fréquenter ; elles se mettent même à les dénigrer – "J'avais de la considération pour Untel ; mais depuis qu'il a donné tel avis, je ne veux plus l'entendre ni le lire !". Ces personnes continuent alors à considérer le "poste" de 'âlim comme étant réservé à des êtres infaillibles, mais elles rayent définitivement de ce poste les noms des ulémas qui auront montré qu'ils ne peuvent pas l'être. Reportent-elles leur confiance sur d'autres ulémas que ce sera forcément temporaire, le temps de constater une erreur de la part de ces autres ulémas aussi. Bientôt ces personnes finiront par ne plus se référer à aucun 'âlim. A la fin elles risquent fort de dévier.
Considérons par contre la croyance selon laquelle, si un 'âlim doit être pieux, il fait, en tant qu'homme non-prophète, forcément parfois quelque péché. Considérons aussi la croyance – qui est l'un des principes de l'orthodoxie sunnite – selon laquelle un 'âlim n'est qu'un interprète des textes des sources et doit questionner ceux-ci avant de donner un avis, et tout 'alim autre que le Prophète fait parfois une erreur dans un ou quelques avis qu'il donne et aura quand même alors inshâ Allâh une récompense auprès de Dieu (si l'effort d'interprétation des textes qui l'aura conduit à ce ou ces avis erroné(s) aura été mené selon les règles de l'art). Ces deux croyances constituent une sorte de fusible qui, lors du constat d'erreur de la part d'un 'âlim, fond, et permet de garder intacte la confiance en ce 'âlim.
En effet, quand une personne du public ayant intégré ces deux croyances voit tel 'âlim faire un péché qu'il arrive à tout humain de commettre, elle se dit : "De toute façon je sais bien que, hormis le Prophète, nul n'est pur de péché ; que Dieu pardonne à ce 'âlim !" ; et si elle prend connaissance que tel avis que tel 'âlim a émis est erroné car il contredit tel hadîth authentique et explicite du Prophète, elle se dit : "De toute façon je sais bien que, hormis le Prophète, nul n'est infaillible ; apparemment ce 'âlim n'avait pas eu connaissance de ce hadîth, ou ne l'a pas eu à l'esprit au moment de rendre son avis ; Dieu accordera une récompense à ce 'âlim pour son effort d'interprétation, mais sur ce point – mas'ala – je ne peux pas le suivre ; je suivrai plutôt tel autre 'âlim, dont l'avis est conforme à ce que le hadîth qat'î du Prophète a dit !"
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Attention, cependant :
Ce que nous avons dit – du devoir de considérer que, en dehors du Prophète (sur lui soit la paix), tout 'âlim fait des erreurs d'interprétations – est à adopter sans réserve en tant que principe.
Par contre, pour ce qui est de l'application concrète de ce principe, il est nécessaire d'avoir du discernement, un sens de la nuance, et de la mesure.
Le fait est qu'il est des points où la détermination de l'avis qui est correct et de l'avis qui est erroné est possible de façon qat'î (formelle) : tout avis différent constitue alors une khata' qat'î.
Par contre il est d'autres points où la détermination de l'avis qui est correct et de l'avis qui est erroné n'est possible qu'à un niveau zannî. Et sur ces points-là, il faudrait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de se mettre à dire de tel 'âlim qu'il a fait sur ces points une erreur et inviter les autres à ne pas le suivre. Sur ces points-là on se contentera de donner préférence (tarjîh) à un des avis en présence ; mais on se gardera bien d'affirmer de façon catégorique que l'autre avis est complètement erroné et qu'il est interdit de le suivre. Sur ces points-là c'est : "Tel avis me paraît juste mais est susceptible d'être erroné ; et l'autre avis me semble erroné mais est susceptible d'être juste".
Car il ne suffit pas de trouver un hadîth authentique contredisant l'avis d'un grand 'âlim pour se permettre d'affirmer immédiatement que ce mujtahid a fait une erreur. Parfois il existe, sur le même point, d'autres hadîths tout aussi authentiques, et c'est sur eux que le mujtahid s'est fondé. D'autres fois encore le hadîth authentique dont on a eu connaissance est nuancé par un principe général, lui aussi extrait de hadîths authentiques.
Attention, donc, à ne pas tomber dans les simplifications !
Après avoir parlé de la nécessité de ne pas suivre l'avis d'un des Imams quand il contredit un hadîth, Cheikh Ibn ul-'Uthaymîn apporte la nuance suivante : "Mais à cause de la quantité de hadîths et du fait qu'ils sont disséminés [dans différents recueils], il ne convient pas à la personne de considérer un hukm à propos de quelque chose par le simple fait d'avoir entendu un hadîth au sujet de ce hukm ; il lui faut examiner minutieusement. Car ce hukm est parfois abrogé, restreint (muqayyad) ou général ('âmm), alors que tu le crois différent de cela" (Al-Qawl ul-mufîd, p. 1081).
