Fin du 7è siècle hégirien et du XIIIè siècle grégorien, la Syrie, majoritairement musulmane, est visée par une tentative d'invasion (qui en sera suivie de deux autres) de la part des Mongols d'Iran, menés par l'Il-khan Ghazan. Or celui-ci s'est... converti à l'islam. Et il prétend établir l'ordre et la justice dans les contrées qu'il soumet, et donc aussi dans la Syrie qu'il veut conquérir, en lieu et place de l'injustice que, dit-il, les Mamelouks, dirigeants de la Syrie et de l'Egypte, y font régner. Il prétend aussi que ces dirigeants n'étaient plus attachés aux prescriptions de l'islam et que c'est sa ferveur à lui pour l'islam qui l'a poussé à intervenir (voir la déclaration qu'il fera lire dans la mosquée des Omeyyades, après avois conquis Damas, et dont la traduction sera relatée plus bas, au point B).
Des musulmans syriens se demandent donc s'il est autorisé de résister à ce musulman qui est certes envahisseur mais qui est, aussi, apparemment doué d'aussi bonnes intentions.
La réponse de Ibn Taymiyya, qui est contemporain de l'événement, et qui y assiste en quelque sorte "aux premières loges", puisqu'il vit alors à Damas, ne fait pas dans l'hésitation : résister à l'armée de Ghazan n'est pas seulement autorisé, c'est un devoir.
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A) Le début de l'émergence des Mongols :
Les tribus dites "proto-mongoles" sont fédérées à la fin du XIIè siècle grégorien par Temüjin. Ce dernier se fait bientôt proclamer Tchingiz Kaghan (ou Kaghan universel, c'est-à-dire Grand Khan universel), titre francisé en "Gengis Khan". "Il se trouve alors à la tête d'une force militaire extrêmement puissante, dirigée et encadrée par des Mongols, mais dont les troupes (il s'agit bien sûr de cavaliers) sont en majorité turques" (Atlas des peuples d'Orient, Jean et André Sellier, p. 151). Le nom "Tatar" était d'ailleurs à l'origine celui d'un ancien peuple turc qui nomadisait au voisinage des Mongols. Gengis Khan les battit, mais, ayant constaté leur férocité, décida de les incorporer à son armée. Ce qui n'était à l'origine que le nom d'une des composantes de l'armée mongole finit par être employé par certains peuples envahis pour désigner l'armée mongole tout entière : "Les Tatars – ou parfois même, par erreur : "Tartares" – arrivent". (Plus tard encore, le nom "tatar" allait être utilisé pour désigner certains peuples turquisés vivant en Europe (Russie) et en Asie, à l'instar des Tatars du Tatarstan, les Tatars de Crimée, etc.)
L'armée mongole va ensuite essaimer dans différentes directions, et, par la conquête, donnera naissance à l'empire Mongol, où régnera ce qu'on appelle la Pax mongolorum. Gengis Khan donne en fait aux cités qu'il aborde la possibilité de se soumettre à son ordre ; celles qui refusent sont assiégées, et une grande partie de leur population est massacrée.
A la mort de Gengis Khan, en 1227, son empire est partagé en ulus, entre ses fils (l'un de ceux-ci étant alors déjà mort, c'est à un de ses petit-fils qu'une part de l'empire est confiée). Un Kaghan, ou Grand Khan, dont l'autorité est reconnue par les simples khans, demeure toutefois. Cependant, officiellement après Kubilai et dans les faits depuis la mort de Mongka même, l'empire se disloque en khanats indépendants. C'est ainsi qu'existent :
- le Grand khanat,
- le khanat de la Horde d'Or (au sein duquel le khanat de la Horde Blanche constitue une entité autonome),
- le khanat de Djaghataï
- et l'Il-khanat.
L'Il-khanat a été constitué par Hülegü, un petit-fils de Gengis Khan envoyé en 1255 par son frère le Grand Khan Mongka pour s'emparer de l'Irak, de la Syrie et de l'Egypte. C'est Hülegü qui saccage Bagdad et fait tuer le calife abbasside en 1258. On dit que ce seraient des Persans qui, par animosité pour les Arabes, auraient poussé le khan à s'en prendre de la sorte à la grande cité abbasside des bords du Tigre. L'Il-khanat a pour centre la Perse, et, suite aux menées de Hülegü, il recouvre les actuelles Afghanistan, Pakistan (partiellement), Iran, Caucase (partiellement), Irak jusqu'aux bords de l'Euphrate. Le sultanat turcoman seldjoukide de Roum, en Anatolie (actuelle Turquie) devient leur vassal, de même que le royaume arménien de Cilicie.
