Essai de commentaire de la célèbre "Fatwa de Mardin" de Ibn Taymiyya : "Mardin est une Dâr Murakkaba", y disait celui-ci

La Fatwa de Mardin est un court écrit de Ibn Taymiyya dans lequel il répond à une question lui ayant été adressée à propos du statut de la cité de Mardin : est-ce une Dâr us-silm ou une Dâr ul-harb ? Ni l'une ni l'autre, répond-il ; Mardin est une Dâr murakkaba, une demeure qui recèle une caractéristique de la Dâr ul-islâm, une autre de la Dâr ul-harb.

Cette Fatwa a fait l'objet de multiples citations et commentaires.

Loin de moi la prétention de faire mieux, je désire simplement apporter quelques humbles réflexions sur le sujet.

Le propos nous amènera fatalement à aborder la question de savoir quel est le critère qui fait d'une cité une "Dâr ul-islâm" : est-ce l'identité religieuse de ses habitants ? ou est-ce le fait que ce soit une législation islamique qui y a cours ?

A ceux qui n'auraient pas le temps de lire le développement, je demande d'aller directement à la conclusion.

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I) La "Fatwa de Mardin" de Ibn Taymiyya, et sa traduction :

"وسئل رحمه الله عن بلد "ماردين": هل هي بلد حرب أم بلد سلم؟ وهل يجب على المسلم المقيم بها الهجرة إلى بلاد الإسلام أم لا؟ وإذا وجبت عليه الهجرة ولم يهاجر وساعد أعداء المسلمين بنفسه أو ماله هل يأثم في ذلك؟ وهل يأثم من رماه بالنفاق وسبه به أم لا؟

أجاب: الحمد لله، دماء المسلمين وأموالهم محرمة حيث كانوا، في "ماردين" أو غيرها. وإعانة الخارجين عن شريعة دين الإسلام محرمة، سواء كانوا أهل ماردين أو غيرهم. والمقيم بها إن كان عاجزا عن إقامة دينه، وجبت الهجرة عليه. وإلا، استحبت ولم تجب. ومساعدتهم لعدو المسلمين بالأنفس والأموال محرمة عليهم ويجب عليهم الامتناع من ذلك بأي طريق أمكنهم، من تغيب أو تعريض أو مصانعة؛ فإذا لم يمكن إلا بالهجرة، تعينت. ولا يحل سبهم عموما ورميهم بالنفاق؛ بل السب والرمي بالنفاق يقع على الصفات المذكورة في الكتاب والسنة؛ فيدخل فيها بعض أهل ماردين وغيرهم. وأما كونها دار حرب أو سلم فهي مركبة فيها المعنيان؛ ليست بمنزلة دار السلم التي تجري عليها أحكام الإسلام لكون جندها مسلمين؛ ولا بمنزلة دار الحرب التي أهلها كفار؛ بل هي قسم ثالث يعامل المسلم فيها بما يستحقه ويقاتل الخارج عن شريعة الإسلام بما يستحقه".

"(Ibn Taymiyya), que Dieu lui fasse miséricorde, fut questionné au sujet de la ville de Mardin : "Est-elle baladu harb ou baladu silm ? Et est-il obligatoire au musulman qui y réside d'émigrer vers les villes de l'islam, ou non ? Et si l'émigration était obligatoire sur lui et qu'il n'a pas émigré, et qu'il a aidé les ennemis des musulmans par sa personne ou son bien, est-ce qu'il aura péché en cela ? Et est-ce que celui qui l'accuse d'hypocrisie et dit du mal de lui commet un péché ou non ?"

(Ibn Taymiyya) répondit : "Louange à Dieu. La vie des musulmans et leurs biens sont sacrés où qu'ils se trouvent, à Mardin ou ailleurs. Et aider ceux qui sortent de la voie de la religion de l'islam est interdit, qu'ils soient les habitants de Mardin ou d'autres qu'eux. Celui qui y réside, s'il est incapable de faire iqâmat ud-dîn, l'émigration est obligatoire sur lui ; sinon elle est recommandée. Et le fait qu'ils aident l'ennemi des musulmans par les personnes et les biens est interdit sur eux. Ils ont l'obligation de se préserver de cela par tout moyen qui leur est possible : le fait de se dissimuler, le fait de dire une parole ambiguë, le fait de faire semblant ; si cela ne leur est possible que par l'émigration, alors celle-ci devient déterminée. Il n'est pas permis de dire du mal d'eux, ni de les accuser d'hypocrisie, de façon générale. Dire du mal et accuser d'hypocrisie s'appliquent aux caractéristiques mentionnées dans le Coran et la Sunna. Certains habitants de Mardin – et d'ailleurs – y sont compris. Quant à (savoir si) elle est Dâru harb ou bien Dâru silm : elle est composite, les deux sens s'y retrouvent ; elle n'est pas comme la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane ; et elle n'est pas comme la Dâr ul-harb, dont les habitants sont des kuffâr ; elle constitue un troisième type, où le musulman sera traité selon ce qu'il mérite et où celui qui sort de la voie de l'islam sera combattu selon ce qu'il mérite.""

(Majmû' ul-fatâwâ 28/240-241)

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II) Voici comment je comprends le schéma de ce texte (question et réponse) :

"وسئل رحمه الله عن بلد "ماردين"

هل هي بلد حرب أم بلد سلم؟
وهل يجب على المسلم المقيم بها الهجرة إلى بلاد الإسلام أم لا؟
وإذا وجبت عليه الهجرة ولم يهاجر وساعد أعداء المسلمين بنفسه أو ماله هل يأثم في ذلك؟
وهل يأثم من رماه بالنفاق وسبه به أم لا؟

فأجاب:

الحمد لله.

دماء المسلمين وأموالهم محرمة حيث كانوا، في "ماردين" أو غيرها. وإعانة الخارجين عن شريعة دين الإسلام محرمة، سواء كانوا أهل ماردين أو غيرهم.

والمقيم بها إن كان عاجزا عن إقامة دينه، وجبت الهجرة عليه. وإلا، استحبت ولم تجب.

ومساعدتهم لعدو المسلمين بالأنفس والأموال محرمة عليهم. ويجب عليهم الامتناع من ذلك بأي طريق أمكنهم، من تغيب أو تعريض أو مصانعة؛ فإذا لم يمكن إلا بالهجرة، تعينت.