Pour plus de détails, lire notre article sur le sujet.
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D'énormes progrès sont à faire à la Réunion sur ce point :
Les musulmans d'origine indienne de la Réunion ont de sérieux progrès à faire dans la perception qu'ils ont des avis des ulémas et muftîs.
Car d'un côté il est certains d'entre eux qui ne savent pas que c'est le Prophète seul qui, parmi les humains, "fait la loi" (shâri'), dans le sens où il n'a pas à citer le principe sur lequel il s'est fondé pour émettre une loi et que celle-ci est formelle même lorsqu'elle est le résultat de sa réflexion et non d'une révélation directe (cliquez ici) ; et que, par contre, les grands mujtahids, les grand ulémas et les muftîs ne sont que des interprètes (shârih) du Coran et des Hadîths, et ne peuvent pas émettre une loi qui ne repose sur rien. Ces coreligionnaires réunionnais croient que quand c'est écrit dans un kitâb (surtout si celui-ci est en langue urdu), cela a autant – sinon davantage – force d'argument que ce qui figure dans le Coran ou les Hadîths. Dès lors, si tu dis avec respect (et encore, uniquement suite au fait que tu as été interpellé) : "C'est vrai, sur ce point je ne suis pas l'avis de Cheikh Untel, parce que, comme l'a démontré tel autre Cheikh, cet avis a été formulé parce que le hadîth n'était pas parvenu à Cheikh Untel", si tu dis cela même avec respect, donc, c'est que "Ah, tu t'es prononcé contre l'avis de Cheikh Untel ! C'est honteux !" / "Tu manques de respect à Cheikh Untel" / "Tu veux montrer que tu es supérieur à lui" / "Tu cherches à le discréditer" / j'en passe et des meilleures.
D'un autre côté il y en a qui savent que tout 'âlim fait des erreurs, mais le problème avec eux c'est que, pour distinguer l'avis d'un 'âlim qui est une erreur, eux ne se réfèrent pas aux versets coraniques, aux hadîths ou au consensus (ijmâ') des mujtahidûn : eux décrètent le caractère erroné d'un avis selon leur perception propre. Ainsi, un 'âlim dit-il quelque chose qui est différent de ce qu'ils pensaient jusqu'alors, qu'ils s'exclament sans aucune hésitation : "Ce que Cheikh Untel a dit c'est du n'importe quoi ! Parce que Moi J'ai toujours appris telle autre chose depuis que J'étais petit ! Donc ce qui est vrai c'est ce que J'ai appris" / "Cheikh Untel a peut-être cité 2 versets du Coran et 10 hadîths du Prophète pour démontrer ce qu'il dit, mais Moi Je pense que ce n'est pas comme ça : Je pense que…" Certains soufis, eux, se permettent de dire que tel 'âlim a fait une erreur même s'il a cité tel et tel hadîth, parce que "Moi je ressens dans mon coeur que ce n'est pas comme ça...". Certains soufis jouent même un jeu bizarre : quand des ulémas disent de certaines actions qu'elles sont interdites (sur la base de hadîths), ils s'exclament : "Ils ont des oeillères et ne comprennent pas le monde actuel ! Il faut faciliter aux gens la vie, qui est déjà suffisamment compliquée. Il ne faut attirer les gens vers la 'ibâda d'Allah !" ; et quand des ulémas disent de certaines autres actions qu'elles sont autorisées (toujours sur la base de hadîths), les voilà qui affirment : "Ca c'est une fatwa, mais la taqwa veut qu'on s'en abstienne !" Ces soufis jouent donc en quelque sorte à "Pile tu perds, mais face c'est moi qui gagne"...
Il y a donc, disions-nous, de sérieux progrès à accomplir dans notre compréhension des choses et dans notre rapport au Coran et la Sunna (si tant est que nous comprenons ce que ce terme englobe réellement)…
Pour redonner un second souffle au fait de se référer à ce qu'il faut, il faudrait expliquer au public musulman réunionnais que /
- la Shar', c'est Dieu qui l'a faite et c'est le Prophète qui l'a complétée ;
- les ulémas n'en sont que les interprètes ;
- il faut se référer aux ulémas pour ne pas dévier, mais il faut en même temps savoir qu'il arrive à tout 'âlim de faire des erreurs d'interprétations, lesquelles rapporteront non pas un péché mais une récompense inshâ Allâh ;
- dire d'un avis qu'il constitue une erreur d'interprétation, cela ne se fait cependant par sur la base de ce qu'on pensait jusqu'à présent, ni sur des inspirations du coeur : cela ne peut se faire que lorsque de façon qat'î il est établi que cet avis contredit un hadîth authentique et formel existant : l'erreur est alors due au fait que le 'âlim n'a pas eu connaissance de de ce hadîth, ou en avait connaissance mais n'a pas pensé à (dhuhûl) lui.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).