La Syrie est conquise (Damas comprise) en 1260, et les soldats mongols poussent jusqu'à Gaza. Le tour de l'Egypte semble proche, mais la mort du grand khan Mongka oblige Hülegü à repartir la même année, tout en laissant une armée sur place.
Or, par ailleurs face à l'inefficacité des Ayyoubides (qui règnent sur la Syrie et l'Egypte) devant la septième croisade, certains de leurs mercenaires turcs, les Mamelouks, sont arrivés au pouvoir en Egypte en 1250. Amin Maalouf écrit : "La première poussée mongole en pays d'islam a de fait coïncidé avec l'invasion franque en Egypte de 1218 à 1221. Le monde arabe avait alors l'impression d'être pris entre deux feux (...)" (Les croisades vues par les Arabes, p. 268). Maalouf relate ce propos de Ibn ul-Athîr : "Attaqués par les Mongols – les Tatars – à l'est et par les Franj à l'ouest, les musulmans n'ont jamais été placés dans une position aussi critique. Seul Dieu peut encore leur porter secours" (p. 267). Maalouf écrit : "Surtout, leur pouvoir [= celui des Ayyoubides] faiblissant n'était plus en mesure de faire face aux périls qui menaçaient l'islam à l'Est comme à l'Ouest. La révolution mamelouk apparaîtra très vite comme une entreprise de redressement militaire, politique et religieux" (p. 274).
En effet, car d'un côté les Mamelouks gagnent du terrain sur les Croisés (ce sera plus tard, en 1291, suite à la bataille d'Acre, qu'ils mettront finalement fin à la présence franque sur la terre arabe).
Et d'un autre côté, lors de la bataille de 'Ayn Jâlût en septembre 1260 (658 a.h.), les Mamelouks écrasent l'armée du mongol Hülegü restée sur place. Ce fut, écrit Jean-Paul Roux, "la première défaite des Mongols" (Histoire de l'Empire mongol, 1993, Fayard, p. 361) ; "pour la première fois, les Mongols furent battus" (Ibid., p. 363). Les Mamelouks récupèrent ensuite les terres syriennes occupées précédemment par les descendants de Gengis Khan. La Syrie est perdue pour ceux-ci, et leur expansion est arrêtée dans cette direction. En effet, malgré plusieurs tentatives (dont l'une sous Hülegü lui-même, d'autres sous Abaga, son fils et successeur), les Mongols seront incapables de la reconquérir. Arghun, fils d'Abaga, adressera même au Pape et à des rois européens une proposition de plan pour envahir la Syrie. En vain. La frontière de l'Il-khanat semble arrêtée, dans cette région, sur les bords de l'Euphrate.
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B) Ghazan, empereur mongol converti à l'islam :
Or, quelques années plus tard, le nouvel empereur de l'Il-khanat depuis 1295, Ghâzân (fils d'Arghun, lui-même fils d'Abaga, fils de Hülegü, fils de Tolui, fils de Gengis Khan), va tenter par 3 fois (en 1299, en 1300 et en 1303) de reconquérir la Syrie, avec, au-delà, également comme objectif l'Egypte..
Et, en 1295, Ghâzân s'est converti à... l'islam.
La chronologie qui suit de ces tentatives d'invasions est extraite de Lettre à un roi croisé, Jean-Yahya Michot, pp. 35-62 ; Ibn Kathîr a également, dans son Al-Bidâya wa-n-nihâya, tome 14, relaté ces invasions et le rôle joué par Ibn Taymiyya pour animer la résistance.
En novembre 1299 (muharram 699 a.h.), Ghâzân franchit une première fois l'Euphrate. L'armée mamelouke, dirigée par le sultan en personne, venu d'Egypte, lui livre bataille en décembre 1299 (rabî' ul-awwal 699) à Wâdî Khâzindâr. Ce sont les Mongols qui l'emportent : le sultan mamelouk doit battre en retraite. Bientôt les Mongols entrent dans Damas, mais la citadelle de la ville refuse de se rendre. Un gouverneur mongol de Syrie est même officiellement nommé.