ولا يحل سبهم عموما ورميهم بالنفاق؛ بل السب والرمي بالنفاق يقع على الصفات المذكورة في الكتاب والسنة؛ فيدخل فيها بعض أهل ماردين وغيرهم.

وأما كونها دار حرب أو سلم فهي مركبة، فيها المعنيان؛ ليست بمنزلة دار السلم التي تجري عليها أحكام الإسلام لكون جندها مسلمين؛ ولا بمنزلة دار الحرب التي أهلها كفار؛ بل هي قسم ثالث يعامل المسلم فيها بما يستحقه ويقاتل الخارج عن شريعة الإسلام بما يستحقه".

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"(Ibn Taymiyya), que Dieu lui fasse miséricorde, fut questionné au sujet de la ville de Mardin :

[Question A :] Est-elle baladu harb ou baladu silm ?

[Question B :] Et est-il obligatoire au musulman qui y réside d'émigrer vers les villes de l'islam, ou non ?

[Question C :] Et si l'émigration était obligatoire sur lui et qu'il n'a pas émigré, et qu'il a aidé les ennemis des musulmans par sa personne ou son bien, est-ce qu'il aura péché en cela ?

[Question D :] Et est-ce que celui qui l'accuse d'hypocrisie et dit du mal de lui commet un péché ou non ?

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(Ibn Taymiyya) répondit :

[Formule d'introduction :] Louange à Dieu.

[Rappels généraux préalables :] La vie des musulmans et leurs biens sont sacrés où qu'ils se trouvent, à Mardin ou ailleurs. Et aider ceux qui sortent de la voie de la religion de l'islam est interdit, qu'ils soient des habitants de Mardin ou d'autres qu'eux.

[Réponse à la question B :] Celui qui y réside [= à Mardin], s'il est incapable de faire iqâmat ud-dîn, l'émigration est obligatoire sur lui ; sinon elle est recommandée.

[Réponse à la question C :] Et le fait qu'ils [= les musulmans qui habitent à Mardin] aident l'ennemi des musulmans par les personnes et les biens est interdit sur eux. Ils ont l'obligation de se préserver de cela par tout moyen qui leur est possible : le fait de se dissimuler, le fait de dire une parole ambiguë, le fait de faire semblant ; si cela ne leur est possible que par l'émigration, alors celle-ci devient déterminée.

[Réponse à la question D :] Il n'est pas permis de dire du mal d'eux, ni de les accuser d'hypocrisie, de façon générale. Dire du mal et accuser d'hypocrisie s'appliquent aux caractéristiques mentionnées dans le Coran et la Sunna. Certains habitants de Mardin – et d'ailleurs – y sont compris [mais on ne peut dire cela de façon générale des habitants de Mardin].

[Réponse à la question A :] Quant à (savoir si) elle est Dâru harb ou bien Dâru silm : elle est composite, les deux sens s'y retrouvent ; elle n'est pas comme la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane ; et elle n'est pas comme la Dâr ul-harb, dont les habitants sont des kuffâr ; elle constitue un troisième type, où le musulman sera traité selon ce qu'il mérite et où celui qui sort de la voie de l'islam sera combattu selon ce qu'il mérite."

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III) Que peut-on savoir de la cité de Mardin à l'époque de Ibn Taymiyya ?

Mardin est une cité qui se trouve dans la Djezireh (Haute Mésopotamie), et sur le territoire de l'actuelle Turquie. Cliquez ici pour voir la localisation de la ville sur une carte géographique, et cliquez ici et ici pour découvrir quelques photographies de la Mardin actuelle.

Les Oghouz étaient un peuple turc nomadisant au nord de la mer d'Aral. Venus faire des incursions vers le sud, ils finissent par envahir la Perse, où Tughril Beg (fils de Daoud fils de Seldjük), fonde en 1055 la dynastie dite des Grands Seldjoukides, qui règneront en Iran et en Irak. Ces Seldjoukides reconnaissent l'autorité du calife abbasside de Bagdad, dont ils obtiennent le titre de "sultan" et que, en même temps, ils réduisent à exercer un pouvoir symbolique plus que réel. Certains Turcs oghouz désirent conserver leur mode de vie nomade. "L'usage veut que l'on nomme "Turcomans" les Turcs oghouz ainsi attachés au nomadisme" (Atlas des peuples d'Orient, p. 167). Les Grands Seldjoukides orientent ces Turcomans "turbulents" vers l'Anatolie, où ils affrontent les Byzantins. A la bataille de Menzikert, en 1071, Alp Arslan, neveu et successeur de Tughril Beg à la tête des Grands Seldjoukides, inflige aux Byzantins une défaite, à la faveur de laquelle des chefs turcomans peuvent fonder leur "bey" (principauté) en Anatolie. C'est ainsi qu'en deux ans plusieurs "émirats" sont établis. Mais à l'ouest règne Sulayman (fils de Qutulmish fils de Arslan Israïl fils de Seldjük), qui prend Konya puis Nicée dont il fait sa capitale, et qui fonde bientôt la dynastie dite des Seldjoukides de Roum, qui étend son autorité à toute l'Anatolie ; les autres émirats turcomans continuent cependant d'exister, tout en étant inféodés aux Seldjoukides de Roum. C'est ainsi qu'au sud-est de l'Anatolie est bientôt établie la dynastie artuqide ou artukide (du nom de son fondateur Ortok, descendant lui aussi de Oghouz, et qui règne à Jérusalem de 1087 à 1091). Cette dynastie règnera dans la région de 1101 à 1409 ; et c'est de ce royaume que Mardin devient bientôt la capitale. (Il est à noter que les Ottomans descendent eux aussi des Turcs oghouz.) Les deux fils de Ortok, Il-ghâzî et Sulayman, fondèrent en fait deux principautés, et ce sera le premier qui sera émir de Mardin de 1108 à 1122, etc. (il sera même émir de Alep).

Au cours du XIIIè siècle les Mongols ont fait irruption dans la région. A la moitié du siècle, ils vainquent les Seldjoukides à la bataille de Kseda, et ceux-ci deviennent leurs vassaux. Et à partir de 1260, après un siège de plusieurs mois, Mardin passe elle aussi sous le contrôle des Mongols. La même année, Damas sera aussi conquise par les envahisseurs, mais ceux-ci seront rapidement repoussés de Syrie par les mamelouks du Caire (cliquez ici). Mardin n'aura pas cette chance.

