Question :
Certaines boissons contiennent une petite quantité d'alcool qu'on peut déceler par analyse chimique ; j'ai été choqué de lire chez [tel érudit religieux] que du moment que cette quantité d'alcool est très petite au point de ne pouvoir être décelée que par analyse chimique, la boisson reste halal. Qu'en pensez-vous ?
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Synthèse de la réponse :
La consommation d'un aliment ou d'une boisson qui contient une certaine quantité d'alcool :
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– est interdite s'il s'agit d'une boisson alcoolique pure, de sorte qu'elle est reconnue par tous comme enivrante lorsque consommée en quantité conséquente (Cas 1) ; d'une pareille boisson, même la consommation d'une petite quantité – insuffisante pour engendrer concrètement l'ivresse – est interdite ;-
– est interdite s'il s'agit d'une boisson alcoolique qui a été coupée, c'est-à-dire mélangée à un autre liquide, mais où l'alcool demeure en proportion suffisante pour que le tout cause l'ivresse du buveur si celui-ci en consomme une quantité conséquente (Cas 2) ; d'une pareille boisson, même la consommation d'une petite quantité – insuffisante pour engendrer concrètement l'ivresse – est interdite ;
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– est interdite s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment qui contient une proportion d'alcool :
--- qui, certes, est si faible que même si quelqu'un absorbait une quantité importante de cette boisson, il ne deviendrait pas ivre, parce que la quantité d'alcool s'y trouvant est tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre ;
--- mais qui, d'autre part, est telle que, dans cette boisson ou cet aliment, on ressent malgré tout un petit goût particulier ou une petite odeur caractéristique, engendré(e) par la boisson alcoolique qui y avait été adjointe (Cas 3.1ou Cas 3.2). En effet, le fait de ressentir, de cet aliment ou de cette boisson, le goût ou l'odeur de l'éthanol (c'est-à-dire de l'alcool) se trouvant dans cette boisson alcoolisée qui a été adjointe à cet aliment ou cette boisson), cela rend le tout illicite (Cas 3.1). Mais, pareillement, le seul fait de ressentir, de cet aliment ou de cette boisson fini(e), le goût, l'odeur ou la couleur de la boisson alcoolisée y ayant été adjointe (et non plus de l'éthanol qui se trouvait dans cette boisson alcoolisée qui a été adjointe à cet aliment ou cette boisson), cela suffit également pour rendre le tout illicite (Cas 3.2) : c'est le cas de la volaille cuite au vin, par exemple. Dans ces deux cas 3.1 et 3.2, cet aliment ou cette boisson fini(e) est illicite ;-
– est licite (du moins d'après un avis) s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment où l'alcool a été utilisé pour dissoudre certains composants mais d'une part est en quantité tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre, et dont d'autre part la présence est impossible à déceler par ses seuls sens (Cas 4.2). On dit ici aussi que l'alcool a été dilué (istahlaka) dans la somme des autres ingrédients, et c'est pourquoi il est autorisé de consommer pareil aliment ou boisson ;
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– est licite s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment où l'alcool s'est formé de façon naturelle mais d'une part est en quantité tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre, et dont d'autre part la présence est impossible à déceler par ses seuls sens (Cas 4.1). On dit que l'alcool est dilué (istahlaka) dans la somme des autres ingrédients, et c'est pourquoi il est autorisé de consommer pareil aliment ou boisson.
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Explications détaillées et argumentations sur lesquelles s'appuie la réponse venant d'être donnée...
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A) Le verset coranique qui a interdit complètement la consommation d'alcool :
Tout d'abord il faut rappeler que c'est le verset suivant qui a communiqué l'interdiction complète de l'alcool : "يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُواْ إِنَّمَا الْخَمْرُ وَالْمَيْسِرُ وَالأَنصَابُ وَالأَزْلاَمُ رِجْسٌ مِّنْ عَمَلِ الشَّيْطَانِ فَاجْتَنِبُوهُ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ إِنَّمَا يُرِيدُ الشَّيْطَانُ أَن يُوقِعَ بَيْنَكُمُ الْعَدَاوَةَ وَالْبَغْضَاء فِي الْخَمْرِ وَالْمَيْسِرِ وَيَصُدَّكُمْ عَن ذِكْرِ اللّهِ وَعَنِ الصَّلاَةِ فَهَلْ أَنتُم مُّنتَهُونَ" : "O vous qui croyez, l'alcool, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires ne sont qu’impureté, relevant du fait du diable. Préservez-vous en, afin de réussir. Le diable ne veut, par le biais de l'alcool et du jeu de hasard, que jeter l'inimitié et la haine entre vous, et vous détourner du souvenir de Dieu et de la prière. Alors allez-vous arrêter" (Coran 5/90-91).
Or le terme que nous y avons traduit par "alcool" est en fait "khamr".
Désigne-t-il tout alcool, ou bien désigne-t-il en son sens premier seulement le vin (alcool fait à partir de jus de raisin cru), les autres alcools étant inclus dans la règle par analogie ?
Ce point fait l'objet d'avis divergents entre les mujtahidûn.
Mais avant de voir de façon un peu plus détaillée 2 des avis sur la question, voici quelques paroles du Prophète (hadîths) et paroles de Compagnons (âthâr) sur le sujet…
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B) Quelques hadîths et âthâr à propos de l'alcool :
1) Le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) a dit :
- "كل مسكر حرام" : "Tout enivrant est interdit" (al-Bukhârî 4087, Muslim 1733).
- "كل مسكر خمر وكل مسكر حرام" : "Tout enivrant est du khamr ; et tout enivrant est interdit" (Muslim 2003).
- "ما أسكر كثيره فقليله حرام" : "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite" (relaté par Jâbir, at-Tirmidhî 1865 et Abû Dâoûd 3681 ; relaté par 'Abdullâh ibn 'Amr, an-Nassâ'ï 3607).
- "وما أسكر منه الفرق فملء الكف منه حرام" : "Tout enivrant est du khamr ; et ce dont un farq enivre, ce qui en remplit la paume est interdit" (relaté par Aïcha, Abû Dâoûd 3687).
- "أنهاكم عن قليل ما أسكر كثيره" : "Je vous interdis la petite quantité de ce dont la grande quantité enivre" (relaté par Sa'd, an-Nassâ'ï 3608 ; les numéros de hadîths rapportés par an-Nassâ'ï et cités dans cet article-ci sont ceux de la numérotation de al-Albânî, alors que dans les autres articles du site, en général c'est la numérotation de Abû Ghudda qui est utilisée).
2) Le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) a dit : "الخمر من هاتين الشجرتين: النخلة والعنبة" : "Le khamr se fait à partir de[s fruits de] ces deux plantes : le dattier et la vigne" (Muslim 1985).
3) Abdullâh ibn Omar raconte : "نزل تحريم الخمر، وإن في المدينة يومئذ لخمسة أشربة ما فيها شراب العنب" : "L'interdiction du khamr a été révélée, à Médine il existait alors 5 boissons (fermentées), parmi lesquelles il 'ny avait pas de boisson (fermentée) faite à partir de raisin" (al-Bukhârî 4340).
Anas ibn Mâlik raconte : "كنت أسقي أبا طلحة، وأبا دجانة، ومعاذ بن جبل في رهط من الأنصار، فدخل علينا داخل، فقال: "حدث خبر: نزل تحريم الخمر"، فأكفأناها يومئذ؛ وإنها لخليط البسر والتمر." وقال أنس بن مالك: "لقد حرمت الخمر وكانت عامة خمورهم يومئذ خليط البسر والتمر" : "J'étais en train de donner à boire à Abû Tal'ha, Abû Dujâna et Mu'âdh ibn Jabal, parmi tout un groupe de Ansâr, lorsque quelqu'un entra et dit : "Il y a une information qui s'est produite : "Le khamr a été déclaré interdit !"". Nous le renversâmes alors. C'était un(e boisson faite à partir d'un) mélange de dattes mi-mûres et de dattes sèches." Il dit aussi : "Le khamr a été interdit, la plupart de leur khamr était alors constituée de boisson faite à partir d'un) mélange de dattes mi-mûres et de dattes sèches" (Muslim 1980).
