Serait-il interdit à la musulmane de regarder le visage d'un homme qui n'est ni son mari ni son proche parent ? Même question pour un homme par rapport au visage d'une femme qui n'est ni son épouse ni sa proche parente...

Deux questions ayant été posées :

1) Dire que la musulmane peut regarder ce qui n'est pas 'awra chez l'homme, cela est contraire au verset qui dit : "Et dis aux croyantes de baisser leur regard" (Coran 24/31) : ce verset est général, et il s'agit donc pour la musulmane de baisser le regard. De même, quand un jour Ibn Umm Maktûm (que Dieu l'agrée) arriva chez lui, le Prophète (sur lui soit la paix) dit à ses épouses Umm Salama et Meymûna (que Dieu les agrée) : "Passez derrière le rideau par rapport à lui" ; le voile avait alors déjà été rendu obligatoire, précise Umm Salama. Comme elles lui rappelèrent que Ibn Umm Maktûm était aveugle, le Prophète leur dit : "Et vous, êtes-vous aveugles ? Ne le voyez-vous pas ?" (at-Tirmidhî, Abû Dâoûd). On voit par là que regarder le visage d'un homme ne peut donc être autorisé pour une musulmane qu'en cas de nécessité (dharûra). Dès lors, montrer aux sœurs le visuel du programme de la mosquée (que cela soit en direct ou que ce soit en différé, après enregistrement, et que cela soit par le biais des ondes d'une chaîne de télévision ou par le biais de l'Internet), cela est interdit, car ces sœurs peuvent alors voir les hommes qui présentent le programme.

2) Des femmes viennent au magasin dans lequel je suis employé, et j'ai d'énormes difficultés à appliquer l'interdiction de regarder leur visage. Comment faire ?

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Réponse :

Il n'est pas interdit à une femme de regarder le visage d'un homme, sauf si elle éprouve alors désir, attirance ou délectation.

De même, il n'est pas interdit à un homme de regarder le visage d'une femme, sauf s'il éprouve alors désir, attirance ou délectation.

Ou sauf si elle ou il sait qu'il y a le risque sérieux (nous y reviendrons plus bas) qu'elle ou il va éprouver cela par rapport à une ou certaines personne(s) précise(s), alors, en amont, elle et il doivent s'abstenir de regarder leur visage.

Ce ressenti qui entraîne l'interdiction de porter le regard vers ce qui n'est pas 'awra (nous verrons ce dont il s'agit) est parfois décrit sous le terme de "شهوة" ("shahwa").
Or il ne s'agit pas seulement du désir charnel (comme l'ont cru certains), mais aussi de la délectation, comme l'a rappelé Ibn Taymiyya ; il écrit : "سواء كانت الشهوة شهوة الوطء أو كانت شهوة التلذذ بالنظر كما يتلذذ بالنظر إلى وجه المرأة الأجنبية، كان معلوما لكل أحد أن هذا حرام" (MF 15/413). En commentaire de ce que al-Haskafî a formulé de même en ces termes : "ولا يجوز النظر إليه بشهوة، كوجه أمرد) فإنه يحرم النظر إلى وجهها ووجه الأمرد إذا شك في الشهوة؛ أما بدونها فيباح ولو جميلا، كما اعتمده الكمال، قال: فحِلُّ النظر منوط بعدم خشية الشهوة مع عدم العورة", Ibn 'Âbidîn ash-Shâmî écrit lui aussi : "قوله بشهوة) لم أر تفسيرها هنا. والمذكور في المصاهرة أنه فيمن ينتشر بالانتشار أو زيادته إن كان موجودا، وفي المرأة والفاني بميل القلب. والذي تفيده عبارة مسكين في الحظر أنها ميل القلب مطلقا، ولعله الأنسب هنا اهـ. ط. قلت: يؤيده ما في القول المعتبر في بيان النظر لسيدي عبد الغني: بيان الشهوة التي هي مناط الحرمة أن يتحرك قلب الإنسان ويميل بطبعه إلى اللذة؛ وربما انتشرت آلته إن كثر ذلك الميلان؛ وعدم الشهوة أن لا يتحرك قلبه إلى شيء من ذلك، بمنزلة من نظر إلى ابنه الصبيح الوجه وابنته الحسناء اهـ" (Radd ul-muhtâr 1/).

Ce ressenti, nous le désignerons ci-après par le terme "تلذذ" ("taladhdhudh"), même si, parfois, lors de citations que nous ferons, il sera aussi désigné par le terme "شهوة", "shahwa".