Lorsque Ibn Taymiyya, qui a vécu de 661 a.h (1263 a. g.) à 728 (1328), répond à la question qui lui est adressée à propos de Mardin, celle-ci est vassale des Mongols Il-khans.
C'est dans ce sens que se comprend la question qui est adressée au savant damascain dans laquelle on lui demande si le musulman qui se trouve dans cette cité doit en émigrer ou pas, et si celle-ci est une Dâru harb ou une Dâru silm
...

Pour la période qui nous intéresse par rapport à la présence des Mongols dans la région et par rapport à la Fatwa de Mardin, les émirs suivants de Mardin peuvent être cités :
- Nadjm ud-dîn ghâzî I al-malik as-sa'ïd (1239-1255) ;
- puis son fils Qara Arslan al-malik ul-muzaffar (1255-1292) ;
- ensuite différents fils de ce dernier :
-- Shams ud-dîn Dâoûd (1292-1293) ;
-- Nadjm ud-dîn ghâzî II (1293-1312) ;
-- Shams ud-dîn al-malik us-sâlih (1312-1315) ;
-- Nadjm ud-dîn III al-malik ul-mansûr (1315-1315) ;
-- puis (de nouveau) Shams ud-dîn Dâoûd al-malik us-sâlih (1315-1364)...

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IV) Et qu'entraîne l'application d'une de ces dénominations "Dâr us-silm"/ "Dâr ul-harb" à une cité ?

Le fait de chercher à établir si un pays est "Dâr ul-islâm" ou "Dâr ul-kufr" (ensuite, parmi les Dâr ul-kufr, est-ce une "Dâr ul-amn" ou une "Dâr ul-harb"), cela entraîne plusieurs choses

i) Avant tout cela apporte une réponse à la question : "Le musulman qui se trouve dans ce pays a-t-il l'obligation d'en émigrer, ou pas ?" :

Le fait est que le musulman a le devoir de faire son possible pour émigrer d'une cité qui, au sein des cités non-musulmanes, est une "Dâr ul-harb" (ou, plus précisément, d'une Dâr au-khawf).

De même, pour le musulman qui habite une région qui était jusque récemment "Dâr ul-islâm" mais qui a ensuite été envahie et occupée par des forces armées non-musulmanes :
– si cela devient Dâr ul-harb, alors il a le devoir de chercher à en émigrer ;
– mais si cela demeure "Dâr ul-islâm", alors le musulman n'a pas le devoir d'en émigrer, mais, au contraire, doit résister à l'ennemi pour le bouter hors du territoire (cf. notre article au sujet des Palestiniens).

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ii) Ensuite cela entraîne que certains ahkâm seront théoriquement applicables par l'ensemble des musulmans de ce pays, ou bien, même théoriquement pas du tout applicables par ces musulmans :

Le fait est que certains ahkâm ne sont institués (en théorie, car d'autres facteurs entrent en jeu) que pour les musulmans vivant en Dâr ul-islâm, et pas pour les musulmans vivant en Dâr ul-kufr.
Lire : Comprendre les différences de situations dans lesquelles se trouvent différentes communautés musulmanes.
Lire aussi : Quand c'est par rapport à un contexte précis que la mafsada de l'action domine sa maslaha.

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iii) D'après l'école hanafite : Les péchés faisant l'objet d'une sanction – comme la consommation d'alcool –  ayant été commis par un musulman en Dâr ul-harb y constituent bien entendu des péchés passibles d'une sanction dans l'au-delà, mais, malgré un témoignage porté contre lui devant le qâdhî en Dâr ul-islâm après que ce musulman y soit retourné, aucune sanction temporelle n'est applicable à ce musulman.
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iv) D'après Abû Hanîfa et Muhammad ibn ul-Hassan : certaines transactions qui sont en soi illicites entre musulmans, ainsi qu'entre musulmans et non-musulmans – comme la prise d'intérêt –, deviennent licites dans la Dâr ul-harb entre le musulman qui s'y est rendu et le non-musulman qui y habite.

Cet avis de Abû Hanîfa et de son élève Muhammad ibn ul-Hassan s'appuie sur certaines narrations, ainsi que sur la considération du fait que le Harbî (l'habitant non-musulman de la Dâr ul-harb), ses biens ne bénéficient plus du caractère sacré normal, vu qu'il est un ennemi. Du coup, si c'est dans le cadre d'une transaction qu'il donne au musulman de l'intérêt (donc un surplus d'argent), c'est une façon comme une autre de prendre un bien qui était déjà licite.
Allusion à cet avis a été faite par Ibn Taymiyya dans un autre écrit (qui sera cité au Point X, plus bas).

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v) D'après l'école hanafite : L'ignorance par rapport aux dharûriyyât ud-dîn est une excuse acceptable en Dâr ul-harb, mais pas en Dâr ul-islâm.

Ainsi, d'après l'école hanafite, si c'est par ignorance de leur caractère obligatoire qu'un musulman n'avait jusqu'à présent pas accompli ses prières obligatoires, alors s'il résidait en Dâr ul-harb, son excuse d'ignorance est acceptable et il n'aura pas à remplacer les prières négligées ainsi. Par contre, s'il résidait bien en Dâr ul-islâm, son excuse ne sera pas acceptable et il devra remplacer ces prières négligées (MF 22/41, 100).
Khâlid Saïfullâh pense que la Dâr ul-'amn est, sur ce point, comparable à la Dâr ul-islâm : l'ignorance n'y est pas une excuse acceptable, et la personne devra remplacer ce qu'elle aura manqué à cause de son ignorance...