Le professeur Yahya Michot cite l'historien chrétien copte Ibn Abi-l-Fadhâ'ïl (m. 759/ 1358) qui relate que peu après le début de sa victoire sur Damas, l'Il-khan fit lire la déclaration suivante à la mosquée des Omeyyades : "Nous avons appris que les souverains d'Egypte et de la Syrie sont sortis de la voie de la religion, qu'ils ne sont plus attachés aux prescriptions de l'islam, qu'ils violent les pactes qu'ils ont contractés, qu'ils se lient par des serments qu'ils ont l'intention de ne pas tenir, qu'il n'y a à attendre d'eux ni respect de leurs engagements ni honneur, que leur politique ne connaît aucun esprit de suite ni aucune ordonnance, que chacun de ces souverains, quand il arrive au pouvoir, se précipite sur la terre pour y porter le malheur, pour y dévaster les champs, pour anéantir les moissons qu'ils portent et les hommes qui les cultivent. Allah n'aime point le désordre, et c'est un fait patent que chacun d'eux a pris pour règle manifeste de conduite d'opprimer le peuple, d'étendre des mains criminelles contre ses femmes et ses biens, de s'écarter de la voie droite de la justice et de l'équité, tandis qu'ils les écrasent de leur violence et de leur tyrannie. Notre zèle pour l'honneur de la religion, notre ferveur pour l'islam nous ont alors incité à marcher contre ce pays, pour mettre fin à cette oppression, pour anéantir cette tyrannie, en conduisant avec nous une foule innombrable de nos soldats. Nous nous sommes juré à nous-même, si Allah le Très Haut nous permettait de conquérir cet empire, de le délivrer de l'oppression et du mal qui y règnent, d'y répandre la justice et les bienfaits sur tous les hommes, pour nous conformer à l'ordre divin…" (Histoire des sultans mamlouks, cité par Y. Michot in Lettre à un roi croisé, pp. 33).
Yahya Michot écrit ensuite : "En cette déclaration, il serait trop facile de ne voir que propagande et désinformation. Le tableau qui y est brossé du régime mamlûk ne manque pas de réalisme ; il suffit de se rappeler les mésaventures du jeune sultan al-Nâsir pour s'en convaincre" (Lettre à un roi croisé, p. 33).
Yahya Michot cite aussi Rashid ud-dîn al-Hamadhânî, médecin, historien et vizir des Mongols : celui-ci faisait également valoir que l'invasion de la Syrie par les Mongols "fut décidée à la suite de plaintes des populations du sud de l'Asie mineure, notamment de Mardin, relatives aux "agissements détestables (af'âl-é makrûh) des Syriens à leur encontre. Il y aurait notamment eu, durant le mois de Ramadan, des orgies "avec les filles des musulmans" et des beuveries dans les mosquées ! "Si "le pâdishâh de l'islam" attaque le sultanat mamlûk, c'est donc pour "protéger l'islam" et "repousser le mal de ces oppresseurs". Il peut par ailleurs se prévaloir d'un fetwa en ce sens reçu des "imams de la religion et des ulémas de l'islam" (Textes spirituels d'Ibn Taymiyya, Yahya Michot, XI, note n° 40).
En février 1300, Ghâzân quitte la Syrie mais laisse une armée mongole sur place et, de plus, fait connaître son intention de revenir pour conquérir l'Egypte. Mais il devra rappeler son commandant militaire en Irak. Enfin, suite à divers événements, dont la rumeur du retour en Syrie de l'armée du sultan mamelouk, les Mongols abandonnent l'occupation de la ville et doivent quitter la région.
En octobre 1300 (safar 700), Ghâzân franchit de nouveau l'Euphrate pour tenter de nouveau la conquête de la Syrie. Le sultan mamelouk, après avoir quitté le Caire en direction de la Syrie, doit rebrousser chemin, arrêté par la rudesse de l'hiver. Cependant, sans livrer bataille, Ghâzân, puis, après lui, son commandant militaire doivent regagner l'Iran.
En février 1303 (rajab 702), Ghâzân envoie son armée – lui-même ne pouvant cette fois venir – avec pour mission de conquérir Damas. De son côté, le sultan mamelouk, accompagné du calife abbasside – lequel séjourne également au Caire – arrive avec une armée pour défendre la Syrie. En avril 1303 (ramadan 702), c'est la bataille de Shaq'hab (ou Marj us-suffar), et la victoire des Mamelouks sur les Mongols.
C'est l'année suivante, en mai 1304 (shawwâl 703), que Ghâzân meurt.
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C) Ibn Taymiyya a appelé à résister à l'envahisseur :
Ibn Taymiyya a joué un rôle important dans la mobilisation des Syriens face à l'envahisseur, de même qu'il n'a pas hésité à se rendre personnellement auprès du sultan mamelouk au Caire pour l'exhorter à venir avec une armée.
