Question :
Des frères sont venus dans notre mosquée et, en nous voyant utiliser des chapelets (sub'ha) pour comptabiliser les formules d'évocation (tasbîh, tahmîd, takbîr, tahlîl, etc.) que nous récitons, nous ont dit que l'utilisation du chapelet était une bid'a et que nous étions donc des mubtadi'. Est-ce vrai ?
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Réponse :
Certains ulémas disent effectivement que l'utilisation du chapelet pour comptabiliser les formules d'évocation que l'on récite est bid'a, et que la comptabilisation doit être faite uniquement sur les doigts de la main.
Mais d'autres ulémas disent que s'il est mieux que la comptabilisation soit faite sur les doigts de la main, il reste autorisé qu'elle soit faite par des noyaux de fruits, ou des petits cailloux, ou encore un chapelet : cela n'est pas bid'a.
Comme nous allons le voir, on ne peut pas dire que ce second avis soit totalement erroné. Or, lorsque les deux avis en présence "tiennent la route" ("li-l-ikhtilâfi fi-l-mas'alati massâgh") de la sorte, on devrait s'abstenir de traiter celui qui pratique l'un d'eux de mubtadi'.
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1) Ce que le Prophète (sur lui soit la paix) a fait et a dit :
Abdullâh ibn 'Amr relate qu'il a vu le Prophète (sur lui soit la paix) comptabiliser le tasbîh par sa main (Abû Dâoûd 1502, at-Tirmidhî 3486).
Le Prophète a également dit à des musulmanes : "Faites le tasbîh, le tahlîl et le taqdîs, et ne soyez pas insouciantes de sorte que vous oubliez la miséricorde (divine). Comptez sur les phalanges, car elles seront questionnées, on les fera parler" (Abû Dâoûd 1501, at-Timidhî 3583, hadîth hassan d'après al-Albânî).
Dans ce propos du Prophète, la motivation ('illa) de cette recommandation a été clairement mentionnée : il s'agit du fait que les phalanges de doigts témoigneront de cette utilisation qu'on aura fait d'elles (Nayl ul-awtâr 2/340).
A cause de cette raison, qu'on ne pourra pas atteindre par le biais d'un autre moyen, même ceux qui sont d'avis qu'il est autorisé d'utiliser des noyaux, des cailloux ou un chapelet disent que, pour comptabiliser les formules d'évocation, il est mieux d'utiliser ses doigts plutôt que ces autres moyens (nous y reviendrons plus bas).
Quant au hadîth "Ni'ma-l-mudhakkiratu : as-subh'a", il est soit dha'îf, soit mawdhû' d'après al-Albânî (Silsilat ul-ahâdîth idh-dha'îfa, n° 83).
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2) Deux autres hadîths relatifs à la comptabilisation des formules d'évocation par des noyaux ou des cailloux :
Une première relation montre le Prophète voir une musulmane devant qui se trouvaient des noyaux ou des cailloux, par lesquels elle comptabilisait les tasbîh ; il lui a dit quelque chose au sujet d'une formule plus simple qu'elle pourrait réciter, mais n'a fait aucun reproche au sujet de la comptabilisation par ce moyen (Abû Dâoûd 1500, at-Tirmidhî 3568).
Une seconde relation montre le Prophète entrer chez son épouse Safiyya et voir devant elle 4000 noyaux par lesquels elle comptabilisait les tasbîh qu'elle faisait ; ici aussi, on le voit lui dire quelque chose au sujet d'une formule plus complète qu'elle pourrait réciter, mais ne faire aucun reproche au sujet de la comptabilisation par ce moyen (at-Tirmidhî 3554).
Cependant, écrit Cheikh Albânî, ces deux relations ne sont pas authentiques, à cause de la présence, dans la chaîne de la première, d'un Khuzayma (qui est maj'hûl), et de la présence, dans celle de la seconde, de Hâshim ibn Sa'îd (qui n'est pas fiable) (at-Tirmidhî lui-même a écrit quelque chose au sujet de la seconde relation).
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3) Par ailleurs :
Al-Albânî dit que Abdullâh ibn Mas'ûd a qualifié de bid'a l'utilisation du chapelet et même de cailloux pour comptabiliser le tasbîh (rapporté par Ibn Wadhdhâh al-Qurtubî : Silsilat ul-ahâdîth idh-dha'îfa, tome 1, pp. 185-186, avec la note sur la page 191).
Il cite de même que Ibrâhim an-Nakha'î interdisait à sa fille d'aider des musulmanes à confectionner le fil qu'elles employaient pour les chapelets (rapporté par Ibn Abî Shayba : Silsilat ul-ahâdîth idh-dha'îfa, tome 1, pp. 191-192).
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Est-ce à dire que l'utilisation de noyaux ou d'un chapelet avec pour seul objectif de comptabiliser les formules d'évocation que l'on récite est forcément bid'a et que celui qui y a recours est mubtadi' ?
Une telle entreprise serait malvenue, car un autre avis existe sur le sujet, fondé sur une interprétation qui, elle aussi, "tient la route".
Car même si les hadîths relatés en 2 ne sont pas authentiques, et même si en 1 nous avons vu que le Prophète a recommandé de comptabiliser les tasbîh, il demeure qu'il s'agit là non pas d'une action nouvelle (il ne s'agit pas d'une nouvelle forme de dhikr), mais seulement d'un moyen différent, permettant de remplir le même objectif : la comptabilisation. Nous sommes bien dans le domaine des 'ibâdât, mais ce n'est pas l'action ('amal) qui a été remplacée par quelque chose d'équivalent, c'est le moyen (wassîla) constituant un élément relatif à cette action (la comptabilisation) qui peut changer : ce moyen peut être celui stipulé par le Prophète (les doigts) comme il peut être un objet (des noyaux, ou un chapelet) permettant de remplir le même objectif ; et si cette analogie (ta'diyat us-salâhiyya) a été possible, c'est parce que cet élément n'est pas ta'abbudî mahdh mais ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ. Il ne s'agit donc pas de se demander seulement si cet élément est en relation avec le domaine des 'ibâdât ou des 'âdât, il s'agit de se demander aussi si cet élément est ta'abbudî mahdh ou bien ta'abbudî ma'qûl ul-ma'nâ (lire un autre article et encore un autre article pour en savoir plus).