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vi) Enfin l'application, à un pays, de la dénomination "Dâr us-silm", ou au contraire "Dâr ul-harb", cela apporte également une réponse à la question suivante : "L'émir de la Dâr ul-islâm a-t-il le devoir de déclencher des hostilités armées contre ce pays, ou pas ?" :

En effet :
– si ce pays est une Dâr ul-harb, alors pour Ibn Taymiyya l'émir a théoriquement la possibilité de l'attaquer ("harb" signifie "guerre") (il s'agit d'une attaque offensive, iqdâmî). Je dis bien : "théoriquement", car, comme Ibn Taymiyya – et bien d'autres ulémas – l'ont souligné, d'autres facteurs (parmi lesquels celui de la capacité – qud'ra –, ou encore le fait qu'un traité de non-agression a été conclu) entrent également en jeu ;
– mais si ce pays consiste en une "Dâr us-silm", l'émir n'a pas le droit de déclencher d'hostilité contre elle (par contre, si cette partie de la Dâr ul-islâm est envahie et est occupée par des ennemis, alors il pourra, de l'extérieur, aider la résistance).
Nous verrons plus bas que si un pays est une Dâr ul-kufr sous traité de paix avec la Dâr ul-islâm, alors il s'agit d'une "Dâru kufr ghayru harb", et l'émir de la Dâr ul-islâm ne peut non plus attaquer ce pays tant que le traité est appliqué. Ceci relève cependant d'une classification différente, et nous en redirons un mot plus bas.

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V) Que signifient, dans la Fatwa de Mardin précisément, les dénominations : "Dâru silm" et : "Dâru harb" ?

Quand, à Ibn Taymiyya, on a posé la question de savoir si Mardin est Dâru harb, ou Dâru silm, à laquelle des deux questions mentionnées en IV référait-on :
seulement la i (le musulman doit-il émigrer de Mardin ?) ?
seulement la ii (l'émir de la Dâr ul-islâm doit-il entrer en conflit avec Mardin ?) ?
– ou bien i et ii à la fois ?

On relève que, dans la question, c'est de façon indépendante du questionnement sur le statut de Mardin – est-elle Dâr us-silm ou Dâr ul-harb –, qu'on lui a demandé si en émigrer est ou non obligatoire. En effet, on lui a demandé d'abord s'il était ou non obligatoire d'en émigrer, puis, par le biais de la conjonction "Et", on l'a questionné quant à son statut. On relève de même que, dans sa réponse, il a répondu sur le statut de l'émigration du musulman depuis Mardin, puis, plus loin, sur le statut de Mardin – est-elle Dâr us-silm ou Dâr ul-harb.

Il semblerait donc que dans la Fatwa de Mardin, l'attribution de la dénomination "Dâru silm" ou "Dâru harb" détermine ce que représente cette "Dâr" dans le regard des musulmans de la "Dâru islâm" que constituait alors le Sultanat Mamelouk.
Ainsi, ce que la question sur le statut de Mardin (
"Est-elle Dâru silm, ou bien Dâru harb ?") impliquait directement, c'était de savoir si l'émir de la Dâr us-islâm pouvait, devait, ou ne pouvait pas attaquer la cité mésopotamienne (soit l'aspect ii).

Quant à la question de savoir si en émigrer est obligatoire (soit l'aspect i), il semble que Ibn Taymiyya y ait répondu de façon indépendante, faisant valoir la règle générale, à savoir que, tant que le musulman peut faire la iqâmat ud-dîn au niveau personnel et familial dans un pays, il n'est pas tenu d'en émigrer.

Pour Ibn Taymiyya, toute "Dâru kufr" est-elle aussi "Dâru harb" ?

Dans un autre de ses livres, As-Sârim, Ibn Taymiyya écrit : "وكذلك ذكر موسى بن عقبة عن الزهري أن النبي صلى الله عليه وسلم لم يكن يقاتل من كف عن قتاله كقوله تعالى: {فإن اعتزلوكم فلم يقاتلوكم وألقوا إليكم السلم فما جعل الله لكم عليهم سبيلا} إلى أن نزلت براءة. وجملة ذلك أنه لما نزلت براءة أمر أن يبتدئ جميع الكفار بالقتال وثنيهم وكتابيهم سواء كفوا عنه أو لم يكفوا وأن ينبذ إليهم تلك العهود المطلقة التي كانت بينه وبينهم" : "De même, Mussâ ibn 'Uqba a relaté de az-Zuhrî qu'[il a dit :] : "Le Prophète ne combattait pas ceux qui s'abstenait de le combattre, comme [cela est dit dans] le parole (de Dieu) Elevé soit-Il : "S'ils restent à l'écart de vous, ne vous combattent donc pas et lancent vers vous la paix, Dieu ne vous a donné alors à leur encontre aucune possibilité" ; cela jusqu'à ce que Barâ'ah fut révélée." Le résumé de cela est que lorsque Barâ'ah fut révélée, il fut ordonné au (Prophète) de lancer l'offensive contre tous les kâfirûn, polythéistes et gens du livre, qu'ils se retiennent de (combattre) ou qu'ils ne s'en retiennent pas, et qu'il mette fin aux traités à durée indéterminée qu'il y avait entre lui et eux" (As-Sârim, pp. 219-220, voir également p. 238).

Cependant, la révélation de Barâ'ah concernait les traités conclus avec des cités polythéistes de l'Arabie. Mais sinon, même après la révélation de Barâ'ah, d'autres traités de paix peuvent exister entre la Dâr ul-islâm et la Dâr ul-kufr, comme celui qui exista entre Mu'âwiya (que Dieu l'agrée) et les Byzantins (rapporté par Abû Dâoûd, n° 2759, at-Tirmidhî, n° 1580). Il y a à ce sujet cet autre écrit de Ibn Taymiyya : "ومثل ذلك اليوم: لو أن المسلم بدار حرب أو دار كفر غير حرب، لم يكن مأمورا بالمخالفة لهم في الهدي الظاهر، لما عليه في ذلك من الضرر. بل قد يستحب للرجل، أو يجب عليه، أن يشاركهم أحيانا في هديهم الظاهر، إذا كان في ذلك مصلحة دينية، من دعوتهم إلى الدين، والاطلاع على باطن أمرهم لإخبار المسلمين بذلك، أو دفع ضررهم عن المسلمين، ونحو ذلك من المقاصد الصالحة. فأما في دار الإسلام والهجرة، التي أعز الله فيها دينه، وجعل على الكافرين بها الصغار والجزية، ففيها شرعت المخالفة" : "Pareillement à cela, aujourd'hui, si le musulman se trouve en Dâru harb, ou en Dâru kufr ghayru harb, il ne lui est pas demandé de faire le contraire d'eux dans le mode extérieur (al-had'y uz-zâhir), à cause du tort qu'il y a en cela pour lui. Au contraire, il peut devenir recommandé ou obligatoire sur lui de faire parfois de même qu'eux dans le mode extérieur lorsqu'il y a en cela une maslaha dîniyya (…). Par contre, dans la Dâr ul-islâm wa-l-hijra dans laquelle Dieu a renforcé son dîn et dans laquelle est descendu sur les kâfir la saghâr et la jizya, là la mukhâlafa est instituée" (Iqtidhâ' us-sirât il-mustaqîm, pp. 163-164).