Plus tard, dans sa Lettre à Sir Johan, baron croisé de l'île de Chypre, destinée à lui demander de libérer les prisonniers musulmans faits par les croisés chypriotes sur le côte syrienne, et écrite d'après Yahya Michot vers 703/1304 (Lettre à un roi croisé, p. 91), Ibn Taymiyya rappellera à son interlocuteur que, lors des invasions mongoles de la Syrie, il était personnellement intervenu pour que les "Tatars" libèrent non seulement les musulmans ("ahl ul-milla") mais aussi les juifs et les chrétiens ("ahl udh-dhimma") faits prisonniers par l'envahisseur (MF 28/617-618).
Ibn Taymiyya fait ici allusion à son entrevue avec le commandant mongol Mûlây, en rajab 699 (mars 1300), pour faire libérer les prisonniers que les Mongols avaient faits ; Mûlây n'acceptant de relâcher, parmi ceux que son armée avait faits prisonniers, que les musulmans, Ibn Taymiyya refusa d'abandonner un seul dhimmî.
Voici les termes qu'il écrivit à Sir Johan : "ولما قدم مقدم المغول غازان وأتباعه إلى دمشق وكان قد انتسب إلى الإسلام؛ لكن لم يرض الله ورسوله والمؤمنون بما فعلوه؛ حيث لم يلتزموا دين الله وقد اجتمعت به وبأمرائه وجرى لي معهم فصول يطول شرحها؛ لا بد أن تكون قد بلغت الملك؛ فأذله الله وجنوده لنا حتى بقينا نضربهم بأيدينا ونصرخ فيهم بأصواتنا. وكأن معهم صاحب سيس مثل أصغر غلام يكون حتى كان بعض المؤذنين الذين معنا يصرخ عليه ويشتمه وهو لا يجترئ أن يجاوبه حتى إن وزراء غازان ذكروا ما ينم عليه من فساد النية له وكنت حاضرا لما جاءت رسلكم إلى ناحية الساحل وأخبرني التتار بالأمر الذي أراد صاحب سيس أن يدخل بينكم وبينه فيه حيث مناكم بالغرور وكان التتار من أعظم الناس شتيمة لصاحب سيس وإهانة له؛ ومع هذا فإنا كنا نعامل أهل ملتكم بالإحسان إليهم والذب عنهم. وقد عرف النصارى كلهم أني لما خاطبت التتار في إطلاق الأسرى وأطلقهم غازان وقطلو شاه وخاطبت مولاي فيهم فسمح بإطلاق المسلمين. قال لي: لكن معنا نصارى أخذناهم من القدس فهؤلاء لا يطلقون. فقلت له: بل جميع من معك من اليهود والنصارى الذين هم أهل ذمتنا؛ فإنا نفتكهم ولا ندع أسيرا لا من أهل الملة ولا من أهل الذمة. وأطلقنا من النصارى من شاء الله. فهذا عملنا وإحساننا، والجزاء على الله" : "Les chrétiens savent que lorsque je parlai aux Tatars au sujet de la libération des prisonniers, Ghâzân et Qutlushâh les libérèrent ; et lorsque je parlai à Mûlây à leur sujet, il accepta de libérer les musulmans [seulement] et me dit : "Mais avec nous se trouvent des chrétiens que nous avons faits prisonniers à Jérusalem, ceux-là ne seront pas libérés !" Je lui dis : "Au contraire, tous ceux qui sont avec toi, de juifs et de chrétiens, qui sont les gens sous notre protection, nous ferons briser leurs liens ! Nous ne délaisserons aucun prisonnier, ni parmi les gens de la religion, ni parmi les gens de la protection !"" (MF 28/617-618).
Et Ibn Taymiyya de rappeler à Sir Johan que, lors de la première invasion mongole (de 699), l'armée mamelouke avait retenu son bras lorsqu'elle avait su que l'armée qui lui faisait alors face n'était plus, comme celle qui était venue autrefois sous Hülegü, kâfir, mais s'était convertie à l'islam (MF 28/618).
En effet, certains musulmans hésitèrent tout d'abord face à Ghâzân Mahmûd et son armée. C'est d'ailleurs pourquoi des questions ont été adressées à Ibn Taymiyya lui demandant si c'est un devoir, voire s'il est même licite, de combattre ces "Tatars" convertis à l'islam et venus envahir la Syrie.