Ibn Taymiyya a écrit ce qui suit :
– d'une part il a dit : "comptabiliser les tasbîh sur les doigts est sunna" ;
– puis il a dit : "les comptabiliser par les noyaux et les cailloux et chose semblable, cela est bien" ;
– mais ensuite, à propos de les comptabiliser par le chapelet ("mâ yuj'alu fî nizâm min al-kharaz wa nah'wih") [ce qu'on nomme aujourd'hui "sub'ha"], il a relaté la divergence d'avis sur le sujet :
--- cela "est déconseillé d'après certains" ;
--- cela est "non-déconseillé d'après certains" ;
--- puis il a exprimé ce qu'il pense lui-même : si on a besoin (hâja) du chapelet, et si on ne l'utilise pas en ayant l'intention de se faire remarquer ni en faisant ce qui est présomption (mazinna) de se faire remarquer (comme l'est le fait de le mettre dans son cou ou de l'attacher à son poignet), alors l'utilisation du chapelet est "bien, non déconseillée" (Majmû' ul-fatâwâ, 22/506-507).
On voit dans ce propos que l'utilisation du chapelet est "bien, non-déconseillée" sous les conditions évoquées, bien que comptabiliser les tasbîh sur ses doigts demeure mieux. La raison en est que, lorsque le Prophète a recommandé à des musulmanes de comptabiliser sur leurs doigts, il a clairement mentionné la motivation ('illa) de cela : les phalanges de doigts témoigneront de cette utilisation qu'on aura fait d'elles (Nayl ul-awtâr 2/340). Or on ne peut pas réaliser ce motif par le biais d'un autre moyen que ses doigts, et il demeure donc mieux d'utiliser ceux-ci pour comptabiliser les formules d'évocation. Cependant, s'agissant d'un simple moyen (wassîla) différent pour comptabiliser, et non d'une action nouvelle, le chapelet est quand même autorisé.
Ibn ul-Qayyim écrit lui aussi : "De la comptabilisation du tasbîh par les doigts, et du fait que cela est mieux que le chapelet" (Al-Wâbil us-sayyib, p. 191).
Al-Haskafî écrit de même : "Il est autorisé ("لا بأس") d'utiliser le chapelet, quand cela est fait sans ostentation" (Ad-Durr ul-mukhtâr 2/421).
Ibn ul-'Uthaymîn a lui aussi dit que l'utilisation d'un chapelet (sub'ha) n'est pas bid'a, vu que ce n'est pas une nouvelle action par laquelle on rend le culte, mais un simple moyen différent pour comptabiliser ; lui aussi a ajouté qu'il est cependant mieux de comptabiliser les tasbîh etc. avec ses doigts. Il dit : "التسبيح بالمسبحة لا نقول إنه بدعة، لأن التسبيح لا يقصد به التعبد. قصدي أن عقد التسبيح بالمسبحة لا يقصد به التعبد، إنما يقصد به ضبط العدد؛ فهو وسيلةٌ وليس بغاية. فعلى هذا، فلا نقول إنه بدعة. ولكننا نقول: إن التسبيح بالأصابع أفضل، لأن هذا هو الذي أرشد إليه رسول الله صلى الله عليه وسلم في قوله: اعقدن بالأنامل فإنهن مستنطقات" (cliquez ici et ici).
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Certes, al-Albânî a écrit que Abdullâh ibn Mas'ûd et Ibrâhim an-Nakha'î sont d'avis que l'utilisation de noyaux, cailloux ou chapelets pour la comptabilisation des tasbîh est bid'a.
Cependant, Ibn Taymiyya a écrit quant à lui que certains Compagnons employaient des noyaux ou cailloux pour cela, et il cite parmi eux Abû Hurayra (MF 22/506). Ash-Shawkânî a cité d'autres noms encore (Nayl ul-awtâr 2/340-341). As-Suyûtî a pour sa part écrit un livret sur le sujet.
Nous sommes donc dans un cas quelque peu comparable à celui de savoir si on peut ou non attacher à son bras ou dans son cou un écrit où figure (textuellement) un passage du Coran, en tant que ruqya : Abdullâh ibn Mas'ûd et Ibrâhim an-Nakha'î sont également d'avis que cela est interdit, tandis que d'autres Salafs pensent pour leur part que cela est autorisé (Muhammad ibn Abd il-Wahhâb a relaté cette divergence dans son Kitâb ut-tawhîd, pp. 38-40).
Cela ne veut pas dire que, pour l'utilisation du chapelet pour comptabiliser les tasbîh comme pour l'utilisation d'un tel écrit en guise de ruqya, les deux avis existant soient corrects. Au contraire, par rapport à ces deux questions, un seul avis est correct, et l'autre est erroné (cliquez ici). Mais sur ces deux questions la divergence est de niveau sâ'ïgh (cliquez ici). Dès lors, on devrait s'abstenir de traiter ce genre de cas de figure comme étant de même niveau que ceux où la bid'a (fût-elle idhâfiyya) fait l'objet d'une unanimité (ijmâ') ou bien où l'avis qui est correct est évident (qat'î).
Attention à ne pas tomber dans l'exagération (ghuluww).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).