Ces deux écrits de Ibn Taymiyya, celui de As-Sârim et celui de Al-Iqtidhâ, se complètent et se comprennent lus l'un à la lumière de l'autre : le premier écrit révèle que, pour l'érudit damascain, après la révélation de Barâ'ah, toute "Dâr ul-kufr" est une "Dâr ul-harb" en devenir (bi-l-ma'âl), ce qui n'empêche cependant pas que, conformément au second écrit, une "Dâr ul-kufr" puisse, au moment présent (fi-l-hâl), ne pas être une "Dâr ul-harb" mais une "Dâru kufr ghayr harb", par exemple en cas de traité de paix (pour cause de maslaha), ou en cas d'incapacité à entrer en conflit (il a explicitement évoqué ce dernier point in As-Sârim, p. 359). Il faut ici rappeler qu'un autre avis que celui relaté ici existe – cliquez ici pour le découvrir –, et que même par rapport à cet avis-ci, la signature de traités de non agrandissement par la guerre des territoires des Etats actuellement existants fait des Etats de la planète aujourd'hui des Dâr ul-'ahd, comme Mannâ' al-Qattân l'a écrit, exception faite de ceux qui agressent un pays musulman (Iqâmat ul-muslimi fî baladin ghayri islâmî, p. 59). Si nous citons ici cet autre écrit de Ibn Taymiyya, c'est simplement pour mieux cerner le sens qu'il donne à la dénomination "Dâr us-silm". Et à ceux qui s'offusqueraient que Ibn Taymiyya ait pu écrire cela, il suffit de rappeler que ce cheikh est né en 661/1263 et est mort en 728/1328, et a donc connu la période où eut lieu la chute d'Acre (690/1291), qui marque la fin des Croisades ; or les Croisades étaient motivées par un désir de conquête (ou de reconquête), avec un objectif également civilisateur. Plus près de nous, au XVIIè siècle, le roi de France Louis XIV agrandissait le territoire du royaume par des guerres de conquête sur ses voisins européens (lire mon article sur le sujet).

Et que signifie la dénomination "Dâru silm" : la même chose que "Dâru islâm", ou pas ?

Quand, dans la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya utilise la dénomination "Dâr us-silm", que veut-il dire : "Dâr ul-islâm" ? "Dâr us-salam" ? autre chose encore ?

D'emblée il faut souligner que le terme "silm" a deux sens :
1) il signifie littéralement "paix" (comme dans le verset "وَإِن جَنَحُواْ لِلسَّلْمِ فَاجْنَحْ لَهَا وَتَوَكَّلْ عَلَى اللّهِ", qui se lit également : "لِلسِّلْمِ"cf. Al-Wajîz –) ;
2) mais il désigne aussi "l'islam" (comme dans le verset "يَاأَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُواْ ادْخُلُواْ فِي السِّلْمِ كَآفَّةً", qui se lit également : "فِي السَّلْمِ").
On voit qu'il existe donc déjà deux sens au terme "silm".

En fait il y a ici 3 éventualités :
a) soit "Dâr us-silm" employé dans la Fatwa de Mardin désigne la "Dâr us-salam", la "Demeure de paix", fût-elle Dâr ul-kufr (ceci constituant alors la même chose que ce qui a été décrit plus haut sous le nom de "Dâru kufr ghayru harb") ;
b) soit "Dâr us-silm" désigne la "Dâr ul-islâm", la "Demeure d'Islam" ; et ce pour une des deux raisons suivantes :
--- b.a) soit le mot "silm" même, ici, signifie "islam" c'est le sens 2, que nous venons de voir), et "Dâr us-silm" est donc synonyme exact, dans la Fatwa de Mardin, de "Dâr ul-islâm" ;
--- b.b) soit le mot "silm" signifie "paix" (selon le sens 1) mais, pour Ibn Taymiyya, la seule "Demeure de paix" qui puisse être est la "Dâr ul-islâm", ce qui entraîne que "Dâr us-silm" ne trouve sa concrétisation que dans la "Dâr ul-islâm" ; "Dâr us-silm" signifierait alors : "Demeure de paix parce que Demeure d'Islam".

Retenir la première de ces éventualités (a) est rendue impossible par la définition qu'Ibn Taymiyya a donnée de la Dâr us-silm : il n'en a pas dit qu'il s'agit de la cité avec laquelle la Dâr ul-islâm est en paix. Il en a dit que c'est la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane". "Dâr us-silm" n'est donc pas synonyme de "Dâru kufr ghayru harb", même si la "Dâr ul-islâm" n'est en droit d'attaquer la cité ni du premier ni du second type : le fait est que les classifications sont différentes, de même que les modalités permettant d'arriver à la même conclusion : Pas d'attaque. En fait la Dâr us-silm est Dâr us-salam bi dhâtihâ, tandis que la Dâru kufr ghayru harb est Dâr us-salam bi sababin khâss.

Reste donc l'autre éventualité, la b : soit "Dâr ul-silm" signifie "Dâr ul-islâm" (b.a) ; soit "Dâr us-silm" signifie "Demeure de paix parce que Dâr ul-islâm" (b.b).

Pour ce qui est de l'éventualité b.a, il faut savoir que, dans un autre écrit, Ibn Taymiyya a employé la dénomination "Dâru islâm", mais y a mentionné côte à côte les deux distinctions "Dâru kufr / Dâru islâm" d'une part, et "Dâru silm" / "Dâru harb" d'autre part (cf. MF 27/45). Ceci laisse à penser que "Dâru silm" n'est pas, sous la plume du savant damascain, synonyme de "Dâru islâm".

L'éventualité b.b implique que Ibn Taymiyya est d'avis que ce qu'il appelle "Dâr us-silm" ne signifie pas "Dâr ul-islâm" mais trouve néanmoins sa concrétisation (misdâq) dans la "Dâr ul-islâm".

