Le Temps apparaît-il avec la création des cieux et de la Terre ? Ou est-ce seulement le temps dans lequel nous vivons qui apparaît avec la création des cieux et de la Terre, alors que, dans un sens plus absolu, le Temps existait déjà auparavant ?
Il y a sur le sujet deux avis, l'un étant celui de Ibn Taymiyya...
Pour comprendre l'avis de ce dernier, il nous faut prendre connaissance d'un hadîth du Prophète (sur lui soit la paix) qui est relaté par 'Imrân ibn Hussayn.
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I) Le hadîth relaté par 'Imrân ibn Hussayn :
Il est un célèbre hadîth relaté par 'Imrân ibn Hussayn (et rapporté par al-Bukhârî), où on lit l'échange suivant, entre des gens venus du Yémen et le Prophète (que Dieu prie sur lui et le protège) (les numéros figurant seuls ci-après sont ceux de Al-Jâmi' us-Sahîh de al-Bukhârî, d'après la numérotation de al-Bughâ ; sauf lorsque MF ou FB sont précisés)...
"عن عمران بن حصين رضي الله عنهما، قال: دخلت على النبي صلى الله عليه وسلم، وعقلت ناقتي بالباب، فأتاه ناس من بني تميم فقال: "اقبلوا البشرى يا بني تميم." قالوا: "قد بشرتنا فأعطنا" مرتين. ثم دخل عليه ناس من أهل اليمن، فقال: "اقبلوا البشرى يا أهل اليمن، إذ لم يقبلها بنو تميم." قالوا: "قد قبلنا يا رسول الله." قالوا: "جئناك نسألك عن هذا الأمر؟ قال: "كان الله ولم يكن شيء غيره/ معه/ قبله، وكان عرشه على الماء، وكتب في الذكر كل شيء، و/ ثم خلق السموات والأرض"
Les Yéménites dirent ceci au Prophète (sur lui soit la paix) : "Nous sommes venus à toi afin d'acquérir la compréhension dans le Dîn ; et afin de te questionner au sujet du début de cette chose (amr) : qu'était-ce ?" [al-Bukhârî, 6982].
Le Prophète (que Dieu bénisse et le salue) répondit :
"- Dieu était, et il n'y avait aucune chose autre que Lui (ghayruhû) [6982] / avec Lui (ma'ahû) (FB 6/347, MF 18/211) / avant Lui (qab'lahû) [3020].
- Et Son Trône était sur l'Eau.
- Et Il écrivit dans le Dhikr toute chose.
- Et (wa) [3020] / Ensuite (thumma) [6982] Il créa les cieux et la Terre."
Notons en passant que certaines personnes citent, après le texte susmentionné de ce hadîth, la phrase suivante : "Wa Huwa-l-âna 'alâ mâ 'alayhi kâna" ; cette phrase ne figure cependant pas dans le hadîth (MF 18/221, FB 6/347).
Par contre, les termes (alfâz) différents que nous avons vus dans les différentes relations de ce hadîth ont pour origine les personnages présents dans les différentes chaînes de transmission de cette parole depuis 'Imrân ibn Hussayn jusqu'à al-Bukhârî (et autres l'ayant rapportée). En effet, étant donné qu'il s'agit d'une parole du Prophète prononcée en un seul et même événement, cette différence de termes s'explique par le fait que certains de ces transmetteurs ont eu recours à la riwâya bi-l-ma'nâ (rapporter le propos dans son sens) ; c'est donc l'un de ces différents termes (lafz) qui constitue ce que le Prophète (sur lui soit la paix) a réellement prononcé (cf. Fat'h ul-bârî 6/347, Majmû' ul-fatâwâ 18/216).
Par rapport à ce qui nous intéresse dans cet article, il existe deux possibilités quant à ce dont ce hadîth parle :
– soit il parle du début de toute création (jins ul-makhlûq) ;
– soit il parle seulement du début de la création que les hommes voient, à savoir les cieux et la Terre (hâdha-l-'âlam) (cf. Fat'h ul-bârî 6/346-347, Majmû' ul-fatâwâ 18/211-212).
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– L'interprétation de Ibn Taymiyya :
Ibn Taymiyya pense que ce hadîth parle seulement du début de la création que les hommes "voient", c'est-à-dire les cieux et la Terre, et non pas de toute création.
