Ce qui est mubâh (purement autorisé) ne constitue pas, en soi, à son échelle d'élément (juz'î), de l'adoration de Dieu. Ibn Taymiyya écrit ainsi : "Nous n'adorons Dieu que par des actes obligatoires ou recommandés ; quant ce qui est simplement permis, cela est compté comme de l'adoration si on le fait avec l'intention d'obéissance" (Qâ'ïda jalîla fi-t-tawassul wa-l-wassîla, p. 162). Le terme "recommandé" englobe ici ce qui est dit : "nafl" également.
Ce qui est purement permis (mubâh) ne constitue donc pas de l'adoration de Dieu en soi. Cependant, deux choses nuancent le caractère mubâh d'un acte donné (et peuvent donc en faire une adoration de Dieu, mais indirecte) :
– l'intention qui le motive ;
– la place qu'on lui donne dans son existence personnelle ou qui devrait lui revenir dans la collectivité.
Ce sont ces deux points que nous allons développer ci-après. L'article de cette page constitue un complément à l'article : Quand on accomplit une action purement autorisée (mubâh), peut-on avoir l'intention que cela rapproche de Dieu ?
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A) Donner à l'action qui est en soi mubâh une place occasionnelle (juz'î) ou une place abondante / généralisée (kullî) dans sa vie ou dans la société :
Ceci influe sur le caractère de cette action. Comprendre cela demande que l'on voit ce qui suit...
A.a) Les règles (ahkâm) qui orientent la vie du croyant sont de plusieurs niveaux (nous l'avons exposé dans un autre article) :
– Niveau 5) Il existe ainsi des règles (ahkâm) qui concernent les éléments (ajzâ') composant une action ('amal). Ces règles, nous les appellerons ici "de niveau extrêmement détaillé" (tafsîlî li-l-ghâya).
Un premier exemple : l'action de manger est composée de plusieurs éléments (ajzâ') : il y a les aliments que l'on consomme (licites ou non), la façon de s'asseoir (le dos appuyé sur quelque chose ou non), le moyen par lequel on porte l'aliment à sa bouche (par la main droite ou par la main gauche), etc. : certains de ces éléments sont 'âdî, d'autres sont ta'abbudî.
Un autre exemple : la prière rituelle (salât) est composée de plusieurs éléments, qui sont tous ta'abbudî : adopter telle et telle postures corporelles, et prononcer telle formule pendant telle posture, etc...
– Niveau 4) Il existe aussi, dans les textes, des règles qui concernent un niveau plus général que le précédent : le statut de l'action elle-même. Nous les désignerons ici comme étant les règles "de niveau détaillé" (tafsîlî).
Ainsi, l'accomplissement de la prière rituelle à telle plage horaire est obligatoire : il s'agit ici de l'action que constitue la prière rituelle (sans regard pour les éléments qui composent cette prière, et que nous avons évoqués dans le niveau précédent).
– Niveau 3) Ensuite il existe des règles qui sont plus générales encore que le niveau précédent : ce sont celles qui concernent l'objectif (maqsûd) qui est visé par l'action détaillée ('amal du niveau précédent). Cet objectif constitue "un niveau plus général" (kullî) que le précédent.
Ainsi, la prière rituelle – comme les autres actions des 'ibâdât – sont des actions de niveau détaillé ; par leur moyen, il est requis de créer et d'augmenter dans son cœur le lien spirituel avec Dieu, ce qui constitue l'objectif, et est donc une obligation de niveau plus général, à atteindre par le moyen des actions détaillées.
Le fait de manger est aussi obligatoire ; et cela a pour objectif que l'homme ne soit pas sous-alimenté (tout en se préservant du gaspillage et de l'égoïsme) ; cependant, contrairement à ce qu'il a fait pour la prière rituelle, ici l'islam n'a pas enseigné combien de fois par jour il faut manger, lesquels des aliments (qui ne sont pas illicites) il faut préférer manger ; il a, au contraire, laissé latitude à l'homme à ce sujet : il s'agit seulement de ne pas rester volontairement sous-alimenté : ceci est aussi une règle "de niveau plus général".
Il est à noter qu'il peut exister différents degrés dans le caractère général (kullî) et le caractère détaillé (tafsîlî) d'une norme (hukm) : si à un extrême, se trouve un hukm qui est purement général et à un autre extrême un hukm purement détaillé, entre les deux le caractère général ou détaillé est relatif : on trouve ainsi des hukm qui sont détaillés selon certains hukm, et généraux selon d'autres (nous l'avons montré dans l'article traitant de cela).
– Niveau 2) Il existe aussi, dans les textes, et par rapport à certaines actions, des quantités de celles-ci qui sont obligatoires. Ainsi, si l'accomplissement de la prière rituelle est possible à tout moment de la journée, il est trois moments qui font exception (car il est alors interdit d'accomplir une prière rituelle facultative), et il est cinq autres moments (ou plutôt cinq autres plages horaires) où la prière rituelle est obligatoire : il s'agit du minimum requis. De même, jeûner est possible toute l'année (exception faite des cinq jours spécifiés), mais jeûner pendant le mois de ramadan est obligatoire : il s'agit du minimum requis dans l'année.