Dans Majmû' ul-fatâwâ on lit 3 questions de ce genre et les 3 réponses de Cheikh ul-islâm (MF 28/501-508 ; MF 28/509-543 ; MF 28/544-553).
– La 1ère question évoque explicitement "ces Tatars qui étaient venus en l'an 699 et avaient fait ce qui est bien connu : tuerie de musulmans, emprisonnement d'une partie des enfants, attaques de musulmans qu'ils trouvaient ; ils ont transgressé les choses sacrées du dîn : humiliations des musulmans, irrespect de mosquées, et particulièrement de Bayt ul-maqdis, où ils ont semé le mal ; ils ont pris une partie importante des biens de musulmans et du Trésor public ; ils ont emprisonné un grand nombre d'hommes musulmans et les ont fait sortir de leur pays. Avec tout cela, ils ont prétendu être attachés aux deux témoignages de foi (...)" : "est-il autorisé de les combattre ? est-ce obligatoire ?" (MF 28/501-502).
– La 2nde question évoque "ces "Tatars qui viennent à Shâm une fois après l'autre" : "les combattre est-il obligatoire ou pas ?" (MF 28/509).
– La 3ème question interroge seulement au sujet de "personnes qui se retiennent de combattre les Tatars" au motif qu'"il se trouve parmi eux des gens qui sont contraints" et désire donc un éclaircissement par rapport à cet argument qui est avancé par certains (MF 28/544).
Au moins les 2 premières réponses ont été écrites, on le voit, après la première invasion de la Syrie par les Mongols.
Dans Majmû' ul-fatâwâ on lit aussi un autre texte, écrit directement par le grand 'âlim sur le sujet. Il a été quant à lui écrit, affirme le compilateur, "lorsque l'ennemi, les Tatars, s'étaient avancés en l'an 699 jusqu'à Alep" ; le cheikh y appelle les musulmans à prendre les armes face à l'envahisseur (MF 28/410-423).
On lit, dans Majmû' ul-fatâwâ, un autre texte encore, écrit après le repli des Mongols faisant suite à leur seconde tentative d'invasion (laquelle a eu lieu en safar de l'an 700 / en 1300), et qui fait un parallèle entre leur première invasion et la campagne de Uhud, et leur seconde tentative et la campagne du Fossé à l'époque du Prophète (sur lui soit la paix) (MF 28/28/424-467).
Pour en revenir aux questions qui sont posées à Ibn Taymiyya, elles partent de l'idée que toute action doit être fondée sur un texte du Coran ou de la Sunna, ou un Consensus de la Umma ; or, si le fait de repousser l'envahisseur non-musulman tel que Hülegü trouve son analogie avec les batailles de Uhud et du Fossé, à quoi faire correspondre (ilhâq) le cas où l'envahisseur est musulman et qu'il affirme vouloir faire régner la justice et la droiture de façon plus conforme aux principes de l'islam que ne le faisait jusqu'à présent le pouvoir en place ? Le conflit qui a commencé entre l'Il-khanat et le Sultanat mamelouk n'est-il pas comparable à celui qui avait eu lieu entre Alî et Mu'âwiya à Siffîn, où dans les deux camps il y avait des gens sincères et appartenant à la droiture, conflit auquel certains Compagnons ne prirent aucune part ?
A cela Ibn Taymiyya répond que cela ne lui est pas comparable. Siffîn fut une qitâlu fitna, où le mieux aurait été de s'abstenir, comme le firent certains Compagnons ; ce furent des ijtihâds de la part de Mu'âwiya comme de Alî (que Dieu les agrée) qui les conduisirent à se battre.
Ibn Taymiyya fait valoir que le moindre qui puisse être dit au sujet de ces Mongols ("Tatars" est le terme que le cheikh emploie le plus souvent) est que, du point de vue des musulmans de Syrie et d'Egypte, ils sont comme le musulman qui en attaque un autre (al-muslim as-sâ'ïl) pour lui prendre ses biens ou sa vie, ce qui rend au moins autorisé [jâ'ïz] pour les Syriens de les combattre lorsqu'ils s'avancent (MF 28/540-541).
Mais, dit encore en substance Ibn Taymiyya, les combattre n'est pas chose simplement autorisée [jâ'ïz], c'est, bien davantage, un devoir.