4) Aïcha raconte : "كنا ننبذ لرسول الله -صلى الله عليه وسلم- فى سقاء يوكى أعلاه وله عزلاء ننبذه غدوة فيشربه عشاء وننبذه عشاء فيشربه غدوة" : "Nous faisions du nabîdh pour le Prophète, dans une outre dont le haut était refermé et qui avait une ouverture. Nous en faisions le matin et il le buvait le soir. Nous en faisions le soir et il le buvait le matin" (Muslim 2005).
Ibn Abbâs relate : "كان رسول الله -صلى الله عليه وسلم- ينتبذ له أول الليل فيشربه إذا أصبح يومه ذلك والليلة التى تجىء والغد والليلة الأخرى والغد إلى العصر فإن بقى شىء سقاه الخادم أو أمر به فصب" : "On faisait du nabîdh pour le Prophète, dans une outre ; on le faisait le soir. Il en buvait le lendemain matin, la nuit suivante [= 24 heures], le surlendemain, la nuit qui venait après [= 48 heures], et le jour suivant jusqu'à al-'Asr [= environ 60 heures]. Si quelque chose en restait il le donnait à boire au serviteur, ou le versait (par terre)" (Muslim 2004).
5) Ibn Abbâs disait : "من سره أن يحرم - إن كان محرما ما حرم الله ورسوله - فليحرم النبيذ" : "Celui que cela contente – s'il en est à interdire quelque chose – d'interdire ce que Dieu et Son Messager ont interdit, qu'il interdise le nabîdh" (an-Nassâ'ï, 5705).
Ce propos de Ibn Abbâs concerne, selon une des deux interprétations, un nabîdh ayant fermenté (commentaire de as-Sindî).
Le fait est qu'une première difficulté avec le terme "nabîdh" tient au fait que, dans les paroles des Compagnons, il désigne aussi bien la boisson constituée d'eau dans laquelle des fruits ont trempé depuis peu de temps et qui n'est donc pas enivrante, que la même boisson mais devenue enivrante : le nom continue à être appliqué une fois la boisson devenue enivrante. Attention alors aux malentendus ! Que dire quand, en plus, aujourd'hui, en arabe moderne, ce terme désigne uniquement la liqueur !
Une seconde difficulté avec ce terme "nabîdh" est que dans les paroles du Prophète et des Compagnons, ce terme désigne la boisson constituée d'eau dans laquelle des fruits ont trempé depuis peu de temps (nous venons de le voir). Par contre, dans l'usage des juristes (fuqahâ') hanafites, si cette eau où trempent ces fruits n'a pas été chauffée, elle se dit "naqî'" ; c'est uniquement si elle a été chauffée – avant même le début du processus de fermentation – qu'elle se dit "nabîdh" ("Fa-l-farqu baynahû [ay : an-nabîdh] wa bayn an-naqî' : bi-t-tab'kh wa 'adamih" : Radd ul-muhtâr 10/33)
6) "عن محمود بن لبيد الأنصارى أن عمر بن الخطاب حين قدم الشام شكا إليه أهل الشام وباء الأرض وثقلها وقالوا: "لا يصلحنا إلا هذا الشراب". فقال عمر: "اشربوا هذا العسل". قالوا: "لا يصلحنا العسل". فقال رجل من أهل الأرض: "هل لك أن نجعل لك من هذا الشراب شيئا لا يسكر؟" قال: "نعم". فطبخوه حتى ذهب منه الثلثان وبقى الثلث، فأتوا به عمر، فأدخل فيه عمر إصبعه، ثم رفع يده فتبعها يتمطط فقال: "هذا الطلاء! هذا مثل طلاء الإبل". فأمرهم عمر أن يشربوه. فقال له عبادة بن الصامت" أحللتها والله!". فقال عمر: "كلا والله! اللهم إنى لا أحل لهم شيئا حرمته عليهم ولا أحرم عليهم شيئا أحللته لهم" : Quand Omar ibn ul-Khattâb s'est rendu à Shâm, des habitants de Shâm ont tenté d'obtenir de lui une fatwa disant que boire des boissons fermentées était autorisé pour eux, à cause du climat de leur pays ; il lui ont dit : "Ne nous convient que cette boisson". Omar fit : "Buvez du miel !" Mais ils dirent : "Ce n'est pas le miel qui nous convient". Puis une personne de Shâm lui dit : "Ferions-nous pour toi, de cette boisson, quelque chose qui n'enivre pas ? – Oui", dit Omar. Alors ils firent cuire jusqu'à ce que cela perde ses 2/3 et que le tiers reste. Quand ils l'apportèrent à Omar, celui-ci y trempa le doigt puis l'en retira ; cela s'étira. Il s'exclama alors : "Ceci est du tilâ' [= enduit], c'est comme le tilâ' des chameaux !" Omar leur dit qu'ils pouvaient en boire. Il dit aussi : "O Dieu, je ne rends pas halal pour eux ce que Tu as rendu haram sur eux, et je ne rends pas harâm pour eux ce que Tu as rendu halal pour eux" (rapporté par Mâlik dans son Muwatta', n° 1637). Voir aussi le contenu de la lettre qu'il envoya à ce sujet (rapporté par an-Nassâ'ï 5731, 5733).
Il faut ici souligner qu'il ne s'est pas agi de cuire ce qui était déjà du vin jusqu'à ce qu'il perde ses 2/3, car ce genre de boisson reste interdit (et n'est pas concerné par l'avis de Abû Hanîfa et Abû Yûssuf autorisant le tilâ' fermenté, nous allons y revenir). Il s'est agi de cuire du jus de raisin non fermenté jusqu'à ce qu'il perde 2/3 de son volume, puis de le laisser ainsi (Ad-Durr ul-mukhtâr 10/31 ; Fat'h ul-bârî 10/81 ; Majmû' ul-fatâwâ 34/200). Il n'y a donc pas de contradiction entre ce propos de Omar, et celui de Ibn Abbâs disant : "عن ابن جريج قراءة: أخبرنى عطاء قال: سمعت ابن عباس يقول: "والله ما تحل النار شيئا ولا تحرمه". قال: ثم فسر لى قوله "لا تحل شيئا": لقولهم فى الطلاء ولا تحرم" : "Le feu ne rend rien licite ni illicite" (an-Nassâ'ï 5746). En effet, Ibn Abbâs parlait du fait de faire cuire la boisson déjà fermentée et voulait dire que le seul fait de la faire cuire ne la rend pas licite. Omar, lui, parlait de faire cuire le jus de raisin non fermenté.
7) "عن عمر أنه كان فى سفر فأتى بنبيذ فشرب منه فقطب، ثم قال: "إن نبيذ الطائف له عرام"؛ ثم دعا بماء فصبه عليه، ثم شرب". Il est établi qu'une fois, on avait présenté à Omar un nabîdh de la ville de Tâ'ïf ; l'ayant approché de son visage il grimaça (qattaba) ; il dit : "Le nabîdh de Ta'ïf a une force" ; puis il demanda de l'eau, et la mélangea avec ; puis il but (Shar'h ma'âni-l-âthâr, at-Tahâwî, 4/218, authentifié dans Al-Muhallâ 6/187). (Un récit succinct mais très voisin est rapporté par an-Nassâ'ï, 5706, toujours avec Omar ibn ul-Khattâb.) (Un événement similaire est attribué au Prophète d'après ce que Abdullâh ibn Omar relate : an-Nassâ'ï 5694 ; cependant, comme nous le verrons plus bas, un des maillons de la chaîne de transmission fait l'objet de critiques.)