– Niveau 1) Enfin, il existe des règles qui régissent la place de chaque action dans l'ensemble de l'activité de la personne, et dans l'ensemble de la société : ces règles orientent l'homme pour que, de deux actions qui sont toutes deux nécessaires, il sache laquelle est essentielle et laquelle, bien qu'aussi obligatoire, ne doit pas prendre dans le mental ou dans le temps de l'homme une part aussi importante que la première. Quelle place donne-t-on dans ses valeurs et dans sa vie – donc en terme mental et en terme de temps concret – à la prière ? et aux repas ? Ce genre de règles traite donc de la place que l'on donne à l'action dans sa vie ou dans l'ensemble de la société (juz'iyyan, ou kulliyyân ?).
C'est sur la base de ces niveaux 1, 2 et 3 que nous allons dire ce qui suit...
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A.b) Certaines actions sont certes mubâh à un niveau isolé (juz'iyyan), mais sont obligatoires, recommandés, déconseillés ou interdits à un niveau plus global ou plus généralisé (kulliyyan) :
Comme l'a souligné ash-Shâtibî, il est des actes qui sont certes mubâh en tant qu'éléments (juz'iyyan), mais qui, à un niveau global (kulliyyan), deviennent obligatoires ou recommandés ; il y a donc distinction entre le niveau élémentaire (juz'iyyan) et le niveau global (kulliyyan).
L'élémentarité (juz'iyya) ou au contraire la globalité (kulliyya) de la pratique d'une action, cela désigne la place donnée à cette action dans :
– la totalité de la vie du croyant (il s'agit du niveau 1 ou du niveau 2 plus haut évoqués) ;
– la totalité de la société (le niveau 1 plus haut évoqué).
Ash-Shâtibî dit qu'il est ainsi :
– a) des actes qui sont purement autorisés à un niveau élémentaire mais obligatoires à un niveau global : "mubâh juz'iyyan, wâjib kulliyyan" ;
– b) des actes qui sont purement autorisés à un niveau élémentaire mais recommandés à un niveau global : "mubâh juz'iyyan, mandûb kulliyyan" ;
– c) des actes qui sont purement autorisés à un niveau élémentaire mais déconseillés à un niveau global : "mubâh juz'iyyan, mak'rûh kulliyyan" ;
– d) enfin, des actes qui sont purement autorisés à un niveau élémentaire mais interdits à un niveau global : "mubâh juz'iyyan, harâm kulliyyan".
Ceci, explique ash-Shâtibî, est fonction de ce que cette action qui est mubâh au niveau d'élément (juz'î) sert (yakûnu khâdiman) comme principe plus général (asl).
Ainsi :
– l'action élémentaire sert (yakûnu khâdiman) un principe (asl) qui est :
--- dharûrî ou hâjî : l'action qui était purement autorisée au niveau élémentaire en devient obligatoire au niveau global : "mubâh juz'iyyan, wâjib kulliyyan" ;
--- tahsînî : l'action qui était purement autorisée au niveau élémentaire en devient recommandée au niveau global : "mubâh juz'iyyan, mandûb kulliyyan" ;
– l'action élémentaire sert (yakûnu khâdiman) ce qui contredit (yanqudhu) un principe (asl) qui est :
--- tahsînî : l'action qui était purement autorisée au niveau élémentaire en devient déconseillée au niveau global : "mubâh juz'iyyan, mak'rûh [tanzîhiyyan] kulliyyan" ;
--- hâjî ou dharûrî : qui était purement autorisée au niveau élémentaire en devient interdite au niveau global : "mubâh juz'iyyan, harâm kulliyyan" ;
– l'action élémentaire ne sert aucun principe qui est dharûrî, hâjî ou tahsînî à un niveau plus global, ni ne sert ce qui contredit un principe qui est dharûrî, hâjî ou tahsînî à un niveau global : l'action purement autorisée au niveau élémentaire reste alors purement autorisée au niveau global aussi : "mubâh juz'iyyan, mubâh kulliyyan"…
(Cf. Al-Muwâfaqât, ash-Shâtibî, 1/112-115, 122.)
(Cf. Nazariyyat ul-maqâssid 'inda-l-imâm-ish-shâtibî, pp. 143-149.)
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Exemples concrets :
Parmi tous les aliments qui sont licites (halal), consommer tel et tel aliments plutôt que tels autres, les cuire de telle façon plutôt que telle autre, les disposer dans le plat de telle façon plutôt que telle autre, choisir telle heure plutôt que telle autre pour ses repas… tous ces éléments sont mubâh. Cependant, se nourrir est, au niveau global (il s'agit du niveau 2 plus haut évoqué), obligatoire. On dira donc que ces choses sont mubâh juz'iyyan (considérés en tant qu'éléments) – et donc que si l'on s'en prive ici et là, il n'y a aucun mal, car cela relève de son choix personnel –, mais wâjib kulliyyan, obligatoires considérés globalement – puisqu'ils permettent de pratiquer l'impératif de se nourrir.