Ibn Taymiyya écrit qu'on ne peut même pas considérer l'armée des Mongols comme des bughât 'ala-l-amîr bi bagh'yin mujarrad, avec les règles qui sont attachées à cette dénomination (notamment la règle de l'interdiction de poursuivre ceux d'entre eux qui fuient après avoir été combattus), car l'application de cette dénomination dépend de la présence d'une ta'wîl sâ'ïgh [Al-Mughnî 12/71], fût-elle fâssid. Or l'invasion des Mongols de Ghâzân ne repose sur aucune ta'wîl pouvant être considérée sâ'ïgh du point de vue de l'islam (MF 28/541-542).
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D) Ibn Taymiyya présente comme arguments à cela un certain nombre de paramètres islamiques…
Premièrement) L'armée des Mongols venus attaquer la Syrie est constituée de 4 types de personnes :
– des gens qui étaient et sont demeurés dans autre religion que l'islam (كافرة باقية على كفرها، من الكرج والأرمن والمغول) ;
– des gens qui, auparavant, étaient musulmans mais ont ouvertement apostasié de l'islam et se réclament donc ouvertement aujourd'hui d'une autre religion que l'islam (طائفة كانت مسلمة فارتدت عن الإسلام وانقلبت على عقبيها، من العرب والفرس والروم وغيرهم) (qu'il va décrire ensuite ainsi : "المرتدون") ;
– des gens qui continuent à s'affilier à l'islam alors qu'ils ont réfuté (en croyance même) des prescriptions fondamentales de l'islam, et sont donc devenues apostates par rapport à ces prescriptions (قوم ارتدوا عن شرائع الإسلام وبقوا مستمسكين بالانتساب إليه) (qu'il va décrire ensuite ainsi : "المرتدون عن شرائعه لا عن سمته") ;
– des gens qui se sont affiliés à l'islam mais n'ont pas adhéré à la pratique de ses prescriptions fondamentales (من كان كافرا فانتسب إلى الإسلام ولم يلتزم شرائعه من إقامة الصلاة وإيتاء الزكاة وحج البيت والكف عن دماء المسلمين وأموالهم) (qu'il va décrire ensuite ainsi : "الداخلون فيه من غير التزام لشرائعه") (MF 28/413-416 : c'est moi qui ai à dessein interverti l'ordre dans lequel Ibn Taymiyya a cité les 3ème et 4ème groupes).
Ailleurs Ibn Taymiyya précise que c'est ce groupe (celui que nous avons cité ici en 4ème position) qui constitue le plus gros de l'armée mongole : "فهؤلاء القوم المسئول عنهم، عسكرهم مشتمل على قوم كفار من النصارى والمشركين، وعلى قوم منتسبين إلى الإسلام - وهم جمهور العسكر - ينطقون بالشهادتين إذا طلبت منهم ويعظمون الرسول وليس فيهم من يصلي إلا قليلا جدا وصوم رمضان أكثر فيهم من الصلاة" (MF 28/504). Et c'est ce qui fait que dans trois fatwas, il se concentre surtout sur la règle à suivre pour le pouvoir musulman face à ceux qui sont dans ce cas.
Ce plus gros de l'armée mongole, relève-t-il, forme un groupe rassemblé autour de quelque chose qui constitue une non-pratique des actes strictement obligatoires et publiques, ou une persistance à commettre des actes strictement interdits et publiques, et ce groupe dispose d'une puissance qui fait qu'il est hors du pouvoir de sanction de l'autorité (lâ yuqdaru 'alayhi bi ghayri qitâl). La règle à suivre à leur sujet est donc la même que celle qui s'appliqua à ceux qui refusèrent d'abandonner la pratique du prêt à intérêt dans la ville de Tâ'ïf, ceux qui refusèrent de s'acquitter de la zakât sous Abû Bakr, et ceux qui furent Kharijites sous Alî (cliquez ici et ici) : ils doivent être combattus (MF ; voir les trois fatwas susmentionnées ; en 28/548 se trouve une phrase où cela est dit très clairement).
Le fait est que l'armée de Ghâzân forme – dans sa plus grande partie et, en même temps, dans ce qu'elle a de moins éloigné des enseignements de l'islam – un groupe disposant d'une force ("tâ'ïfa mumtani'a"), qui, certes, proclame les deux témoignages de la foi musulmane, mais se réfère à autre chose que le Coran et la Sunna pour régler ses litiges (MF 28/505, 523).
Ibn Taymiyya l'a écrit ailleurs, leur référentiel est le Yassaq [ou "Yassa"] (MF 35/386, 408) (voir également MF 22/52-53).