Il fait valoir que lorsque ce hadîth dit que "Dieu était, et il n'y avait aucune chose autre que Lui / avant Lui", le hadîth ne s'arrête pas là mais continue en disant : "Et Son Trône était sur l'Eau. Et Il écrivit" (les destinées de toute chose). Or (à l'unanimité des versions) le hadîth rattache ces deux propositions à la première ("Dieu était") par le moyen de la conjonction "et", laquelle n'exprime pas une succession dans le temps. Par contre, souligne Ibn Taymiyya, quand par la suite le hadîth parle de la création des cieux et de la Terre, il introduit cet autre propos par le moyen (d'après une des deux versions) du terme "ensuite", lequel exprime une succession dans le temps. Voici le texte du hadîth d'après cette version : "Dieu était, et il n'y avait aucune chose autre que Lui (ghayruhû), et Son Trône était sur l'eau, et Il écrivit dans le Dhikr toute chose. Ensuite (thumma) Il créa les cieux et la terre" [al-Bukhârî 6982]. Ibn Taymiyya veut dire par là que le moment que ce hadîth évoque, à ce moment-là l'Eau, le Trône et le Calame existent déjà, mais pas encore les cieux et la Terre. Le hadîth est donc à comprendre ainsi : "Il y avait un moment où Dieu était, où Son Trône était sur l'eau, où Il écrivit dans le Dhikr toute chose. A ce moment là, il n'y avait rien d'autre. Ensuite (thumma) Dieu créa les cieux et la terre".
Dès lors, pour Ibn Taymiyya, même à retenir l'une des deux versions suivantes : "Dieu était, et il n'y avait aucune chose autre que Lui (ghayruhû) / avec Lui (ma'ahû)", la négation de l'existence de "toute chose autre que Dieu" est à appréhender ici dans un sens relatif et non dans un sens absolu : pour Ibn Taymiyya, cela signifie seulement qu'au moment que le hadîth évoque, "Dieu était, et il n'y avait rien des cieux et de la Terre".
Pour le savant damascain, ce hadîth parle donc seulement du commencement de la création des cieux et de la Terre, et non du commencement de toute création, sujet qu'il n'évoque pas du tout (MF 18/219-220 ; voir le résumé de l'argumentation dans Shar'h ul-'aqîda at-tahâwiyya, pp. 115-116).
Par ailleurs, Ibn Taymiyya pense que c'est la 3ème version : "Et il n'y avait aucune chose avant Lui (qab'lahû)" qui est plus pertinente que les deux autres versions ("et il n'y avait aucune chose autre que Lui / avec Lui"), eu égard au fait que d'une part c'est cette version qui a été retenue par certains spécialistes tels que al-Humaydî, al-Baghawî, Ibn ul-Athîr et d'autres, et que d'autre part elle correspond à un autre hadîth, où on entend le Prophète invoquer Dieu en ces termes : "O Dieu, Tu es le Premier, il n'y a rien avant Toi (qab'laka)" [Muslim 2713] (MF 18/216).
D'après Ibn Taymiyya, ce hadîth parle donc seulement d'un moment où rien des cieux et de la Terre n'existait encore, mais où Dieu avait déjà créé Son Trône sur l'Eau et où Il avait déjà écrit les destinées de toute chose. Ce hadîth ne parle pas du moment où Dieu était et où ni l'Eau, ni le Trône, ni le Calame n'avaient encore été créés.
Ce hadîth rappelle par ailleurs que, de toute façon, il n'y a rien qui ait existé avant Dieu.
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– Une autre interprétation :
At-Tîbî écrit que le mot "et" articulant les différentes phrases du hadîth de 'Imrân peut désigner :
--- soit la concomitance de ce qui est narré [chose sur quoi Ibn Taymiyya fonde sa compréhension de la relative primauté évoquée dans ce hadîth],
--- soit la succession dans le temps ; si c'est le cas ici, alors la phrase "et Son Trône était sur l'eau" relate ce qui s'est passé après le propos de la première phrase "Dieu était, et il n'y avait aucune chose autre que Lui") (FB 13/502).
Ibn Hajar a retenu cette seconde possibilité : le sens de ce hadîth est alors le suivant :
"Dieu était, et il n'y avait absolument aucune chose autre que Lui (ghayruhû). Ensuite Il créa l'Eau. Ensuite il créa le Trône sur l'Eau. Ensuite Il écrivit dans le Dhikr toute chose. Ensuite Il créa les cieux et la terre" (d'après FB 6/347).
Selon cette autre possibilité évoquée par at-Tîbî, ce hadîth parle d'un moment où Dieu était et où rien d'autre que Lui n'existait, car Il n'avait alors encore rien créé ; ce hadîth fait allusion au fait que c'est plus tard par rapport à ce moment que Dieu créa l'Eau ; que c'est ensuite qu'Il créa le Trône ; que c'est plus tard encore qu'Il créa le Calame et le support des destinées ; et que c'est plus tard encore qu'Il créa les cieux et la Terre.