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C) Toute la problématique provient de ces deux faits et propos de Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l'agrée) : les références 6 et 7 :
Par rapport au 6, en effet, d'une part on y voit Omar déclarer licite le tilâ', alors que, d'autre part, tout le monde connaît des tilâ' qui sont enivrants. Omar aurait-il donc déclaré licite, halal, une boisson enivrante ?
Par rapport au 7, on y voit également Omar se contenter de "couper" du nabîdh avec de l'eau et boire le tout. Omar aurait-il donc bu une boisson enivrante après l'avoir seulement coupée avec de l'eau ?
Ces deux références ont conduit deux mujtahids, Abû Hanîfa et Abû Yûssuf, à distinguer deux catégories différentes d'alcools...
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D) L'avis de Abû Hanîfa et de Abû Yûssuf :
Pour Abû Hanîfa et Abû Yûssuf :
– Primo il y a le "khamr", le vin proprement dit, c'est-à-dire la boisson résultant de la fermentation du jus de raisin cru. Cela est interdit dans le texte même du Coran (5/90-91, versets cités plus haut).
– Mais secundo il y a aussi le fait que Omar ibn ul-Khattâb ait dit du tilâ' (jus de raisin cuit jusqu'à ce qu'il perde ses 2/3) qu'il était autorisé (référence citée en 6), ajouté au constat qu'il est des jus de raisins qui sont tels que même si on les fait cuire jusqu'à ce qu'ils perdent 2/3 de leur volume, laissés tels quels ils fermentent malgré tout ensuite. Le tilâ' est donc, disent-ils, une boisson capable d'enivrer lorsque consommée en grande quantité, et pourtant Omar l'a déclaré autorisé.
Et il y a la référence citée en 7 : ayant reçu du nabîdh et l'ayant approché de son visage, Omar grimaça (qattaba) et dit : "Le nabîdh de Ta'ïf a une force" ; puis il demanda de l'eau, et la mélangea avec ; puis il but (Shar'h ma'âni-l-âthâr). Si Omar a grimacé, c'est parce qu'il a ressenti l'odeur de l'alcool. Mais s'il y a ajouté de l'eau puis l'a bu, c'est la preuve que la consommation de ce genre de boisson fermentée n'est pas totalement interdite, vu que couper une petite quantité de boisson interdite avec de l'eau, cela n'a pas d'incidence d'après l'école hanafite. Aussi, c'est seulement en boire une quantité qui enivre concrètement le buveur qui est interdit (Shar'h ma'âni-l-âthâr, tome 4, p. 219, p. 222).
Pour expliquer ces deux autres références 6 et 7, Abû Hanîfa et Abû Yûssuf ont distingué deux Catégories d'alcools :
– le khamr appartient à une Première catégorie, qui est telle que la boisson alcoolique qui y appartient est interdite aussi bien en grande qu'en petite quantité, que cette quantité enivre concrètement le buveur ou pas ;
– le tilâ' et le nabîdh fermentés appartiennent pour leur part à une Seconde catégorie : il est licite d'en boire une petite quantité, pourvu que cela n'enivre pas concrètement le buveur (et pourvu qu'on la boive pour une raison valable).
– Cependant, et tertio, vu qu'il existe également la référence 2 : "الخمر من هاتين الشجرتين: النخلة والعنبة" : "Le khamr se fait à partir de[s fruits de] ces deux plantes : le dattier et la vigne" (Muslim), les 3 alcools dont les noms suivent, Abû Hanîfa et Abû Yûssuf ne les ont pas (contrairement à al-Awzâ'ï) rattachés (lam yul'hiqâ-hâ bi) aux tila' et aux autres naqî' (donc à la Seconde catégorie), mais plutôt au khamr (donc à la Première catégorie) (Al-Hidâya, 2/479). Il s'agit des 3 alcools suivants :
--- le bâdhaq (jus de raisin ayant été cuit sans que cela aille jusqu'à la perte de ses 2/3 puis ayant fermenté) ;
--- le naqî' des raisins secs ayant fermenté ;
--- et le naqî' des dattes ayant fermenté.
Cela parce que ces 3 autres alcools proviennent des fruits des deux plantes que sont la vigne et le dattier (et sont donc concernés par la référence 2, qui les rattachent au khamr), alors même q'u'ils n'ont pas subi de grande transformation comme en a subi le tilâ' (de sorte qu'ils puissent, comme lui, faire exception à la référence 2 et être plutôt rattachés aux références 6 et 7). Ces 3 alcools ont donc été rattachés au khamr, et font partie de la Première catégorie : ils sont eux aussi interdits, fût-ce en petite quantité.
La Première catégorie comporte dès lors les alcools suivants :
– khamr ul-'inab (vin : jus de raisin qui, sans avoir été chauffé, a fermenté) ;
– al-bâdhaq (boisson confectionnée à partir de jus de raisin qu'on a fait cuire jusqu'à ce qu'il perde de son volume, la perte étant moindre que les 2/3 du volume d'origine, puis qui a fermenté) ;
– naqî' uz-zabîb (eau dans laquelle on a mis des raisins secs à tremper, on ne l'a pas fait chauffer, et cela a ensuite fermenté) ;
– naqî' ut-tamr aw ir-rutab aw il-busr (eau dans laquelle on a mis à tremper des dattes de l'une de ces 3 étapes de leur maturité, on ne l'a pas fait chauffer, et cela a ensuite fermenté).
Ces 4 alcools sont interdits de consommation (harâm), fût-ce en quantité qui enivre, ou en tellement petite quantité qu'elle n'enivre pas concrètement (bi-l-fi'l) le buveur ; ils sont également impurs rituellement (najis).
La Seconde catégorie, les alcools qui en relèvent sont tels que, d'après Abû Hanîfa et Abû Yûssuf, il est autorisé d'en boire à 2 conditions :
– qu'on en boive pour obtenir de la force (taqawwî) (par exemple face à un climat rigoureux ou à des travaux rudes) et non par plaisir (talahhî) ;
– et qu'on en boive une petite quantité, qui n'enivre concrètement pas le buveur (ghayr muskir li-sh-shâribi bi-l-fi'l).
Par ailleurs, ces alcools ne sont pas rituellement impurs (ghayr najis).
Dans certains livres hanafites (par exemple Ad-Durr ul-mukhtâr, 10/33-34), ces autres alcools de cette Seconde catégorie sont énumérés. On y compte les 4 suivants :
– le tilâ' (dont mention est faite dans la référence 6, avec Omar ibn ul-Khattâb), encore appelé "le muthallath" : c'est le jus de raisin qu'on a fait chauffer jusqu'à ce qu'il perde ses 2/3, et qui a ensuite fermenté ;
– le nabîdh uz-zabîb et le nabîdh ut-tamr : il s'agit de l'eau dans laquelle on a fait tremper ces fruits mais le tout a été chauffé pendant un certain moment, puis le tout a fermenté ;
– le nabîdh (comme le naqî') faits avec du miel, ou des figues, ou du blé, ou de l'orge, ou du sorgho – soit que cette eau a été mise à chauffer (cela s'appelle alors le nabîdh dans l'usage hanafite), ou pas (cela constitue alors le naqî') –, puis qui ont fermenté (Ad-Durr ul-mukhtâr 10/33-34, avec Al-Hidâya 2/480).
Dans Al-Jâmi' us-saghîr – autre livre hanafite –, il est écrit que tous les alcools autres que les 4 de la Première catégorie relèvent de la Seconde ("وقال في الجامع الصغير: وما سوى ذلك من الأشربة فلا بأس به" : Al-Hidâya, 2/479-480). Dès lors, les alcools qui suivent relèvent eux aussi de la Seconde catégorie :
– tous les alcools confectionnés à partir des jus de fruits crus autres que celui du raisin – comme le jus de pomme (qui, une fois fermenté, donne le cidre), ou celui de canne (qui, une fois fermenté, donne le rhum), etc.
Les hadîths : "Tout enivrant est interdit" et autres similaires (cités en 1), Abû Hanîfa et Abû Yûssuf pensent qu'ils parlent de tout ce qui enivre concrètement celui qui le boit.