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A) Dans le Coran :

Dans le passage coranique dont la première question cite une partie, il y a en fait deux versets traitant de ce sur quoi on dirige son regard :
"قُل لِّلْمُؤْمِنِينَ يَغُضُّوا مِنْ أَبْصَارِهِمْ وَيَحْفَظُوا فُرُوجَهُمْ" : "Dis aux croyants de baisser de leur regard et de préserver leur chasteté" (Coran 24/30) ;
"وَقُل لِّلْمُؤْمِنَاتِ يَغْضُضْنَ مِنْ أَبْصَارِهِنَّ وَيَحْفَظْنَ فُرُوجَهُنَّ وَلَا يُبْدِينَ زِينَتَهُنَّ إِلَّا مَا ظَهَرَ مِنْهَا" : "Et dis aux croyantes de baisser de leur regard, de préserver leur chasteté et de ne faire apparaître de leur parure que ce qui en paraît" (Coran 24/31) (cliquez ici et ici pour savoir que représentent les termes "ce qui en paraît").

L'un des commentaires présents ici dit que la particule "مِنْ" ("min") qui précède le mot "أَبْصَارِ" – "regard" – est "تبعيضية" (ce commentaire est visible dans entre autres Tafsîr ul-Qurtubî), ce qui implique qu'il s'agit de certains regards que d'un côté le musulman, et de l'autre la musulmane, doivent baisser (c'est pourquoi nous avons traduit par : "baisser de leur regard" au lieu de : "baisser leur regard").

Ce commentaire signifie :
– que le musulman ne doit pas poser son regard, chez ces personnes :

--- sur ce qui relève de leur 'awra par rapport à lui, même s'il prétend alors de pas ressentir de taladhdhudh (cliquez ici pour découvrir qu'est-ce qui, chez qui, est 'awra par rapport à qui). Seuls les cas de nécessité (dharûra shar'iyya) font ici exception (le cas de ses propres enfants relève de la même veine : il faut respecter leur pudeur, même si pour faire leur toilette quand ils sont en très bas âge on peut bien entendu regarder leur 'awra : ceci relève de nouveau de la dharûra shar'iyya) ;
--- sur ce qui n'est pas 'awra par rapport à lui, alors qu'il éprouve de la taladhdhudh (par exemple par rapport au visage d'une personne précise) ;
– et que par contre le regard reste autorisé (min al-ibâha al-asliyya) par rapport à ce qui n'est pas 'awra par rapport à soi, lorsqu'il n'y a pas taladhdhudh (par exemple par rapport au visage d'une autre personne).

On peut formuler cette règle ainsi :
c'est la 'awra qu'il n'est pas autorisé de regarder (même si on prétend qu'il n'y a alors pas taladhdhudh), la seule exception consistant en les cas de dharûra ;
– mais pour ce qui n'est pas 'awra, c'est même s'il n'y a pas de nécessité (dharûra shar'iyya) qu'il est autorisé de le regarder, à condition toutefois qu'il n'y ait alors pas taladhdhudh. Cette autorisation ne dépend donc pas d'un cas de nécessité, mais existe en tant que principe de base (min al-ibâha al-asliyya).

La même chose peut être dite à propos de la musulmane et de son regard :
– elle ne doit pas regarder, chez autre que son mari, ce qui relève de la 'awra par rapport à elle (lire notre article susmentionné pour découvrir qu'est-ce qui, chez qui, est 'awra par rapport à qui). Seuls les cas de nécessité (dharûra shar'iyya) font ici exception ;
– ce qui relève pas de la 'awra, elle peut regarder ; sauf s'il y a taladhdhudh ou si elle sait qu'il y a le risque sérieux qu'elle ressente de la taladhdhudh (nous reviendrons plus bas sur ce que c'est que "savoir qu'il y a un risque sérieux").