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II) Alors : le Temps tout court commence-t-il à un moment donné seulement, étant complètement inexistant auparavant ? ou bien faut-il distinguer entre le temps que nous connaissons et le Temps tout court, le premier naissant à l'intérieur du second ?
– Ibn Hajar est – à l'instar de bien d'autres ulémas – du premier avis : le Temps tout court commence à un moment donné seulement, étant complètement inexistant auparavant. Ibn Hajar a déduit cela du hadîth de 'Ubâda ibn us-Sâmit : "Wa fîhi anna jins az-zamân wa naw'ahû hâdith" (FB 6/348).
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– Ibn Taymiyya est, par contre, lui, du second avis : pour lui, "jins uz-zamân hâdithun fî zamân" (c'est ce qui ressort clairement de son long et complexe écrit sur le sujet in MF 18/210-243).
C'est-à-dire qu'il reconnaît que le temps que nous humains connaissons et auquel nous sommes assujettis commence à un moment donné, au moment de la création des cieux et Terre, puisque le temps dans lequel nous vivons et que nous connaissons résulte, pense-t-il, du mouvement des sphères célestes (aflâk) : il apparaît donc avec la création de ces sphères (MF 18/235).
Cependant, affirme Ibn Taymiyya, la création de ces cieux et Terre prend place dans un temps qui lui est préexistant : la preuve en est qu'il est dit dans le Coran que ceux-ci furent créés "en 6 jours" ; dès lors, poursuit Ibn Taymiyya, qu'il s'agisse de 6 jours tels que nous les connaissons ou qu'il s'agisse de 6 périodes beaucoup plus longues (cliquez ici), ce laps de temps pendant lesquels les cieux et la Terre furent créés est distinct du temps qui résulte du mouvement de ces cieux et leur est donc postérieur (MF 18/235).
Par ailleurs, il est dit dans la Sunna que 50 000 années avant les 6 jours qu'a duré la création de ces sept cieux et Terre, Dieu a ordonné au Calame d'écrire les destinées de toute chose (toute chose devant être créée après la création du Trône et de l'Eau : MF 18/232) : ce Calame a donc été créé 50 000 années avant les 6 jours qu'a duré la création des cieux et Terre (cliquez ici) ; donc longtemps avant le temps qui existe dans les limites des cieux et de la Terre.
Par ailleurs, il ressort d'un recoupement de plusieurs hadîths que ce Calame a été créé après le Trône : ce dernier a donc été créé avant le Calame. Et qui dit "avant", dit : "temps".
De même, l'Eau a été créée avant le Trône (FB 6/347). De nouveau : qui dit "avant", dit : "temps".
Le temps existait donc déjà avant le temps qui a cours sous les cieux.
Cependant Ibn Taymiyya est allé encore plus loin : selon lui, même avant cela il y a encore du temps, qui n'a pas cessé d'être [créé par Dieu] dans le sens du passé, comme il ne cessera pas d'être dans le sens du futur.
Ibn Taymiyya soutient cet avis dans la mesure où il rend possible l'avis selon lequel d'une part les Paroles que Dieu prononce sont hâdith et d'autre part Dieu a toujours prononcé des Paroles (cliquez ici).
Ibn Taymiyya affirme par ailleurs que l'avis de philosophes tels que Aristote, selon lequel le Temps ne peut pas commencer hors du temps, est plus conforme à la raison que celui qui dit que le Temps a un début ; le fait est que quand on dit "Avant que Dieu crée le temps…", on exprime déjà un temps d'avant ce temps, puisque le terme "avant" exprime quelque chose de temporel (MF 18/241).
Cependant, nuance Ibn Taymiyya, ces philosophes ont fait une grande erreur : ils ont confondu, à propos de la création, l'élément individuel ('ayn / wâhid) et la catégorie générale (jins / naw') : la catégorie générale de création n'a jamais cessé d'être ; toutefois, les cieux et la Terre débutent à un moment donné et n'existent pas de toute éternité, contrairement à ce que dit Aristote. C'est-à-dire que Dieu n'a jamais cessé de créer quelque chose ; cependant, ce n'est pas que les cieux et la Terre n'ont jamais cessé d'exister : eux commencent au contraire à partir d'un moment donné (MF 18/240). Ibn Taymiyya précise que cela n'implique pas que quelque chose autre que Dieu ait existé avec (ma'a) Dieu, puisque, étant créé par Ce Dernier, cette chose lui est forcément postérieure (MF 18/239), contrairement à ce que prétend Avicenne (MF 18/226, 6/277). Ibn Taymiyya est donc d'avis que Dieu a toujours fait l'Action de créer quelque chose. C'est le fameux "qidamu naw' il-khalq ma'a hudûthi âhâdihâ" ["naw' ul-khalq qadîm, wa âhâduhû hâditha"] (voir MF 18/226), l'un des avis de Ibn Taymiyya qui sont âprement critiqués.