Du hadîth "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite" (cité également en 1), ces deux mujtahids pensent qu'il parle uniquement du vin et des autres alcools de la Première Catégorie, afin que cela ne contredise pas les propos de Omar ibn ul-Khattâb cités en 4 et 5.
Par contre, les propos de Omar cités en 6 et en 7 s'appliquent, d'après ces deux mujtahids, à tous les alcools comparables au tilâ' ayant fermenté et au naqi' fermenté : il s'agit des alcools de la Seconde catégorie, la règle concernant ces alcools étant : "Seule la quantité qui enivre concrètement est interdite".
Boire jusqu'à s'enivrer est donc strictement interdit, quelle que soit la boisson par laquelle on y parvient.
Par contre, boire une boisson fermentée sans aller jusqu'à l'ivresse est interdit s'il s'agit d'un des alcools de la Première Catégorie, mais non pas s'il s'agit d'un des alcools de la Seconde (du moment qu'on n'en boive pas par recherche du plaisir mais par besoin, hâja).
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– A partir de quel moment une boisson est-elle considérée comme étant "fermentée" ?
D'après Abû Hanîfa : lorsqu'elle devient capable d'enivrer l'homme qui la boit (إذا اشتدّ) (Al-Hidâya, 2/477, avec la note de bas de page).
– Et à partir de quel moment un homme est-il considéré comme étant "ivre" ?
Différentes descriptions de cet état ont été données par différents ulémas : "أما إذا زال عقله بمحرم بأن شرب المسكر عمدا عالما به مختارا، أو شرب دواء لغير حاجة وهو مما يزول به العقل فزال عقله، لم تصح صلاته في ذلك الحال، فإذا عاد عقله لزمه القضاء. قال الشافعي رحمه الله في الأم: "أقل السكر أن يذهب عنه لغلبته بعضُ ما لم يكن يذهب"؛ وقال الشافعي في موضع آخر: "السكران من اختل كلامه المنظوم باح بِسرّه المكتوم"؛ وقال أصحابنا: "هو أن تختل أحواله، فلا تنتظم أفعاله وأقواله، وإن كان له بقية تمييز وفهم كلام". فأما من حصل له بشرب الخمر نشاط وهزة لدبيب الخمر، ولكن لم يستول عليه بعد ولم يختل شئ من عقله، فهو في حكم الصاحي، فتصح صلاته في هذه الحال وجميع تصرفاته بلا خلاف، ولا ينتقض وضوؤه" (Al-Majmû', Kitâb us-salât). "والسكران الذي يحد هو الذي لا يعقل منطقا لا قليلا ولا كثيرا، ولا يعقل الرجل من المرأة" قال العبد الضعيف: وهذا عند أبي حنيفة رحمه الله. وقالا: "هو الذي يهذى ويختلط كلامه"، لأنه هو السكران في العرف؛ وإليه مال أكثر المشايخ رحمهم الله. وله أنه يؤخذ في اسباب الحدود بأقصاها درءً للحد؛ ونهاية السكر أن يغلب السرور على العقل فيسلبه التمييز بين شيء وشيء؛ وما دون ذلك لا يعرى عن شبهة الصحو. والمعتبر في القدح المسكر في حق الحرمة ما قالاه بالإجماع أخذًا بالاحتياط. والشافعي رحمه الله يعتبر ظهور أثره في مشيته وحركاته وأطرافه. وهذا مما يتفاوت فلا معنى لاعتباره" (Al-Hidâya, 1/508).
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E) L'avis de la plupart des autres Mujtahidûn à propos de la consommation de n'importe quelle boisson alcoolique :
Le vin (alcool fait à partir de jus de raisin cru) est interdit. Mais, de façon plus générale, toute boisson qui est fermentée (il y a eu ghalayân, ishtidâd) est interdite, qu'il s'agisse de vin ou de n'importe quel alcool (ce qui englobe le tilâ' fermenté, le nabîdh fermenté, le cidre, le rhum, etc.). Et si cette boisson enivre son buveur seulement lorsque celui-ci en consomme une grande quantité, une petite quantité de cette boisson est aussi interdite.
Cet avis se fonde sur les références citées plus haut en 1, notamment : "كل مسكر خمر وكل مسكر حرام" : "Tout enivrant est du khamr ; et tout enivrant est interdit" (Muslim) ; "ما أسكر كثيره فقليله حرام" : "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite" (Abû Dâoûd) ; etc.
Cet avis se fonde aussi sur les références citées en 3, qui montrent que le terme "khamr" s'applique aussi [soit par dalâlat ul-'ibâra, soit par dalâlat ud-dalâla] aux alcools confectionnés à partir d'autre chose que du raisin.
Quant au hadîth cité en 2, il signifie que le terme "khamr" s'applique à la boisson confectionnée à partir du fruit de la vigne mais aussi du dattier, et non pas de la vigne et du dattier seulement.
La fatwa, au sein de l'école hanafite, est sur l'avis de Muhammad ibn ul-Hassan, qui est celui cité ici en E (cf. Tanwîr ul-absâr, repris par Ad-Durr ul-mukhtâr et Radd ul-muhtâr, 10/36).
Par ailleurs, l'avis cité en D engendre la difficulté qui suit (comme l'ont fait valoir Shah Waliyyullâh et Ibn Rushd) : Tous les ulémas sont unanimes à dire que l'alcool de raisin est interdit en grande comme en petite quantité. Or, dire que l'alcool de raisin est interdit en grande comme en petite quantité, mais que l'alcool fait à partir de certains autres produits est, lui, autorisé en petite quantité et interdit seulement en grande quantité, cela ne correspondrait pas à l'habitude du droit musulman, qui est de ne pas faire de différence entre deux choses semblables ["jam' bayn al-mutamâthilayn"] (Hujjat ullâh il-bâligha, 2/438 et p. 509 ; Bidâyat ul-mujtahid, 2/876). Lire aussi ce que Cheikh Thânwî a écrit sur le sujet en cliquant ici.
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F) Si on retient l'avis énoncé en E, comment expliquer la référence 6 (Omar déclarant licite le tilâ') ?
Cette référence 6, les mujtahidûn du second groupe disent qu'en fait le problème est né du fait que, ayant lu ce propos de Omar, et ayant observé des tilâ' qui sont enivrants, Abû Hanîfa et Abû Yûssuf ont pensé que le propos de Omar concernait le tilâ' dont une grande quantité enivre.
Alors que le tilâ' que Omar a déclaré autorisé est un tilâ' qui n'est jamais enivrant (même consommé en grande quantité) : suite à la longue cuisson qu'il a subie, le jus de raisin ne fermente plus.
Par contre, le tilâ' qui est enivrant est, lui, interdit même en petite quantité. Cependant, Omar n'a jamais déclaré pareil tilâ' autorisé. C'est bien pourquoi, ayant une fois ressenti l'odeur d'alcool dans le souffle de son fils Ubaydullâh, Omar ibn ul-Khattâb dit : "عن السائب بن يزيد أنه أخبره أن عمر بن الخطاب خرج عليهم فقال: "إنى وجدت من فلان ريح شراب، فزعم أنه شراب الطلاء. وأنا سائل عما شرب؛ فإن كان مسكرا جلدته" : "J'ai ressenti d'Untel l'odeur d'alcool. Il a prétendu avoir bu du tilâ'. Je vais questionner au sujet de ce qu'il a bu ; si cela est enivrant, je lui appliquerai la sanction" (an-Nassâ'ï, 5708). Voyez : Omar a bien dit appliquer la sanction pour le fait d'avoir bu une boisson capable d'enivrer (muskir), et celle-ci pouvait tout à fait être du tilâ'. De même, le propos de Ibn Abbâs susmentionné ("عن ابن جريج قراءة أخبرنى عطاء قال سمعت ابن عباس يقول والله ما تحل النار شيئا ولا تحرمه. قال ثم فسر لى قوله لا تحل شيئا لقولهم فى الطلاء ولا تحرم" : an-Nassâ'ï 5746), Ibn Abbâs semble bien l'avoir prononcé suite au fait qu'il a vu un tilâ' qui était enivrant.