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Certes, d'après un autre commentaire, la particule "مِنْ" ("min") qui précède le mot "أَبْصَارِ" – "regard" – est "زائدة" (et n'a donc pas de sens). Cependant, il est évident que la règle ne peut pas être générale : ces deux versets ne veulent pas dire qu'il s'agirait de garder continuellement le regard baissé par terre. Non, c'est par rapport à quelque chose de précis que  le musulman, dans le premier verset, et la musulmane, dans le second verset, ont ici obligation de baisser leur regard. C'est ce qu'a ainsi exprimé Qatâda : "قول الله عز وجل: قل للمؤمنين يغضوا من أبصارهم ويحفظوا فروجهم. وقال قتادة: عما لا يحل لهم" (Sahîh ul-Bukhârî ta'lîqan, kitâb ul-istîdhân, bâb 2). Qu'est-ce donc qu'il est interdit de regarder ? Cela n'est pas précisé dans le verset. Mais, de nouveau, il s'agit de la 'awra d'autrui. C'est seulement par rapport à la 'awra d'autrui, ainsi que par rapport à ce qui n'est pas 'awra mais quand on est en situation réelle ou en risque élevé (cf. infra) de taladhdhudh, qu'on a l'obligation de baisser son regard.

Ce que nous venons de dire en commentaire de ces versets est appuyé par les faits suivants, extraits de la Sunna...

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B) Dans la Sunna :

– B.a) Le Prophète (sur lui soit la paix) montre à son épouse Aïcha (que Dieu l'agrée) des hommes en train de faire une démonstration avec leurs lances et boucliers :

Le Prophète (sur lui soit la paix) a fait regarder Aïcha (que Dieu l'agrée) le jeu des Abyssiniens (avec leurs lances) dans la mosquée : "عن عائشة رضى الله عنها قالت: رأيت النبى صلى الله عليه وسلم يسترنى بردائه، وأنا أنظر إلى الحبشة يلعبون فى المسجد، حتى أكون أنا الذى أسأم، فاقدروا قدر الجارية الحديثة السن الحريصة على اللهو" (rapporté par al-Bukhârî, 4938, etc.) (d'après l'une des interprétations, il s'agirait de la cour de la mosquée). Ibn Hajar écrit que ceci se passa en l'an 7 de l'hégire, et Aïcha avait alors 16 ans (Fat'h ul-bârî 9/418). De ce hadîth avec Aïcha, al-Bukhârî a déduit : "باب نظر المرأة إلى الحبش ونحوهم من غير ريبة" : "Le fait que la femme regarde des Abyssiniens et semblables à eux, sans rîba" (Sahîh ul-Bukhârî, kitâb un-nikâh, bâb n° 113).

Certes, il y a le hadîth suivant : "عن أم سلمة قالت كنت عند رسول الله صلى الله عليه وسلم وعنده ميمونة فأقبل ابن أم مكتوم وذلك بعد أن أمرنا بالحجاب؛ فقال النبى صلى الله عليه وسلم: احتجبا منه. فقلنا يا رسول الله أليس أعمى لا يبصرنا ولا يعرفنا؟ فقال النبى صلى الله عليه وسلم: أفعمياوان أنتما ألستما تبصرانه" : ici où on voit le Prophète dire à ses épouses Umm Salama et Meymûna (que Dieu les agrée), lorsque Ibn Umm Maktûm (que Dieu l'agrée), qui était aveugle, vint chez lui : "Ihtajibâ minh" (ce que l'on peut traduire par : "Passez derrière le rideau par rapport à lui"). Le voile avait alors déjà été rendu obligatoire, précise Umm Salama. Comme elles lui rappelèrent qu'il était aveugle, le Prophète leur dit : "Et vous, êtes-vous aveugles ? Ne le voyez-vous pas ?" (at-Tirmidhî, 2778, Abû Dâoûd, 4112).

C'est vrai.

Cependant :
– à considérer que ce hadîth soit authentique (ce qui est l'avis entre autres de Ibn Hajar : Fat'h ul-bârî 9/418), il concerne uniquement les épouses du Prophète (sur lui soit la paix) (c'est ainsi que Abû Dâoûd a interprété ce hadîth dans son Sunan après l'avoir rapporté : "قال أبو داود: هذا لأزواج النبى صلى الله عليه وسلم خاصة؛ ألا ترى إلى اعتداد فاطمة بنت قيس عند ابن أم مكتوم قد قال النبى صلى الله عليه وسلم لفاطمة بنت قيس: اعتدى عند ابن أم مكتوم فإنه رجل أعمى تضعين ثيابك عنده" : Abû Dâoûd fait valoir ici que ce hadîth présente chose différente de ce qu'il présente à propos de ce que le Prophète a dit à Fâtima bint Qayss par rapport à ce même Ibn Umm Maktûm : Muslim 1480, Abû Dâoûd 2284) ;
– et, même en ce qui concerne les épouses du Prophète, ce hadîth montre seulement ce qu'il est mieux de faire (al-wara') (Tuhfat ul-ahwadhî), vu que le hadîth relatif à Aïcha regardant le jeu des Abyssiniens prouve l'autorisation (jawâz) de faire différemment, même pour les épouses du Prophète.