De plus, la majorité d'entre eux ne pratiquent pas leurs cinq prières quotidiennes (MF 28/504). C'est le précédent des prêteurs à intérêt de Tâ'ïf, de ceux qui refusèrent de s'acquitter de la zakât sous Abû Bakr et des Kharijites sous Alî que Ibn Taymiyya invoque donc pour justifier le devoir que les musulmans ont de combattre l'armée de Ghâzân. Il écrit que ce devoir s'applique même si ce groupe restait chez lui, et donc a fortiori quand ce groupe envahit le territoire de musulmans (MF 28/416, 506).
Deuxièmement) [Ces Mongols prétendent qu'ils feront régner les principes de l'islam mieux que ne l'ont fait les Ayyoubides et leurs successeurs au pouvoir, les Mamelouks.] Or en vérité ce n'est pas pour la cause de l'islam qu'ils combattent, mais pour la cause de l'ordre gengiskhanide. Et Ibn Taymiyya de citer des faits avérés qui le montrent clairement (MF 28/505, 520-523). D'ailleurs, eux qui prétendaient qu'ils envahissaient la Syrie pour mettre fin aux crimes que les mamelouks y commettaient et pour y appliquer les règles de l'islam avec plus de ferveur, ils se sont laissés aller à de véritables atrocités, à Damas et dans ses environs (voir ce que Ibn Abi-l-Fadhâ'ïl a relaté à ce sujet et qui est visible in Textes spirituels d'Ibn Taymiyya, Yahya Michot, XI, notes 42, 43, 44, 45 et 46).
Troisièmement) Les Mongols sont plus favorables au chiisme rafidhite qu'au sunnisme ; ils ont d'ailleurs empêché que l'on fasse mention des califes orthodoxes en chaire. Et les Rafidhites aiment les Mongols et leur Etat (MF 28/527). Les musulmans syriens, veut dire Ibn Taymiyya, ne peuvent pas accepter de laisser s'installer le rafidhisme sur eux.
Quatrièmement) Le sultanat Mamelouk, établi sur la Syrie et l'Egypte, constitue, au moment précis où Ibn Taymiyya vit, le seul Etat musulman qui adhère à l'islam orthodoxe tout en pouvant véritablement être considéré comme une puissance. "Celui qui médite la situation du monde en ce moment saura que ce groupe [= ceux qui règnent sur la Syrie et l'Egypte] est le groupe qui établit le plus le dîn de l'islam : en 'ilm, en 'amal et en effort ; de l'Orient jusqu'en Occident. (…) C'est la raison pour laquelle lorsqu'ils ont été défaits en l'an 699, il s'est abattu comme avilissement et difficulté sur les gens de l'Islam, aux orients et aux occidents de la Terre, ce que Dieu seul sait. Les récits à ce sujet sont nombreux, ce n'est pas ici le lieu pour les (évoquer). C'est que les habitants du Yémen sont en ce moment faibles (…). Quant aux habitants du Hedjaz, la plupart d'entre eux ou nombre d'entre eux sont khârijûn 'an is-sharî'a [cliquez ici pour découvrir ce que Ibn Taymiyya signifie par cette formule] ; il y a en eux comme bid'a, dhalâl et fujûr ce que Dieu seul sait ; les gens de la îmân et du dîn sont considérés faibles et sont impuissants. (…) Quant aux cités de l'Ifriqiya, ce sont des Bédouins qui sont parmi les pires hommes qui y dominent ; eux-mêmes méritent qu'on les combatte [cliquez ici]. Quant à l'Extrême-Maghreb [= l'Andalousie], alors : à cause de la domination des Francs sur la plupart de leurs cités, les (musulmans de là-bas) ne peuvent plus combattre les Chrétiens [qui sont leurs ennemis ; il s'agit des auteurs de la Reconquista]. (…) Ceci, ainsi que d'autres choses, montre que ce groupe qui se trouve actuellement en Syrie et en Egypte constitue la phalange de l'islam. Le fait qu'ils soient puissants revient à la puissance de l'islam, et le fait qu'ils soient avilis revient à l'avilissement de l'islam. Si les Tatars se rendaient maîtres d'eux, il ne resterait à l'Islam ni puissance ni parole élevée…" (MF 28/532-534).