Si on trouve ainsi certains tilâ' qui sont enivrants (alors que normalement ils ne le sont pas), c'est, écrit Ibn Taymiyya :
– soit parce qu'ils n'ont pas été cuits de la façon voulue ;
– soit parce que, même s'ils ont subi une longue cuisson, on avait au préalable rajouté au jus de raisin certains ingrédients qui font que, malgré que ce jus soit réduit de 2/3, il fermente ensuite ;
– soit parce que le raisin poussant dans certains pays est tel que même si son jus est cuit jusqu'à perdre ses 2/3, il fermente quand même ensuite (MF 34/200-201).
Ibn Hazm écrit qu'il connaît un certain raisin, poussant en terre montagneuse, qui est tel que si on fait cuire son jus jusqu'à le réduire de seulement 1/4, il ne fermente plus. Mais qu'il connaît aussi un autre raisin, poussant dans des îles sablonneuses, qui est tel que même si on réduit son jus de 3/4, il fermente toujours (Al-Muhallâ 6/202).
Le pivot ('illa, manât) de la règle d'autorisation de boire du tilâ' est donc le fait qu'il ne soit pas enivrant (d'après MF 34/200-201), c'est-à-dire le fait qu'il ne soit pas, de façon perceptible aux sens, fermenté (nous allons y revenir plus bas). C'est cela qu'il faut considérer, et non pas seulement que le jus de raisin a été réduit par cuisson de 2/3.
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G) Et comment expliquer alors la référence 7 (Omar rajoutant de l'eau à un nabîdh qu'on lui avait donné et le buvant) ?
– Parmi les ulémas partageant l'avis des Mujtahidûn du second groupe (E), certains disent que cela ne signifie pas que ce nabîdh était fermenté mais qu'il s'était transformé en vinaigre : c'est ce que 'Utba ibn Farqad affirme (rapporté par an-Nassâ'ï, 5707). (Quant à la version où un propos voisin de celui de Omar est attribué au Prophète, ils en disent que sa chaîne de transmission n'est pas de qualité suffisante à cause de l'un de ses maillons, 'Abd ul-Malik ibn Nâfi' : voir ce que an-Nassâ'ï lui-même a écrit après avoir rapporté ce hadîth, 5694.)
– Mais à cela les tenants de la validité du premier avis (D) répondent : Si Omar ibn ul-Khattâb a dit du nabîdh de Tâ'if qu'on lui tendait qu'il a une force ('urâm), il est peu probable qu'il ait voulu parler de vinaigre. Apparemment il voulait bien dire que ce nabîdh avait commencé à fermenter (Al-Albânî shudhûduhû wa akhtâ'uh, Habîr ur-Rahmân al-A'zamî, pp. 72-74).
– Dès lors, parmi les ulémas qui partagent l'avis du seconde groupe (E), certains autres proposent comme explication que Omar a rajouté de l'eau au nabîdh fermenté au point de diluer (istihlâk) totalement l'alcool qui s'y trouvait ; cela est redevenu alors comparable au nabîdh n'ayant pas fermenté (voir plus haut, le point B) ; c'est pourquoi Omar l'a bu. Et cela est valable aussi bien pour le nabîdh (naqî') d'orge (que Abû Hanîfa et Abû Yûssuf ont considéré, eux, comme faisant partie d'une Seconde catégorie) que le nabîdh (naqî') de dattes ou de raisins secs (qu'ils ont classé, eux, dans une Première catégorie). D'ailleurs dans la version de la référence 7 qui a été citée par Ibn Hazm dans son Muhallâ, il est dit qu'il s'agissait d'un nabîdh fait avec des raisins secs. Le pivot de la règle est alors différent de celui pensé par Abû Hanîfa et Abû Yûssuf, selon qui le pivot est d'avoir été fait à partir de tel fruit ou céréale et non pas de tel autre, et/ou d'avoir été chauffé avant de fermenter.
En fait tout tourne autour de l'application du hadîth : "ما أسكر كثيره فقليله حرام" : "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite"...
Il est certains frères qui pensent que dès qu'on sait, par analyse chimique, que dans une boisson ou un aliment il y a un petit pourcentage d'éthanol – fût-il très faible au point d'être totalement imperceptible aux seuls sens –, cela en fait quelque chose d'illicite, puisque le Prophète a dit : "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite".
Or les choses ne semblent pas être ainsi.
Il faut tout d'abord rappeler qu'une boisson alcoolique (vin, cidre, alcool de datte, etc.) n'est pas constituée d'alcool éthylique (ou éthanol) pur, mais d'éthanol ainsi que d'autres ingrédients ; ce sont ces derniers qui font la spécificité de chaque boisson alcoolique ; ce sont eux qui distinguent le vin du cidre ou du rhum (par exemple), et chaque vin d'un autre.
Pour ce qui est du hadîth "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite", il signifie qu'une boisson qui est telle que c'est si elle est absorbée en quantité importante qu'elle enivre, alors son absorption en quantité moins importante et insuffisante pour engendrer concrètement l'ivresse chez le buveur est quand même interdite. C'est-à-dire qu'il est interdit d'absorber une boisson qui, parce que consommée en petite quantité, n'enivre pas concrètement (bi-l-fi'l), du moment qu'elle est un enivrant en puissance (bi-l-quwwa), qui, consommée en quantité plus importante, enivre concrètement (bi-l-fi'l). Nous avons vu plus haut que ce hadîth concerne– à l'unanimité – le vin et – d'après la majorité des mujtahidûn – des alcools tels que la bière, le cidre, et autres. Ce hadîth veut dire : Ne croyez pas qu'il serait autorisé de consommer de ces boissons une petite quantité qui ne vous rendra pas concrètement ivres et que seule la consommation d'une quantité suffisante pour vous enivrer vous serait interdite ; non, il vous est interdit de consommer même une petite quantité de ces boissons.
G.A) La règle d'interdiction qui a été énoncée dans ce hadîth "ما أسكر كثيره فقليله حرام", "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite", cette règle d'interdiction s'applique donc aux cas suivants :
– Cas 1) il s'agit d'une boisson "alcoolique" pure, au point d'être reconnue par tous comme enivrante lorsque consommée en quantité suffisant (rappelons, comme nous l'avons déjà dit plus haut, qu'une boisson alcoolique n'est elle-même pas constituée d'alcool pur, mais d'alcool et d'autres ingrédients ; nous parlons donc du cas où cette boisson enivrante et de laquelle on ressent l'odeur d'alcool, cette boisson est pure) : c'est le cas du vin, de la bière, du rhum, etc. Il est donc interdit d'en consommer un fond de verre, même si celui-ci n'enivre pas concrètement le buveur ;
– Cas 2) il s'agit d'une boisson alcoolique qui a été coupée, c'est-à-dire mélangée à un autre liquide, mais où l'alcool demeure en proportion suffisante pour que le tout serait capable de causer l'ivresse du buveur si celui-ci en consommait une quantité plus importante. Il est donc interdit d'en consommer un fond de verre, même si celui-ci n'enivre pas concrètement le buveur ;
– Cas 3) il s'agit d'une boisson qui n'est pas dite "alcoolique" mais qui contient une proportion d'alcool :
--- qui, certes, est si faible que même si quelqu'un absorbait une quantité importante de cette boisson, il ne deviendrait pas ivre, parce que la quantité d'alcool s'y trouvant est telle qu'il faudrait boire une extraordinairement énorme quantité de cette boisson pour absorber en même temps assez de l'alcool y étant contenu pour devenir ivre ; or un être humain ne peut boire pareille quantité de boisson en une journée (par exemple) ;
--- mais qui, d'autre part, est telle que, de cette boisson, on ressent malgré tout un petit goût ou une petite odeur d'alcool (même si cet alcool a été extrait de tilâ' fermenté, par exemple). Il est alors interdit d'en consommer un fond de verre, même si celui-ci n'enivre pas concrètement le buveur.