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B.b) Un transmetteur décrit le visage d'une musulmane ayant posé une question au Prophète (sur lui soit la paix) :

Un jour de Eid, le Prophète (sur lui soit la paix) était allé faire un autre discours pour les femmes qui, parce qu'éloignées, n'avaient pas pu entendre le sermon prononcé immédiatement après la prière (salât ul-'îd). Cet événement est relaté par différents Compagnons… Tous mentionnent en substance que le Prophète leur a alors dit : "Donnez l'aumône".

Jâbir relate : "عن جابر بن عبد الله قال شهدت مع رسول الله صلى الله عليه وسلم الصلاة يوم العيد فبدأ بالصلاة قبل الخطبة بغير أذان ولا إقامة ثم قام متوكئا على بلال فأمر بتقوى الله وحث على طاعته ووعظ الناس وذكرهم ثم مضى حتى أتى النساء فوعظهن وذكرهن فقال: تصدقن فإن أكثركن حطب جهنم. فقامت امرأة من سطة النساء سفعاء الخدين فقالت: لم يا رسول الله؟ قال: لأنكن تكثرن الشكاة وتكفرن العشير. قال فجعلن يتصدقن من حليهن يلقين فى ثوب بلال من أقرطتهن وخواتمهن" : Le Prophète a dit aux femmes, un jour de Eid ul-fitr, après le sermon : "Donnez l'aumône (…)." Il relate que, suite à ce que le Messager de Dieu dit ensuite (à savoir qu'elles seront plus nombreuses dans la Géhenne : cliquez ici pour lire le commentaire de cela), "une femme, du milieu* du groupe des femmes, aux joues rembrunies ("saf'â' ul khaddayn"), s'est levée et a dit : "Pourquoi donc, ô Messager de Dieu ?"" (…) (Muslim 885) (* c'est l'une des deux traductions possibles : voir Shar'h Muslim).

Par ailleurs, Asmâ' bint Yazîd relate du Prophète un propos similaire à celui relaté par Jâbir, avant d'ajouter : "J'ai alors interpellé le Messager de Dieu – j'osais devant lui – : "Pourquoi donc, ô Messager de Dieu ?"" (…) (Fat'h ul-bârî, Ibn Hajar, 2/603, citant ce qu'"ont rapporté al-Bayhaqî, at-Tabaranî, et autre qu'eux"). La femme dont l'identité n'est pas précisée dans la relation de Jâbir et dont il y est dit qu'elle avait les joues rembrunies pourrait donc être Asmâ' bint Yazîd.

On voit ici que cette femme a pu se lever devant tout le monde, et le transmetteur a regardé son visage en tout bien tout honneur, et l'a décrit.

(Le fait est que c'étaient certaines musulmanes seulement qui se voilaient le visage. Toutes ne portaient pas le voile du visage. Cliquez ici pour en savoir plus. Par ailleurs le Prophète, sur lui soit la paix, n'a pas dit – comme on l'entend parfois – que "si un mari a réellement de la ghayra, alors il ne peut pas tolérer que le visage de son épouse soit visible".)

Certains frères disent que cet événement date d'une époque antérieure, et a été abrogé par le verset du voile, présent en Coran 33/53.