Malgré une différence théorique entre b.a et b.b, toutes deux mènent à la même conclusion : la formule "Dâr us-silm" désigne, dans la Fatwa de Mardin, la même cité que celle que désignent les termes "Dâr ul-islâm".
Ci-après nous désignerons donc ce type de cité par les termes "Dâr us-silm" autant que par les mots "Dâr ul-islâm".

Récapitulatif :

Pour Ibn Taymiyya :
c'est la Dâru islâm qui est "Dâru silm" (sens b.b ci-dessus évoqué), ce qui signifie qu'une autre Dâru islâm ne peut pas l'attaquer (et c'est pourquoi Ibn Taymiyya sera opposé au fait que Ghâzân, converti à l'islam, attaque le royaume mamelouk au nom d'une meilleure application de l'islam) ; il n'y a qu'un cas – exceptionnel – où Ibn Taymiyya est d'avis qu'une Dâru islâm peut attaquer une autre Dâru islâm : c'est lorsque cette dernière est réellement une Tâ'ïfa Mumtani'a) ;
et c'est la Dâru kufr qui est "Dâru harb" en puissance, ce qui n'empêche pas qu'à un moment donné une Dâru kufr ne soit pas "Dâru harb" en acte et soit au contraire : "Dâru kufr ghayru harb" : un traité de paix ayant été conclu avec elle, la Dâru islâm ne peut pas l'attaquer ;
la "Dâr murakkaba" n'étant pas (le cheikh damascain le dit explicitement dans la Fatwa de Mardin) "Dâru harb", cela signifie que la Dâru islâm ne peut pas l'attaquer.

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VI) "Dâru islâm" / "Dâru kufr", de même que "Dâru silm" / "Dâru harb", sont des qualificatifs accidentels (dépendant de quelque chose d'extérieur), et non pas inhérents de façon perpétuelle à la cité :

Il faut ici noter que pour Ibn Taymiyya, le fait qu'une terre soit Dâru islâm" ou "Dâru kufr" n'est pas un qualificatif inhérent à elle depuis le moment où elle a commencé à l'être jusqu'à la fin des temps. Il arrive qu'une terre quitte l'un de ces qualificatifs pour un autre. "فإن كون الأرض "دار كفر" أو "دار إسلام أو إيمان" أو "دار سلم" أو "حرب" أو "دار طاعة" أو "معصية" أو "دار المؤمنين" أو "الفاسقين": أوصاف عارضة، لا لازمة. فقد تنتقل من وصف إلى وصف، كما ينتقل الرجل بنفسه من الكفر إلى الإيمان والعلم وكذلك بالعكس" : "Le fait qu'une terre soit "Dâru kufr ou "Dâru islâm" ou "îmân", ou "Dâru silm" ou "harb", ou Dâru tâ'ah" ou "ma'ssiya", ou "Dâr ul-mu'minîn" ou "al-fâssiqîn" : sont des qualificatifs accidentels ('âridha), non nécessairement inhérents (lâzima) : (la terre) quitte un qualificatif pour un autre. (Cela) comme un homme quitte le kufr pour l'îmân et le 'ilm. De même l'inverse" (MF 27/45).

Quelle est maintenant la cause qui entraîne l'application d'un ces qualificatifs ? Nous allons le voir ci-après.

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VII) Quels sont les critères retenus par Ibn Taymiyya pour déterminer si une cité est une Dâr us-silm ou bien une Dâr ul-harb, ou bien une Dâr murakkaba ?

Il nous faut, pour répondre à cette question, parler d'abord de la situation de Mardin, dont Ibn Taymiyya dit explicitement qu'elle est Dâru murakkaba.

La nature de la Dâr murakkaba qui est semblable à Mardin est facilement compréhensible, vu que la Fatwa la définit en des termes explicites :

Ici une première remarque s'impose : lorsqu'il répond à la question de savoir si Mardin est Dâru harb ou bien Dâru silm, Ibn Taymiyya affirme : "Elle est composite, les deux sens s'y retrouvent ; elle n'est pas comme la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane ; elle n'est pas comme la Dâr ul-harb, dont les habitants sont des kuffâr ; elle constitue un troisième type".
Si on ne lit que la phrase où il est dit : "les deux sens s'y retrouvent", on pourrait croire qu'elle signifie que Mardin est à la fois Dâru silm et Dâru harb.
Mais en fait cette phrase est nuancée par ce qui suit : "elle n'est pas comme la Dâr us-silm (…) ; elle n'est pas comme la Dâr ul-harb (...)".
Dès lors on comprend que, par "les deux sens s'y retrouvent", Ibn Taymiyya veut en fait dire que, bien que n'étant ni comme la cité qui porte le titre de "Dâr us-silm" ni comme la cité que le droit musulman désigne comme "Dâr ul-harb", Mardin a en elle quelque chose de la Dâr us-silm en même temps que quelque chose de la Dâr ul-harb.

Voici donc le sens de ce passage : "Elle est composite, les deux sens [de Dâr us-silm et de Dâr ul-harb] s'y retrouvent, [mais cela en partie seulement, ce qui fait qu']elle n'est pas comme la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane ; et elle n'est pas comme la Dâr ul-harb, dont les habitants sont des kuffâr. Elle constitue un troisième type".

Ce qui fait que Mardin "n'est pas comme la Dâr us-silm" est justement ce qui constitue "le sens de Dâr ul-harb présent en elle" : il s'agit du fait que les règles de l'islam n'ont pas cours sur elle.
Cependant, Mardin n'a pas en elle que le sens de Dâr ul-harb, et c'est pourquoi elle n'est pas non plus comme la Dâr ul-harb : elle recèle aussi un sens de "Dâr us-silm". Ce qui fait que Mardin "n'est pas comme la Dâr ul-harb" est donc ce qui constitue "le sens de Dâr us-silm présent en elle" : il s'agit du fait que ses habitants sont musulmans.

Une seconde remarque : quand il parle du fait que la Dâr ul-harb est la cité dont "les habitants ne sont pas musulmans", il semble vouloir dire non pas que la totalité de ses habitants sont non-musulmans et qu'aucun d'eux n'est musulman (car la Mecque fut Dâr ul-harb de l'an 2 à l'an 6 de l'hégire ; or elle comptait quelques musulmans "mustadh'af"), mais que la plupart de ses habitants sont non-musulmans. Wallâhu A'lam.