Le fait que les Cas 1 et Cas 2 sont concernés par le hadîth est évident.
Quant au Cas 3, si c'est encore la règle d'interdiction qui s'y applique, c'est parce que le fait de consommer une boisson où l'alcool subsiste et est perceptible entraîne qu'il est toujours vérifié (sâdiq) de dire qu'on a consommé une petite quantité (qalîl) d'alcool ; le hadîth "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite" s'applique donc toujours.
La même chose peut être dite d'un aliment dans lequel il se trouve une faible quantité d'alcool, insuffisante pour causer concrètement l'ivresse de celui qui consomme cet aliment (car il faudrait en consommer une quantité impossible à avaler en un petit laps de temps pour un être humain), mais duquel on ressent malgré tout l'odeur ou le goût de l'alcool : la consommation d'un pareil aliment est interdite. Les juristes mentionnent ainsi le cas de celui qui trempe du pain dans du vin et le consomme, et rangent ceci dans la catégorie : "consommation de vin" (cf. Al-Mughnî 12/440-441).
Il fut un temps où je me demandais comment faire pour distinguer d'une part la boisson où le pourcentage d'alcool est assez élevé, au point que le fait d'en boire une quantité moyenne suffit pour enivrer, et d'autre part la boisson où le pourcentage d'alcool est tellement faible qu'il faudrait la boire en très grande quantité pour absorber suffisamment d'alcool et devenir ivre. Et si je me posais cette question, c'était par rapport aux faits :
– que la résistance à l'alcool varie d'un individu à l'autre, certaines personnes étant capables de boire deux bouteilles d'une boisson alcoolique sans devenir ivres, alors que trois verres de la même boisson étant suffisantes pour enivrer d'autres ;
– et que l'ivresse elle-même fait l'objet de définitions différentes entre les mujtahidûn (voir par exemple Al-Hidâya 1/508).
Je me posais donc cette question. Mais apparemment elle semblerait superflue par rapport à ce qui nous intéresse ici. En effet, ce qui importe est de considérer si un homme normal peut ou non déceler par ses sens la présence d'alcool dans la boisson : s'il peut le faire, alors cette boisson tombe sous le coup du hadîth "Ce dont la grande quantité enivre, sa petite quantité est interdite" ; et s'il ne le peut pas, alors cette boisson ne relève pas de cette catégorie (nous allons y revenir ci-dessous).
G.B) Et qu'en est-il d'un Cas 4 : la boisson ou bien l'aliment où l'alcool (même si cet alcool a été extrait du vin) est en quantité tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques – et impossibles à ingurgiter en un laps de temps relativement court – pour devenir ivre, et qu'il est impossible de déceler la présence d'alcool par ses seuls sens ?
Nous parlons ici de la boisson qui contient une proportion d'alcool si faible que les deux conditions suivantes sont réunies :
– premièrement, même si cette boisson était absorbée en quantité importante, elle ne causerait pas l'ivresse, et ce parce que la quantité d'alcool s'y trouvant est tellement faible qu'il faudrait boire une extraordinairement énorme quantité de cette boisson pour absorber en même temps assez de l'alcool y étant contenu pour devenir ivre ; or un être humain ne peut boire pareille quantité de boisson en une journée (par exemple) ;
– deuxièmement, on ne ressent ni l'odeur ni le goût de la trace d'alcool présente dans cette boisson (contrairement au Cas 3 plus haut cité).
En fait c'est la seconde condition qui est essentielle (elle englobe la première).
– Dans ce cas – "Cas 4" –, on n'a pas consommé une boisson qui s'appelait "alcool" ("khamr" au sens général du terme), ni dans sa totalité, ni en tant qu'ingrédient perceptible au sein de la totalité. Car l'alcool est complètement dilué (istahlaka) dans la somme des autres ingrédients. Cependant, la consommation de cette boisson est-elle pour autant licite ? Cette boisson ne serait-elle pas illicite parce que devenue impure (najis) eu égard au fait que de l'alcool y a été mélangé ?
Les avis sont divergents sur le sujet : une telle boisson est effectivement illicite d'après certains ulémas, mais licite d'après d'autres. En effet :
– cette boisson est illicite (pour cause d'impureté, najâssa) d'après ceux des ulémas qui sont d'avis que l'alcool est rituellement impur (najis) et que tout liquide – eau ou boisson – qui est en petite quantité (qalîl) devient rituellement impur quand un liquide impur y est mélangé ;
– elle est illicite (pour cause de d'impureté, najâssa) d'après ceux des ulémas qui sont d'avis que l'alcool est rituellement impur (najis) et que tout liquide – autre que l'eau – devient rituellement impur – même étant en grande quantité (kathîr) – quand un liquide impur y est mélangé ;
– elle reste licite (même si l'alcool s'y trouvant a été extrait du vin) d'après ceux des ulémas qui sont d'avis que l'alcool est rituellement impur (najis) mais que tout liquide dans lequel un liquide impur est mélangé reste rituellement pur (tâhir) – qu'il soit eau ou autre, qu'il soit en grande ou en petite quantité – du moment qu'aucune des qualités du liquide impur n'y apparaît ;
– elle reste licite (même si l'alcool s'y trouvant a été extrait du vin) d'après ceux des ulémas qui sont d'avis que l'alcool est illicite à la consommation (harâm) mais n'est pas rituellement impur (mais est au contraire tâhir) (cliquez ici).
Il est à rappeler ici que le Prophète (sur lui soit la paix) buvait parfois du nabîdh : comme nous l'avions dit en B, il s'agit d'une eau dans laquelle des fruits tels que des dattes ont trempé pendant un certain moment. C'est à condition qu'il n'y ait aucune qualité de l'alcool qui apparaît qu'il reste licite de consommer ce breuvage. Comme nous l'avions vu comme référence 2, Aïcha raconte : "Nous faisions du nabîdh pour le Prophète, dans une outre dont le haut était refermé et qui avait une ouverture. Nous en faisions le matin et il le buvait le soir. Nous en faisions le soir et il le buvait le matin" (Muslim) ; Ibn Abbâs relate : "كان رسول الله -صلى الله عليه وسلم- ينبذ له الزبيب فى السقاء فيشربه يومه والغد وبعد الغد؛ فإذا كان مساء الثالثة، شربه وسقاه، فإن فضل شىء أهراقه" : "On faisait du nabîdh avec des raisins secs pour le Prophète, dans une outre ; il en buvait le jour même, le lendemain et le surlendemain. Lorsque venait la soirée du troisième jour, il en buvait et en donnait à boire. Si quelque chose en restait il le jetait" (Muslim).
Or quand des fruits sont mis à tremper de la sorte dans de l'eau, des molécules d'alcool éthylique (ou éthanol) apparaissent, et, ces molécules se multipliant, il arrive un moment – qui diffère selon le fruit, la chaleur ambiante, etc. – où on peut ressentir à l'odeur ou au goût la présence d'alcool. C'est ce que le récit de Ibn Abbâs met en relief : au bout d'un moment le Prophète n'en buvait plus. Et il est aujourd'hui démontré scientifiquement que c'est rapidement que des molécules d'alcool apparaissent dans l'eau dans laquelle on met des fruits aussi sucrés que des dattes ou des raisins secs à tremper. Cependant, au début ces molécules sont en nombre insuffisant pour qu'on puisse les ressentir à l'odeur ou au goût. C'est lorsque suffisamment de temps a passé que, s'étant multipliées, on les ressent par ses sens.