Cependant, cette affirmation ne semble pas pertinente...
- Le fait est que Ibn Abbâs a relaté : "عن ابن عباس رضى الله عنهما قال شهدت الصلاة يوم الفطر مع رسول الله - صلى الله عليه وسلم - وأبى بكر وعمر وعثمان فكلهم يصليها قبل الخطبة ثم يخطب بعد. فنزل نبى الله صلى الله عليه وسلم فكأنى أنظر إليه حين يجلس الرجال بيده، ثم أقبل يشقهم حتى أتى النساء مع بلال فقال: يا أيها النبى إذا جاءك المؤمنات يبايعنك على أن لا يشركن بالله شيئا ولا يسرقن ولا يزنين ولا يقتلن أولادهن ولا يأتين ببهتان يفترينه بين أيديهن وأرجلهن حتى فرغ من الآية كلها. ثم قال حين فرغ: أنتن على ذلك ؟ وقالت امرأة واحدة لم يجبه غيرها: نعم يا رسول الله، لا يدرى الحسن من هى. قال: فتصدقن. وبسط بلال ثوبه فجعلن يلقين الفتخ والخواتيم فى ثوب بلال" : le Prophète, un jour de Eid, le Prophète, après avoir fait le sermon, s'est rendu auprès des femmes, a récité devant elles le verset 60/12, puis leur a demandé si elles étaient fidèles à l'engagement que communique ce verset ; une femme lui a répondu : "Oui, ô Messager de Dieu." Le Prophète a dit : "Donnez l'aumône" (al-Bukhârî, 936, 4613, Muslim 884). An-Nawawî a écrit quelque chose qui indique que ce récit relaté par Ibn Abbâs et celui relaté par Jâbir concernent le même événement (cf. Shar'h Muslim, 6/172). Et ce verset 60/12 a été révélé suite au pacte de al-Hudaybiya, lequel a eu lieu en dhu-l-qa'da de l'an 6 de l'hégire.
- Or le verset du voile a été révélé suite au mariage du Prophète avec Zaynab, lequel a eu lieu soit en l'an 3, soit en l'an 4 (un autre avis allant tout au plus jusqu'à l'an 5 de l'hégire) (cliquez ici).
- Le jour de Eid où l'événement avec Asmâ' bint Yazîd s'est passé est donc bel et bien postérieur à la révélation du verset du voile. Ce verset du voile n'a donc pas fait interdiction à l'homme de regarder (en tout bien tout honneur) le visage d'une femme.

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C) Quelques dires de ulémas sur le sujet :

Nous avons vu que al-Bukhârî a écrit comme titre (tarjama) sur le hadîth de Aïcha suscité : "باب نظر المرأة إلى الحبش ونحوهم من غير ريبة" : "Le fait que la femme regarde des Abyssiniens et semblables à eux, sans rîba" (Sahîh ul-Bukhârî, kitâb un-nikâh, bâb n° 113). S'il y a "rîba", il n'est donc plus autorisé de regarder.

Qu'est-ce donc que ce rîba ?

Ce "rîba" consiste en le fait que l'on ressente concrètement de la "taladhdhudh", mais aussi en le fait que l'on est dans une situation où l'on sait qu'il y a pour soi le risque réel que l'on ressente de la taladhdhudh par rapport à une personne précise (donc le fait de ne pas : "être à l'abri de la taladhdhudh / shahwa"). Le fait est que si une musulmane sait qu'elle risque de ressentir de la taladhdhudh lorsque regardant le visage de tel homme précis, alors elle doit, en amont, s'abstenir de regarder celui-ci ; il s'agit d'une mesure de précaution, sadd udh-dharî'a, que l'on applique à sa propre personne.

Ibn 'Abd il-Barr écrit : "Et à tout (homme) qui le regarde sans rîba ni chose détestée, il est autorisé de regarder d'elle cela [= le visage et les mains]. Pour ce qui est du regard avec shahwa, quand il est interdit de la regarder dans ses vêtements avec shahwa, qu'en sera-t-il de son visage découvert ?" (At-Tamhîd, cité dans Tahrîr ul-mar'a 4/85).

Al-Qudûrî écrit de même : "Il est autorisé à la femme de regarder chez l'homme ce que l'homme peut regarder chez l'homme, si elle est à l'abri de la shahwa". En commentaire, al-Marghînânî écrit : "car homme et femme sont égaux par rapport au fait de regarder ce qui n'est pas 'awra" (Al-Hidâya 2/444). Cette règle de l'autorisation s'applique donc au cas où on n'est pas en train de ressentir concrètement de la taladhdhudh et où on n'est pas dans une situation de risque réel de ressentir de la taladhdhudh.

Al-Qudûrî écrit : "Il n'est autorisé à l'homme de regarder, chez la femme qui est ajnabiyya [ni son épouse ni sa proche parente], que son visage et ses paumes ; s'il n'est pas à l'abri de (ressentir) la shahwa, alors il ne regardera pas son visage, sauf en cas de nécessité" (Al-Hidâya 2/442). L'autorisation est, ici encore, conditionnée au fait de ne pas ressentir de la taladhdhudh, et de ne pas être en situation de risque réel de ressentir de la taladhdhudh.