Si Mardin est pour Ibn Taymiyya une Dâr murakkaba, c'est donc parce qu'elle remplit 2 conditions :
1) les règles de l'islam n'y ont pas cours (et c'est ce qui fait, comme il l'a affirmé explicitement, que Mardin n'est pas une Dâr ul-islâm) ;
2) ses habitants ne sont pas [majoritairement] non-musulmans (c'est ce qui fait, comme il l'a dit aussi, que Mardin n'est pas une Dâr ul-kufr).

La définition de la Dâr murakkaba qui est semblable à Mardin est donc très claire (nous allons voir plus bas, dans la "Cinquième possibilité", retenue par Yahya Michot, pourquoi j'ai rajouté ces mots : "semblable à Mardin"). Il s'agit de la cité :
– sur laquelle les règles de l'islam n'ont pas cours ;
– et dont les habitants sont majoritairement musulmans.

Reste par contre à déterminer ce que sont, pour Ibn Taymiyya, la Dâr ul-islâm et la Dâr ul-harb…

Qu'est-ce que la Dâr ul-islâm et la Dâr ul-harb pour Ibn Taymiyya ?

On pourrait me demander pourquoi je dis que cela reste à déterminer, alors que Ibn Taymiyya a explicitement écrit leurs définitions dans la Fatwa de Mardin : il a ainsi parlé de "la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane", ainsi que de "la Dâr ul-harb, dont les habitants sont des kuffâr". Les choses seraient donc claires : la Dâr ul-islâm est la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours ; et la Dâr ul-harb est la cité dont les habitants sont kuffâr.

Cela est vrai, mais un premier problème tient à la formulation de la Fatwa de Mardin, et revient à se demander si le critère de l'attribution de la dénomination "Dâr ul-islâm" est constitué d'un, ou bien de deux points ?
Je m'explique : faut-il se suffire, pour la définition de la Dâr ul-harb par exemple, de la clause explicitement mentionnée à son sujet dans la Fatwa de Mardin (ses habitants sont kâfirûn), ou bien faut-il considérer qu'il y a deux clauses, celle-là, plus le contraire de la clause mentionnée dans cette Fatwa au sujet de la Dâr ul-islâm ?
Autrement dit : La Dâr ul-harb est-elle la cité dont les habitants sont majoritairement kâfirûn (et ce, que les règles de l'islam aient cours sur elle ou non) ? ou bien la cité dont les habitants sont majoritairement kâfirûn et où les règles de l'islam n'ont pas cours (ce qui constitue le contraire de la clause mentionnée à propos de la Dâr us-silm dans cette Fatwa de Mardin) ? Voilà donc un premier problème.

Il faut y ajouter le fait que, dans d'autres textes, si Ibn Taymiyya a, définissant la Dâr ul-harb, cité la même clause que dans la Fatwa de Mardin ("ses habitants sont kâfirûn"), en revanche il a, parlant de la Dâr ul-islâm, cité une clause différente : "وكون الأرض دار كفر ودار إيمان أو دار فاسقين ليست صفة لازمة لها؛ بل هي صفة عارضة بحسب سكانها. فكل أرض سكانها المؤمنون المتقون هي دار أولياء الله في ذلك الوقت؛ وكل أرض سكانها الكفار فهي دار كفر في ذلك الوقت؛ وكل أرض سكانها الفساق فهي دار فسوق في ذلك الوقت؛ فإن سكنها غير ما ذكرنا وتبدلت بغيرهم فهي دارهم" : "Le fait qu'une terre soit Dâr ul-kufr, Dâr ul-îmân, ou Dâr ul-fussâq n'est pas un qualificatif nécessairement inhérent (lâzim) à elle mais est au contraire un qualificatif accidentel ('âridh), selon ses habitants. Aussi, toute terre dont les habitants sont les croyants pieux (muttaqî) est Dâr-u awliyâ'illâh à ce moment-là ; et toute terre dont les habitants sont des kâfirûn est Dâr ul-kufr à ce moment-là ; et toute terre dont les habitants sont des fâssiqûn est Dâr ul-fussûq à ce moment-là. Si autres que ceux que nous avons cités y résident, et qu'elle change par eux, elle devient leur "Dâr"" (MF 18/282).
Plus explicite encore est le passage suivant : "والبقاع تتغير أحكامها بتغير أحوال أهلها. فقد تكون البقعة دار كفر إذا كان أهلها كفارا ثم تصير دار إسلام إذا أسلم أهلها كما كانت مكة - شرفها الله - في أول الأمر دار كفر وحرب وقال الله فيها: {وكأين من قرية هي أشد قوة من قريتك التي أخرجتك} ثم لما فتحها النبي صلى الله عليه وسلم صارت دار إسلام وهي في نفسها أم القرى وأحب الأرض إلى الله. وكذلك الأرض المقدسة كان فيها الجبارون الذين ذكرهم الله تعالى" : "Les lieux, leurs règles changent en fonction de la situation de leurs habitants (ahwâli ahlihâ) : un lieu est Dâru kufr lorsque ses habitants (ahluhâ) sont kâfirûn, puis il devient Dâru islâm lorsque ses habitants (ahluhâ) deviennent musulmans" (MF 27/143).
Voyez : dans la Fatwa de Mardin "la Dâr us-silm" – qui constitue la même chose que la Dâru islâm, nous l'avons vu plus haut – est la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane", alors qu'ici ici Ibn Taymiyya dit qu'une cité auparavant Dâru kufr "devient Dâru islâm lorsque ses habitants deviennent musulmans". Nous avons donc là un second problème quant à la définition de ce qu'est une Dâr ul-islâm pour Ibn Taymiyya

Pour résoudre ces deux problèmes, il faut "croiser" ces différentes définitions données par Ibn Taymiyya.