De même, le Prophète (sur lui soit la paix) consommait du vinaigre. Or dans le vinaigre se trouve une faible quantité d'alcool résiduel. Le fait est que le vinaigre est le produit de la transformation d'une boisson alcoolique (vin, cidre, hydromel, etc.) : il est obtenu suite à l'oxydation, par le moyen d'une bactérie spécifique, de l'alcool éthylique (ou éthanol) qui était présent dans cette boisson alcoolique, et à sa transformation en acide acétique. C'est cet acide acétique qui est présent dans le vinaigre jusqu'à un certain pourcentage (c'est en France le pourcentage qui est indiqué sur les bouteilles de vinaigre), et c'est lui qui confère au vinaigre son odeur piquante caractéristique. Une certaine quantité d'alcool résiduel demeure cependant (elle ne doit pas dépasser 1,5 % pour le vinaigre de vin d'après la législation française). Mais si elle est très faible, elle n'est pas perceptible aux sens. Ceci rejoint donc le principe évoqué dans le Cas 4.
– Cas 4.1) Quand on sait que les jus de fruits actuels, certaines boissons et certains aliments (lait caillé, pâte levée, etc.) contiennent naturellement un très faible pourcentage d'alcool, qui s'y forme de lui-même, mais qui est imperceptible aux sens humains, il faut raisonner par analogie avec le nabîdh que le Prophète consommait, et ne pas interdire le jus de fruits actuel au motif que l'analyse chimique y a révélé une petite trace d'alcool.
– Cas 4.2) Par contre, qu'en est-il des boissons ou aliments où c'est volontairement qu'on a utilisé de l'éthanol (alcool éthylique) dans le procédé de leur fabrication, et où il reste quelques traces de cet alcool, mais qui ne sont pas décelables par les sens humains, et peuvent être décelés seulement par une analyse chimique :
--- faut-il raisonner par analogie et dire que, comme le nabîdh reste halal tant qu'on ne ressent pas l'odeur ou le goût de l'alcool, de même, les aliments où c'est volontairement que de l'alcool a été introduit mais où on ne ressent ni son odeur, ni son goût, restent halal ?
--- faut-il au contraire faire la différence entre les deux cas de figure, et dire que le nabîdh que le Prophète consommait était licite parce que l'alcool s'y formait de lui-même ; et que, de même, si c'est par mégarde qu'une goutte de vin est tombée dans de l'eau ou du lait – même en petite quantité – et s'y est diluée au point qu'on ne ressente ni l'odeur ni le goût du vin, alors le tout reste licite (MF 21/502-503) ; mais que, par contre, quand c'est volontairement que de l'alcool a été rajouté dans une boisson ou un aliment, alors, y fût-il en quantité imperceptible, la boisson et l'aliment en deviennent illicites ?
--- Les écoles shafi'ite et hanbalite font une distinction entre le vinaigre qui s'est formé de lui-même et le vinaigre que la main de l'homme a transformé. Pour ces deux écoles, le premier est licite, alors que le second reste illicite (cliquez ici et ici). Ce principe de distinguer ce qui s'est transformé naturellement de ce qui est le résultat de l'action humaine existe donc chez ces deux écoles, et pourrait servir de fondement à la distinction entre le nabîdh et la boisson où on a volontairement ajouté ou utilisé une petite quantité d'alcool.
--- Par contre, si on retient l'action de Omar ibn ul-Khattâb, et qu'on interprète sa grimace comme le signe qu'il avait ressenti du nabîdh qu'on lui tendait une odeur d'alcool (et non qu'il en avait ressenti une odeur du vinaigre), alors le fait qu'il ait rajouté de l'eau jusqu'à arriver à un moment où il a pu en boire, cela montre qu'il n'y a pas de distinction entre les deux cas de figure, puisque c'est volontairement qu'il a rajouté de l'eau à une boisson contenant une petite quantité d'alcool, afin de diluer complètement celui-ci et de pouvoir boire le tout.
Par ailleurs, des gens de Shâm prenaient un récipient de vin, y mettaient des poissons et du sel, et plaçaient le tout au soleil jusqu'à ce que le vin devienne vinaigre ; ils nommaient ce produit qu'ils consommaient pour ses vertus digestives : mur'y. Selon une autre explication, ce n'était pas systématique qu'ils y placent des poissons et du sel (Fat'h ul-bârî 9/764). "سئل أبو الدرداء عن أكل المري فقال: ذبحت الشمس سكر الخمر، فنحن نأكل، لا نرى به بأسا" : Questionné au sujet de ce mur'y, Abu-d-Dardâ' dit : "Le soleil a abattu l'ivresse du vin ; nous mangeons donc de cela, cela ne pose pas de problème" (Fat'h ul-bârî 9/764 : "a abattu le vin" est une métaphore, dans laquelle le mot "abattre" – "dhabaha" – a été employé pour dire "a rendu halal", exactement comme le fait d'abattre l'animal licite rend sa chair halal à la consommation : Ibid.). Abu-d-Dardâ' considérait que le mur'y est halal (cité ta'lîqan in Sahîh ul-Bukhârî, kitâb udh-dhabâ'ïhi wa-s-sayd, bâb n° 12) (voir aussi Fat'h ul-bârî 9/764, où cela est présenté comme étant également l'avis de certains autres Compagnons encore que Abu-d-Dardâ'). Si on retient cet avis, alors de nouveau cela montre qu'il n'y a pas de différence entre le cas où une goutte de boisson alcoolique s'est diluée dans un liquide sans que ce soit volontairement qu'elle y a été ajoutée, et le cas où une trace d'alcool a été diluée dans un liquide après y avoir été sciemment ajoutée.
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H) Ce que Cheikh Nazîh Hammâd a écrit sur le sujet :
Cheikh Nazîh Hammâd écrit qu'il existe 3 cas de figure.
Il y a d'une part les aliments et les boissons où un très faible pourcentage d'alcool se produit naturellement [mais n'est pas perceptible aux sens] [soit le Cas 4.1] ; eux restent halal. C'est le cas des jus de fruits, du lait caillé, de la pâte levée, etc. (Al-Mawâdd ul-muharrama wa-n-najissa fi-l-ghidhâ' wa-d-dawâ' : pp. 65-67 dans la traduction).
De même, écrit-il, les boissons où il subsiste un très faible pourcentage d'alcool [non perceptible aux sens] parce qu'il avait été adjoint pour provoquer la dissolution de certaines substances ne pouvant pas l'être dans l'eau [soit le Cas 4.2] sont également halal, comme l'ont souligné les recommandations du neuvième colloque jurisprudentiel lié à la médecine, qui s'était tenu à Casablanca en juin 1997. C'est le cas de nombreuses boissons où on a utilisé certains colorants et conservateurs (Ibid., pp. 67-68).
Par contre, les produits alimentaires et les boissons dans lesquels c'est afin d'y engendrer une saveur particulière qu'une petite quantité de boisson alcoolisée y a été adjointe, et où cette saveur particulière se retrouve justement [soit le Cas 3], sont haram (Ibid. pp. 68-69). C'est le cas des glaces, des pâtisseries et des chocolats où on a adjoint une petite quantité de boisson alcoolisée telle que liqueur ou rhum, afin non pas de provoquer l'ivresse du consommateur mais seulement d'engendrer dans ces aliments un goût particulier. C'est le cas aussi des fruits mis à macérer dans de l'alcool ("pruneaux au vin de telle contrée", "cerises à l'eau-de-vie"). C'est le cas encore de la volaille cuite au vin ; etc. Ici il n'y a pas eu dilution (istihlâk), ni transformation complète (istihâla), puisqu'on ressent la saveur ou bien l'odeur de la boisson alcoolisée ayant été adjointe à l'aliment ou à la boisson.
Le simple fait de ressentir, de cet aliment ou de cette boisson, le goût ou l'odeur de la petite quantité de la boisson alcoolisée y ayant été adjointe (et non pas forcément de l'éthanol, c'est-à-dire de l'alcool, se trouvant dans cette boisson alcoolisée ayant été adjointe dans cet aliment ou cette boisson), cela suffit donc pour rendre le tout illicite.