Quand sait-on "qu'il y a le risque réel que l'on ressente de la taladhdhudh" ?
On sait cela quand :
– on est certain (yaqîn) que l'on va ressentir de la taladhdhudh par rapport à une personne précise ;
– on sait qu'il est fortement probable (zann ghâlib) que l'on va ressentir cela ;
– on sait qu'il est possible (mustawi-t-tarafayn) que l'on va ressentir cela.
(Cf. Al-Hidâya 2/442, 444).
Par contre, quand :
– quand la probabilité de le ressentir est moindre (marjûh ul-ihtimâl), alors regarder ce qui n'est pas 'awra reste autorisé.

Dans le même ordre d'idées, le contemporain Abû Chuqqa écrit qu'il faut éviter les conversations qui sont faites de façon longue et répétée avec la même personne ; cela par mesure de précaution, sadd udh-dharî'a, précise-t-il. Sauf si on ne peut faire autrement, précise-t-il aussi (Tahrîr ul-mar'a fî 'asr ir-rissâla, 2/96-97).

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D) Quelques hadîths autres que ceux mentionnés au point B, et leur interprétation :

- Pendant le pèlerinage en l'an 10 de l'hégire, lors de la journée du sacrifice à Minâ, le Prophète (sur lui soit la paix) s'était installé sur sa monture pour répondre aux questions que les gens venaient lui poser. Il avait pris en croupe derrière lui son cousin, le jeune al-Fadhl ibn Abbâs. Une femme khath'amite vint poser au Prophète une question à propos de son père âgé. "La beauté de cette femme plut alors à al-Fadhl, qui se mit à la regarder" raconte le transmetteur. "Et le Prophète détourna le visage de al-Fadhl de l'autre côté" : "عن عبد الله بن عباس رضي الله عنهما، قال: أردف رسول الله صلى الله عليه وسلم الفضل بن عباس يوم النحر خلفه على عجز راحلته، وكان الفضل رجلا وضيئا، فوقف النبي صلى الله عليه وسلم للناس يفتيهم، وأقبلت امرأة من خثعم وضيئة تستفتي رسول الله صلى الله عليه وسلم، فطفق الفضل ينظر إليها، وأعجبه حسنها، فالتفت النبي صلى الله عليه وسلم والفضل ينظر إليها، فأخلف بيده فأخذ بذقن الفضل، فعدل وجهه عن النظر إليها، فقالت: يا رسول الله، إن فريضة الله في الحج على عباده، أدركت أبي شيخا كبيرا، لا يستطيع أن يستوي على الراحلة، فهل يقضي عنه أن أحج عنه؟ قال: «نعم" (al-Bukhârî, 5874 etc., et Muslim, 1334) (dans les autres versions il est relaté que cette femme aussi regarda al-Fadhl : "فجعل الفضل ينظر إليها، وتنظر إليه").
Ici, si le Prophète détourna le visage de al-Fadhl, c'est parce qu'il voyait bien que le regard de al-Fadhl vers le visage de cette femme n'était pas neutre.

- Jarîr ibn Abdillâh relate : "عن جرير قال سألت رسول الله صلى الله عليه وسلم عن نظرة الفجأة فقال: اصرف بصرك" : "J'ai questionné le Messager de Dieu au sujet du regard inattendu. Il m'a dit : "Détourne ta vue"" (Muslim 2159, Abû Dâoûd 2148, at-Tirmidhî 2776).
A la lumière des hadîths que nous avons vus en B, ceci évoque le regard qui s'est posé involontairement sur une 'awra, par exemple parce que le vent a fait se soulever un rideau, ou autre chose de ce genre : il s'agit alors de détourner le regard avec dignité.

- Le Prophète a également dit à 'Alî : "يا على لا تتبع النظرة النظرة فإن لك الأولى وليست لك الآخرة" : "'Alî, ne fais pas suivre le regard d'un autre regard ; car le premier regard est (excusé) pour toi, et le dernier n'est pas (excusé) pour toi" (Abû Dâoûd 2149, at-Tirmidhî 2777).
Il s'agit toujours ici du "regard de soudaineté" évoqué dans le hadîth précédent, et, ici encore, à la lumière des hadîths cités en B, il est question :
– du regard qui s'est posé involontairement sur une 'awra ;
– ou du regard qui s'est posé, volontairement ou non, sur ce qui n'est pas 'awra mais qui a engendré une taladhdhudh.
Il s'agit alors de ne pas prolonger ce regard et de détourner avec dignité les yeux.