Au contraire, il est des actes qui sont mubâh de façon isolée mais qui, s'ils viennent à prendre une trop grande place dans notre vie (cette fois il s'agit du niveau 1 plus haut évoqué), tombent dans la catégorie "déconseillée". Ainsi, composer des vers qui ne contreviennent aucunement à l'éthique musulmane est mubâh. Cependant, l'immersion totale dans la poésie, même lorsque le contenu de celle-ci est mubâh, est déconseillée : al-Bukhârî écrit ainsi : "Du fait qu'il est mauvais que la poésie domine [= occupe excessivement] l'homme au point de l'empêcher de penser à Dieu, d'acquérir la connaissance et de lire le Coran" (Sahîh ul-Bukhârî, kitâb ul-adab, bâb 92). Une poésie peut donc être mubâh considérée de façon isolée (juz'iyyan), mais elle devient mak'rûh [tahrîman] si elle occupe trop de place dans sa vie (kulliyan).
La même chose est valable pour tout divertissement qui est en soi autorisé (mubâh) : ce divertissement en devient mauvais (madhmûm) si on s'y adonne abondamment ; car cela consiste à "passer son temps dans ce qui ne rapporte ni un bienfait dunyawî ni un bienfait ukhrawî" (Al-Muwâfaqât, 1/113). Lire notre article au sujet des loisirs et des divertissements.
L'autre critère est celui de la collectivité humaine et des individus qui la composent : une action peut être mubâh au niveau d'un individu mais être aussi obligatoire au niveau de l'ensemble de la collectivité. Ainsi, chaque métier qui est licite, le choisir est mubâh au niveau de chaque individu ; mais la pratique de ce métier est nécessaire au niveau de toute la collectivité. C'est de nouveau un cas de mubâh juz'iyyan, wâjib kulliyyân. Cela s'appelle par ailleurs un fardh 'ala-l-kifâya. Lire notre article au sujet des métiers.
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B) Une action qui est mubâh à un niveau élémentaire (juz'iyyan), avoir l'intention de s'en aider pour pouvoir accomplir une autre action juz'î qui, elle, est requise (matlûb) au niveau élémentaire (juz'iyyan), cela fait de la première action une action de bien ; de même, avoir l'intention de s'aider d'une action qui est mubâh pour pouvoir accomplir une action qui est interdite, cela fait de la première action une action de mal :
Le sommeil, par exemple, ne constitue une adoration de Dieu que si on le fait avec l'intention, réellement vécue de l'intérieur, de se reposer pour pouvoir ensuite mieux remplir ses obligations spirituelles, familiales et sociales. Mu'adh avait ainsi dit à Abû Mûssâ : "Quant à moi, je dors la première partie de la nuit. Puis, ayant ainsi pris ma part de sommeil, je me lève, et je récite ce que Dieu a prédestiné que je (le réciterai). J'espère ainsi la récompense divine pour mon sommeil comme j'espère la récompense divine pour ma récitation" (rapporté par al-Bukhârî, 4086, Muslim, 1824).
Ici une question se pose : Nous venons de voir que, à la différence des actes obligatoires ou recommandés, l'acte purement autorisé (mubâh) ne constitue une adoration que grâce à l'intention ; or l'intention (niyya) est également nécessaire quand on fait un acte obligatoire (fardh / wâjib) ou recommandé (mustahabb), puisqu'il s'agit de faire cet acte avec l'intention de plaire à Dieu et non par routine, sinon l'action n'a pas de valeur. Quelle différence y a-t-il alors entre l'intention à avoir pour l'acte purement autorisé (mubâh) et l'intention à avoir pour l'acte recommandé ou obligatoire ?
La réponse est qu'en ce qui concerne l'acte ta'abbudî – obligatoire ou recommandé –, il faut, pour que cet acte-là soit compté comme acte d'adoration auprès de Dieu, de le pratiquer volontairement avec gaieté (cliquez ici pour en savoir plus). A la différence de l'acte mubâh : il faut, pour en faire un acte d'adoration de Dieu, avoir comme intention de s'aider de cet acte pour pouvoir mieux pratiquer les actes ta'abbudî (Ussûl ut-tashrî' il-islâmî, p. 333). Voilà la différence entre les deux intentions.
Il est à noter que, tout comme une intention louable fait d'un acte purement permis un acte d'adoration, une mauvaise intention fait d'un acte à l'origine purement permis (mubâh) un acte de péché (cf. Nazariyyat ul-maqâssid 'inda-l-imâm-ish-shâtibî, pp. 143-144). Ainsi, celui qui se repose avec, au fond de lui, la ferme intention de pouvoir mieux s'adonner par la suite à ce qui est interdit, celui-là fait un acte au sujet duquel il aura des comptes à rendre devant Dieu (sauf si Celui-ci décide de le lui pardonner).
Lire aussi cet autre article : Quand on accomplit une action des 'âdât qui est "obligatoire" ou "recommandée", faut-il avoir une intention particulière pour que cela rapproche de Dieu ?.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).