Lire aussi notre autre article, dont le lien a déjà été donné plus haut.
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D'après la théorie de la Relativité générale, de Einstein :
Nous avons vu que Ibn Taymiyya n'a pas hésité à lire Aristote et à se prononcer sur ses théories concernant le début du temps et de l'univers. Albert Einstein a quant à lui, en l'an chrétien 1915, formulé ce qu'on appelle maintenant la théorie de la relativité générale.
Sa théorie, écrit Stephen Hawking, a mis un terme à l'idée de temps absolu (Une brève histoire du temps, Stephen Hawking, p. 44). Retenir cette théorie conduit "à accepter que le temps ne soit pas complètement séparé de l'espace ni indépendant de lui, mais qu'il se combine à lui pour former un objet appelé "espace-temps"" (Ibid., p. 45). Dans cette théorie, tout comme il n'y a pas vraiment de distinction entre deux coordonnées de l'espace, il n'y en a pas vraiment non plus entre l'espace et les coordonnées du temps (Ibid., p. 46). Toujours selon cette théorie, "l'espace et le temps n'affectent pas seulement tout ce qui arrive dans l'univers, ils en sont aussi affectés. Tout comme l'on ne peut parler d'événement dans l'univers sans notions d'espace et de temps, il devient dénué de sens, en Relativité Générale, de parler de l'espace et du temps hors des limites de l'univers" (Ibid., p. 54).
Ceci rejoint évidemment la posture de Ibn Hajar citée plus haut.
Mais les données de cette théorie contredisent-elles vraiment ce que Ibn Taymiyya a pour sa part écrit, lui qui distingue le temps que nous connaissons dans les limites de l'univers (et qui est né avec la création de cet univers), et un Temps étant préexistant à ce temps ?
Je ne sais pas (لا أدري).
En tous cas on trouve une sorte de relativité du temps dans certains écrits de Ibn Taymiyya aussi, notamment celui-ci : "وأما القائلون بقدم هذا العالم فهم أبعد عن المعقول والمنقول من جميع الطوائف؛ ولهذا أنكروا الكلام القائم بذاته والذي يخلقه في غيره ولم يكن كلامه عندهم إلا ما يحدث في النفوس من المعقولات والمتخيلات وهذا معنى تكليمه لموسى عليه السلام عندهم فعاد التكليم إلى مجرد علم المكلم. ثم إذا قالوا مع ذلك: إنه لا يعلم الجزئيات فلا علم ولا إعلام وهذا غاية التعطيل والنقص. وهم ليس لهم دليل قط على قدم شيء من العالم بل حججهم إنما تدل على قدم نوع الفعل، وأنه لم يزل الفاعل فاعلا أو لم يزل لفعله مدة أو أنه لم يزل للمادة مادة؛ وليس في شيء من أدلتهم ما يدل على قدم الفلك ولا قدم شيء من حركاته ولا قدم الزمان (الذي هو مقدار حركة الفلك). والرسل أخبرت بخلق الأفلاك وخلق الزمان (الذي هو مقدار حركتها)، مع إخبارها بأنها خلقت من مادة قبل ذلك وفي زمان قبل هذا الزمان؛ فإنه سبحانه أخبر أنه {خلق السموات والأرض في ستة أيام}؛ وسواء قيل: أن تلك الأيام بمقدار هذه الأيام المقدرة بطلوع الشمس وغروبها؛ أو قيل: إنها أكبر منها (كما قال بعضهم: إن كل يوم قدره ألف سنة) فلا ريب أن تلك الأيام التي خلقت فيها السموات والأرض غير هذه الأيام وغير الزمان الذي هو مقدار حركة هذه الأفلاك؛ وتلك الأيام مقدرة بحركة أجسام موجودة قبل خلق السموات والأرض. وقد أخبر سبحانه أنه {استوى إلى السماء وهي دخان فقال لها وللأرض ائتيا طوعا أو كرها قالتا أتينا طائعين} فخلقت من الدخان وقد جاءت الآثار عن السلف أنها خلقت من بخار الماء؛ وهو الماء الذي كان العرش عليه، المذكور في قوله {وهو الذي خلق السماوات والأرض في ستة أيام وكان عرشه على الماء}. فقد أخبر أنه خلق السموات والأرض في مدة ومن مادة. ولم يذكر القرآن خلق شيء من لا شيء، بل ذكر أنه خلق المخلوق بعد أن لم يكن شيئا (كما قال {وقد خلقتك من قبل ولم تك شيئا}) مع إخباره أنه خلقه من نطفة" (MF 18/234-236).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).