- Tout ceci concerne le regard du musulman par rapport à la musulmane, mais aussi par rapport à la non-musulmane. Ainsi : "وقال سعيد بن أبى الحسن للحسن: إن نساء العجم يكشفن صدورهن ورءوسهن. قال: اصرف بصرك عنهن. يقول الله عز وجل: قل للمؤمنين يغضوا من أبصارهم ويحفظوا فروجهم" : Sa'îd demanda un jour à son frère al-Hassan al-Basrî : "Des femmes non-arabes [et non-musulmanes] ne portent pas de vêtements sur (le haut de) leur poitrine ni sur leur tête." Al-Hassan répondit : "Détourne ton regard d'elles ; Dieu dit : "Dis aux croyants de baisser de leur regard et de préserver leur chasteté"" (cité par al-Bukhârî ta'lîqan, kitâb ul-istîdhân, bâb 2).

- Jusqu'ici nous avons surtout évoqué le regard vers des personnes de l'autre sexe. Cependant, le Prophète a aussi dit : "لا ينظر الرجل إلى عورة الرجل ولا المرأة إلى عورة المرأة" : "L'homme ne regardera pas la 'awra de l'homme, ni la femme la 'awra de la femme. (...)" (Muslim 338).
Cet autre hadîth rappelle qu'il existe aussi la 'awra chez les personnes du même sexe (lire notre article susmentionné pour découvrir qu'est-ce qui, chez l'homme, est 'awra par rapport à l'homme, et qu'est-ce qui, chez la femme, est 'awra par rapport à la femme).

- Le Prophète a dit : "فزنا العين النظر" : "(...) L'adultère des yeux est le regard. (...)" (al-Bukhârî 6238 etc., Muslim 2657).
A la lumière des hadîths que nous avons vus en B, ce hadîth-ci parle du "regard vers ce qu'il n'est pas autorisé de regarder" (Fat'h ul-bârî, commentaire de ce hadîth), donc :
– du regard porté volontairement sur ce qui par rapport à soi est 'awra, alors même qu'on ne se trouve pas dans un cas de nécessité absolue, dharûra ;
– et du regard porté volontairement sur ce qui n'est pas 'awra, mais qu'accompagne de la taladhdhudh.
Ce sont ces deux types précis de regards qui constituent "l'adultère des yeux".

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E) Pourquoi cette règle en islam ?

Il est tout à fait normal d'être attiré par la beauté physique humaine. C'est en fait la mafsada que le fait de contempler la beauté physique d'un(e) autre que son(sa) conjoint(e) constitue, par rapport à ce qu'elle entraîne pour la spiritualité vis-à-vis de Dieu, qui a fait que l'islam enseigne à l'homme de baisser de son regard et de ne se délecter que de la beauté physique de son époux(se). Cliquez ici pour en savoir plus.

Parfois certains disent que c'est Dieu qui a créé la beauté humaine et qu'on ne saurait dire qu'Il ne veut pas qu'on admire le Beau et qu'on médite ainsi sur Sa Puissance.
Mais, en fait, si cette maslaha de méditer sur la Puissance de Dieu au travers de cette contemplation est en théorie possible, elle se trouve concurrencée par la mafsada que la contemplation de cette création précise, chez un(e) autre que son(sa) conjoint(e), constitue, comme nous venons de le voir ; cette mafsada l'emporte donc sur cette maslaha, et c'est pourquoi Dieu a interdit cette action. On se contentera dès lors d'admirer le Beau au travers des créatures non-humaines (étoiles, paysages, fleurs), cette mafsada étant alors absente... C'est donc par la contemplation de paysages minéraux, de plantes végétales et de créatures animales que l'on méditera sur la Puissance de Dieu.

Avoir des relations intimes hors cadre autorisé est un interdit de niveau "harâm" et constitue un des plus grands péchés (kabîra). Quant au fait de regarder volontairement ce qui n'est pas 'awra avec délectation, cela est un interdit de niveau "mak'rûh tahrîman" et constitue un petit péché (saghîra) (comme Ibn Abbâs l'a dit au sujet du hadîth qui dit entre autres : "L'adultère des yeux est le regard" : al-Bukhârî 6238 etc., Muslim 2657). Cependant, faire continuellement un petit péché transforme celui-ci en grand péché. Par ailleurs, même pour un petit péché on n'est jamais certain d'obtenir le pardon divin. Il faut donc faire des efforts sur soi-même pour se préserver de ce péché aussi (lire les points G.C et H dans notre article parlant des petits et des grands péchés).