Ibn Kathîr relate brièvement pour sa part que, face aux interrogations des gens quant au statut que revêtait le fait de combattre les Mongols devenus musulmans, Ibn Taymiyya déclara : "Les Tatars sont du même genre que les Kharijites qui firent une insurrection armée (kharajû 'ala) contre Alî et Mu'âwiya et se considérèrent plus aptes qu'eux deux à diriger. Ces [Tatars] prétendent être plus aptes que les musulmans [en place dans le régime mamelouk] à faire établir le vrai ; ils blâment, chez ces musulmans, ce qu'ils font comme péchés et injustices, alors qu'eux-mêmes font choses beaucoup plus graves". Ibn Kathîr relate : "Les ulémas et les gens prirent alors conscience de cela" (Al-Bidâya wa-n-nihâya 14/25). En fait les Kharijites firent une muhâraba, tuant sans raison 'Abdullâh ibn Khabbâb et son esclave, et refusant de livrer le coupable, arguant qu'ils approuvaient l'assassinat ; ils devinrent alors muhâribûna sâ'ûna fi-l-ardh fassâdan, et c'est alors que 'Alî les combattit et les écrasa à Nehrawân (cliquez ici). Plus tard encore l'un d'eux blessa mortellement 'Alî, pendant qu'un second attaqua Mu'âwiya avec l'intention de le tuer mais ne réussit qu'à lui infliger une blessure non létale, et qu'un troisième voulut agir de même avec 'Amr ibn ul-'As mais se trompa de personne.
Ce fut donc la même chose avec les Mongols de Ghâzân.
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E) La question qui se pose ici est : Pourquoi donc Ghâzân a-t-il entrepris cette tentative de conquête de terres musulmanes alors qu'il était devenu musulman ? Son islam n'était-il que de façade ? ou bien était-il ignorant ?
Yahya Michot, qui, dans son ouvrage suscité, Lettre à un roi croisé, a effectué un travail de profondeur à propos des événements de cette période dans cette région, relève 3 raisons à cette tentative débutée par Ghâzân en l'an 699 contre le Sultanat mamelouk (on notera que les trois raisons sont liées l'une à l'autre)...
Primo) Depuis leur victoire sur les Croisés en 1291 (690), les Mamelouks sont devenus entreprenants : ils se sont attaqués en 1298 (697) à la cité de Sis (capitale du royaume arménien de Cilicie), puis, en 1299 (698), à Mardin (capitale d'un royaume turcoman autonome), deux royaumes vassaux de l'Il-khanat (les deux villes se trouvent sur ce qui est aujourd'hui le territoire de la Turquie). Comment, se demandent probablement les Mongols, ces Mamelouks osent-ils s'en prendre ainsi à nos vassaux ? Sans compter que si on les laisse continuer ainsi, à moyen terme ils risquent de s'en prendre directement aux terres de l'Il-khanat.
Secundo) Ghâzân se sent investi d'une mission civilisatrice : il s'agit de faire régner sur terre l'ordre et la justice. Chez ses ancêtres non-musulmans, le référentiel pour la définition de ce qu'est l'ordre et de ce qu'est la justice était le Yassa (ou "Yassaq"), la loi mongole. Converti à l'islam, Ghâzân trouve peut-être dans ce qu'il connaît de la Shar' des injonctions de droiture et de justice qui lui semblent les mêmes, en leur objectif et en leurs principes généraux, que le Yassa. Cependant, se limitant aux principes généraux, il ignore peut-être les différences, quant aux moyens destinés à la réalisation de ces droiture et justice, existant entre Yassa et Shar'. Ibn Taymiyya relève que les Mongols sont très ignorants des règles de l'islam (MF 28/525, 552). Yahya Michot pense qu'il n'est pas besoin, quant à la conversion de Ghâzân à l'islam, de parler de duplicité et d'insincérité, comme l'a fait Raff (Lettre à un roi croisé, note de bas de page n° 45, p. 32). Jean-Paul Roux écrit de Ghâzân : "Il demeurait, en dépit de sa conversion à l'islam, un pur Mongol et gardait son attachement au Yasaq et à son premier précepte, la tolérance" (op. cit., p. 431). Il s'agit de la tolérance telle que la définit le Yassaq (et dont les limites ont pu être vues lors de la conquête mongole de Baghdad) et non telle que la définit la Shar'.
Tertio) Comme idée peut-être secondaire mais découlant malgré tout des deux raisons précédentes, Ghâzân pourrait avoir voulu reprendre à son compte l'objectif de son ancêtre Hülegü, c'est-à-dire avoir voulu tenter la conquête autrefois ratée de la Syrie, et ce pour les deux raisons venant d'être évoquées.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).