Ressentir, d'un aliment ou d'une boisson, un goût ou une odeur de l'alcool, nous avions dit plus haut que cela relève du Cas 3 ; en fait nous pouvons désigner ce cas comme étant : le Cas 3.1.
Et ressentir, d'un aliment ou d'une boisson, le goût ou l'odeur de la boisson alcoolisée y ayant été adjointe, cela relève d'un cas très proche : le Cas 3.2.
Dans les deux cas cet aliment ou cette boisson sont illicites.
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I) Deux questions, et leur réponse :
La première question est la suivante : Nous venons de voir qu'il faut non pas seulement qu'on ne ressente pas l'odeur et le goût de l'alcool (éthanol) mais aussi qu'on ne ressente pas l'odeur et le goût de la boisson alcoolisée elle-même. Or, dans le cas du nabîdh qui avait fermenté, Omar ibn ul-Khattâb s'est contenté de rajouter suffisamment d'eau pour ne plus ressentir l'odeur de l'alcool (référence 6), et non pour ne plus ressentir le goût ou l'odeur de ce nabîdh. Comment expliquer cela ?
La réponse est qu'en fait le jus de raisin qui après avoir fermenté est devenu du vin, ce jus s'est totalement transformé (istihâla) : un nouveau produit a vu le jour – comme le traduit le changement de nom, lequel n'est plus : "jus de raisin", mais : "vin" –, et ce nouveau produit est une boisson interdite en grande comme en petite quantités ("qalîluhû harâm"). C'est donc toute trace de ce produit interdit qu'on ne doit donc plus pouvoir ressentir dans l'aliment auquel il a été adjoint. Ceci, qui a été dit au sujet du vin, est également valable au sujet de la liqueur, de l'eau-de-vie, etc.
Par contre, le nabîdh qui a été présenté à Omar était, lui, de l'eau dans laquelle on a mis des fruits à tremper ; des molécules d'alcool s'y étaient formées en assez grand nombre pour pouvoir être ressenties, mais pas assez pour que ce constitue un nouveau produit : cela restait du nabîdh (le nom reste le même, nous l'avons vu plus haut, en B). Il n'y avait pas eu transformation complète ; il ne s'y trouvait qu'un ingrédient – l'éthanol – qui est interdit. Il suffisait donc de rajouter de l'eau afin de diluer complètement (istihlâk) cet ingrédient pour que le produit redevienne halal.
La seconde question est celle-ci : Nous avons vu qu'il est nécessaire non pas seulement qu'on ne ressente pas l'odeur et le goût de l'alcool (éthanol) mais aussi qu'on ne ressente pas l'odeur et le goût de la boisson alcoolisée elle-même. Or le vinaigre de vin rouge est halal, et pourtant il garde la couleur du vin, ainsi qu'un peu de son odeur. Il en est de même pour le vinaigre de cidre. Pourquoi, la consommation de vinaigre de vin ou de cidre serait-elle autorisée si celle d'une autre boisson ou d'un aliment dont on ressent une odeur de vin ou de cidre est interdite ?
La réponse est que cette autorisation exceptionnelle est due au fait que la consommation d'un aliment ou d'une boisson dont on ressent une odeur de vin ou de cidre est interdite par mesure de sadd udh-dharî'a. Or dans le cas du vinaigre précisément, il n'y a aucun risque, vu qu'aucun homme ne peut boire du vinaigre par verres entiers, à cause de son acidité.
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J) Récapitulatif :
La consommation d'un aliment ou d'une boisson qui contient une certaine quantité d'alcool :
– est licite s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment où l'alcool s'est formé de façon naturelle mais est en quantité tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre, et qu'il est impossible de déceler la présence d'alcool par ses seuls sens (Cas 4.1). On dit que l'alcool est dilué (istahlaka) dans la somme des autres ingrédients, et c'est pourquoi il est autorisé de consommer pareil aliment ou boisson ;
– est licite (du moins d'après un avis) s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment où l'alcool a été utilisé pour dissoudre certains composants mais d'une part est en quantité tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre, et que d'autre part il est impossible de déceler la présence de cet alcool par ses seuls sens (Cas 4.2). On dit ici aussi que l'alcool a été dilué (istahlaka) dans la somme des autres ingrédients, et c'est pourquoi il est autorisé de consommer pareil aliment ou boisson ;
– est interdite s'il s'agit d'une boisson ou d'un aliment qui contient une proportion d'alcool :
--- qui, certes, est si faible que même si quelqu'un absorbait une quantité importante de cette boisson, il ne deviendrait pas ivre, parce que la quantité d'alcool s'y trouvant est tellement faible qu'il faudrait consommer, de cet aliment ou cette boisson, des quantités gargantuesques (et impossibles à ingurgiter par un être humain en un laps de temps relativement court) pour devenir ivre ;
--- mais qui, d'autre part, est telle que, dans cette boisson ou cet aliment, on ressent malgré tout un petit goût particulier ou une petite odeur caractéristique, engendré(e) par la boisson alcoolique qui y avait été adjointe (Cas 3.1 ou Cas 3.2) ;
– est interdite s'il s'agit d'une boisson alcoolique qui a été coupée, c'est-à-dire mélangée à un autre liquide, mais où l'alcool demeure en proportion suffisante pour que le tout cause l'ivresse du buveur si celui-ci en consomme une quantité conséquente (Cas 2) ;
– est interdite s'il s'agit d'une boisson alcoolique pure, de sorte qu'elle est reconnue par tous comme enivrante lorsque consommée en quantité conséquente (Cas 1).
Des aliments ou boissons relevant des Cas 1, 2 et 3, est également interdite la consommation d'une petite quantité, insuffisante pour engendrer concrètement l'ivresse.
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K) Réponse concrète à votre question :
C'est l'explication que nous avons vue (et qui est très pertinente à mon humble sens) qui fait que certains ulémas sont d'avis que même si l'analyse chimique révèle une petite quantité d'alcool subsistant dans une boisson, du moment que cette quantité d'alcool est tellement infime qu'elle est diluée (istahlaka) dans l'ensemble des ingrédients et qu'elle est donc totalement indécelable aux sens d'un humain normal, cette boisson reste licite en soi, halal fî nafsihî.
Par contre il faut rappeler ici une autre réalité... Il est certaines boissons de ce genre qui sont commercialisées dans des bouteilles dont la forme est la même que celle des boissons alcooliques. Acheter ce genre de bouteilles contenant ces boissons n'est pas autorisé. Certaines associations anti-alcoolisme elles-mêmes dénoncent une volonté insidieuse de faire naître chez les enfants consommateurs de ces "boissons sans alcool" le désir de boire plus tard des boissons avec alcool, par effet de conditionnement. Les juristes de l'islam ont un raisonnement voisin, disant que certes, la boisson avec un très faible pourcentage d'alcool, indécelable aux sens humains, est en soi autorisée, cependant, l'acheter lorsque présente dans de telles bouteilles, ou la boire dans une ambiance de bar, n'est, lui, pas autorisé, car tombant sous le coup de l'imitation de celui qui commet ce qui est interdit ("تشَبُّه بالفاسِق", tashabbuh bi-l-fâssiq) (lire notre article sur la tashabbuh) (cela a été spécifié à propos de toute boisson : Radd ul-muhtâr 10/34, deux premières lignes).
De même, il faut se souvenir qu'il existe, liés à la boisson ou à l'aliment, d'autres éléments encore que celui de la présence d'alcool, qui entraînent eux aussi qu'une boisson ou qu'un aliment peut devenir interdit(e) ou déconseillé(e) à consommer. Lire à ce sujet notre article : Pour un Fiqh, des Fatwas, une Vision et des Rappels (tadhkîr) qui considèrent les règles détaillées (tafsîlî) mais aussi les règles générales (kullî). Ne pas considérer la conformité des aliments avec les seules règles rituelles détaillées, et non pas aussi avec les règles sanitaires ou culturelles plus générales.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).