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F) Un dire qu'une version de l'Evangile attribue à Jésus fils de Marie (sur eux soit la paix) :

Lisant les normes de l'islam en la matière (telles que par exemple exposées dans cet article), certains chrétiens disent trouver excessive cette interdiction islamique de regarder la beauté des personnes de l'autre sexe lorsque l'accompagne du désir ou de la délectation.

Pourtant, le dire suivant, que Matthieu attribue à Jésus fils de Marie, n'enseigne-t-il pas quelque chose de voisin : "Vous avez appris qu'il a été dit : Tu ne commettras pas d'adultère. Et moi, je vous dis : Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l'adultère avec elle" (Evangile d'après Matthieu, 5/27-28 ; traduction de la TOB, 1997).

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G) Réponse concrète aux deux questions - Rappel qu'il existe également d'autres règles que celle relative au regard :

Ceci nous permet de répondre à la première question : il n'y a pas d'interdiction à ce que le programme soit retransmis ; sur l'Internet de nombreux enregistrements de cheikhs existent ainsi, et peuvent être visionnés par les sœurs ; ici encore, il y a cependant la condition suscitée : les pensées et le cœur doivent demeurer "neutres".

Ceci nous permet de répondre également à la seconde question : Le visage de la femme ne faisant pas partie de sa 'awra, il n'y a aucune interdiction à ce que le musulman regarde le visage de la dame qui vient lui parler dans par exemple le cadre de son activité professionnelle ou qu'il est amené à rencontrer dans le cadre administratif ; la même chose peut être dite par rapport à la professeure de son enfant, à l'école, et par rapport à bien d'autres cas, on l'on est amené à regarder et à parler (il ne s'agit pas des cas de "curiosité déplacée", du genre "Ah, aujourd'hui je vais enfin voir à quoi Madame Untel peut bien ressembler"). Par contre, même dans ces cas où il est amené à regarder et à parler, le musulman doit rester vigilant vis-à-vis de ses pensées et de son cœur : il faut qu'il demeure "neutre".

Il y a par ailleurs d'autres règles encore à respecter lors de la présence d'hommes et de femmes : cliquez ici pour en savoir plus.

Comme nous l'avons vu aussi, si une musulmane sait risquer ressentir de la taladhdhudh lorsque regardant le visage de tel homme précis, ou si un musulman sait risquer ressentir de la taladhdhudh lorsque regardant le visage de telle dame précise, alors elle et il doivent, en amont, s'abstenir de regarder ceux-ci ; sauf s'il y a un cas de réel besoin (hâja).

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H) Considérer le risque de ressentir la taladhdhudh comme étant présent de façon généralisée ?

Il est certains ulémas qui sont d'avis que si ce qui a été exposé jusqu'ici est en soi (fî nafsihî) autorisé dans les textes, aujourd'hui, par rapport au contexte, il s'agit, par mesure de précaution (sadd ul-bâb), de l'interdire de façon généralisée : ils disent que les musulmans ne doivent donc pas regarder le visage d'une femme (même si le regard est neutre), car "il y a, de façon générale, crainte de fitna" ; seuls les cas de nécessité absolue (dharûra shar'iyya) restent autorisés; et que les musulmanes ne doivent pas regarder le visage d'un homme (même si le regard est neutre), car "il y a, de façon générale, crainte de fitna" ; seuls les cas de nécessité absolue (dharûra shar'iyya) restent autorisés.

C'est un avis qui mérite le respect de chacun, même de celui qui est en désaccord avec. L'ironie et la dérision des avis des ulémas, cela ne devrait pas être notre façon de faire.
Par contre il est possible d'exprimer son désaccord vis-à-vis de cet avis, avec respect et dans la sérénité. Ce désaccord peut s'appuyer sur le rappel qu'il s'agit de s'abstenir d'appliquer de façon excessive le principe de précaution, et sur la perception qu'ici ce serait bien le cas.

Ceux qui, malgré l'exposé du désaccord et de l'argumentation, ne sont pas convaincus et restent attachés à l'avis de précaution appliqué de façon générale devraient pour leur part s'abstenir de présenter l'autre avis comme étant "contraire aux textes" et de crier au scandale, et devraient se souvenir que l'avis auquel eux adhèrent est un avis de précaution et non un avis donné tel quel dans les textes : les deux n'étant pas du même niveau, il ne s'agit pas de présenter cet avis comme s'il était donné ainsi dans les textes, et l'autre comme constituant "de l'égarement".

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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