On obtient alors 7 possibilités, selon différents croisements imaginables, et on a ce qui suit

Première possibilité) Soit la Dâr ul-islâm est la cité qui remplit deux conditions, et, de même, la Dâr ul-harb est la cité qui remplit les deux conditions opposées…
A) La Dâr ul-islâm est la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours", et ce sans égard pour la religion de la majorité de ses habitants : que la majorité de ses habitants : - A.a) soient musulmans, - A.b) ou soient non-musulmans.
B) Et la Dâr ul-harb est la cité "dont la majorité des habitants sont des kuffâr", et ce sans égard pour la question de savoir : - B.a) si ce sont les règles de l'islam qui ont cours sur la cité, - B.b) ou si ce ne sont pas elle qui y ont cours.

Seconde possibilité) Soit la Dâr ul-islâm est la cité qui remplit n'importe laquelle de deux conditions, et la Dâr ul-harb est celle qui remplit la totalité des deux conditions opposées.
A) La Dâr ul-islâm est la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours" – comme affirmé dans la Fatwa de Mardin – et ce sans égard pour la question de savoir si la majorité de ses habitants : - A.a) sont musulmans, - A.b) ou sont non-musulmans. La Dâr ul-islâm est également la cité "dont la majorité des habitants sont musulmans" – comme affirmé en MF 27/143  – et ce sans égard pour la question de savoir : - B.a) si ce sont les règles de l'islam qui ont cours sur la cité, - B.b) ou si ce ne sont pas elle qui y ont cours.
C) La Dâr murakkaba est la cité "sur laquelle les règles de l'islam n'ont pas cours mais dont la majorité des habitants sont musulmans" (c'est dit explicitement dans la Fatwa de Mardin).
B) La Dâr ul-harb, dès lors, est la cité "sur laquelle les règles de l'islam n'ont pas cours et dont la majorité des habitants ne sont pas musulmans".

Troisième possibilité) Soit la Dâr ul-islâm est la cité qui remplit une seule condition, tandis que la Dâr ul-harb est celle qui remplit deux conditions.
A)
La Dâr ul-islâm est la cité où "les règles de l'islam ont cours" (comme le dit la Fatwa de Mardin) ; la religion de la majorité de ses habitants n'a pas d'incidence (que, par exemple, la plupart de ses habitants soient non-musulmans ne la fait pas sortir du statut de "Dâr ul-islâm").
B) Et la Dâr ul-harb est la cité qui remplit deux conditions :
– l'une est que les règles de l'islam n'y sont pas appliquées (sinon elle serait une Dâr ul-islâm) ;
– l'autre est que, en sus de cette première condition, la majorité de ses habitants sont non-musulmans (sinon elle serait comme Mardin).

Quatrième possibilité) Soit la Dâr ul-harb est la cité qui remplit une seule condition, tandis que la Dâr ul-islâm est celle qui remplit deux conditions.
B)
La Dâr ul-harb est la cité dont "[la majorité des] habitants sont non-musulmans" (comme le dit la Fatwa de Mardin) ; le fait que les règles de l'islam y soient ou non appliquées n'a pas d'incidence.
A) Et la Dâr us-silm est la cité qui remplit deux conditions :
– l'une est que la majorité de ses habitants sont musulmans (sinon elle serait une Dâr ul-harb) ;
– l'autre est que les règles de l'islam y sont appliquées (sinon elle serait une demeure au statut composite, comme Mardin).

Cinquième possibilité) Soit la Dâr ul-islâm est la cité qui remplit deux conditions, et, de même, la Dâr ul-harb est la cité qui remplit les deux conditions opposées…
A)
La Dâr ul-islâm est la cité dont "[la majorité des] habitants sont musulmans et sur laquelle les règles de l'islam ont cours".
B) Et la Dâr ul-harb est la cité dont "[la majorité des] habitants sont non-musulmans et sur laquelle les règles de l'islam n'ont pas cours".
C) Le fait qu'une cité manque à une seule des deux conditions en fait une Dâr murakkaba :
– soit la majorité de ses habitants sont musulmans mais les règles de l'islam n'y ont pas cours mais (c'était le cas de Mardin, comme Ibn Taymiyya l'a dit explicitement dans sa Fatwa de Mardin) ;
– soit les règles de l'islam y ont cours mais la majorité de ses habitants sont non-musulmans : une telle cité aussi serait Dâr murakkaba (mais cela, Ibn Taymiyya ne l'a pas dit).

Sixième possibilité) Soit il y a, chez Ibn Taymiyya, deux sens différents à la dénomination "Dâr ul-islâm".
Tantôt
cette dénomination est utilisée dans son sens usuel en fiqh, ma'nâhu-l-istilâhî : elle désigne la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours (comme affirmé dans la Fatwa de Mardin), et ce sans égard pour la question de savoir si la majorité de ses habitants : - sont musulmans, - ou sont non-musulmans. Par rapport à ce sens, Mardin n'est pas Dâr ul-islâm.
Et tantôt la dénomination possède un autre sens : il s'agit alors simplement de la cité dont la majorité des habitants sont musulmans (comme il l'a écrit en MF 27/143), et ce sans égard pour la question de savoir si les règles de l'islam : - ont cours sur la cité, - ou n'y ont pas cours. Mardin est une Dâr ul-islâm de ce type.
Entre "Dâr ul-islâm" du premier sens et "Dâr ul-islâm" du second, il y a donc une relation de général et de particulier mutuels ('umûm wa khusûs wajhiyyân).
Quant à la Dâr murakkaba, c'est la cité qui est Dâr ul-islâm selon le second sens, mais sans être également Dâr ul-islâm selon le premier sens.

Septième possibilité) Soit il y a, chez Ibn Taymiyya, deux sens à la dénomination "Dâr ul-islâm", l'une étant générale et l'autre particulière.
Le sens particulier (akhass)
est celui qu'évoque la Fatwa de Mardin : la Dâr ul-islâm est la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours, et ce sans égard pour la question de savoir si la majorité de ses habitants : - sont musulmans, - ou sont non-musulmans. Mardin n'est pas une Dâr ul-islâm de ce type.
Cependant, "Dâr ul-islâm" possède également un sens plus large ('a'amm) : il s'agit alors de "la terre musulmane", c'est-à-dire "la terre qui a une relation particulière avec l'islam", que ce soit : - la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours (que sa population soit majoritairement musulmane ou non), - ou la terre dont les habitants sont majoritairement musulmans (que les règles de l'islam y aient cours ou non). La terre qui n'est pas ainsi est "Dâr ul-kufr".
Entre "Dâr ul-islâm" du premier sens et "Dâr ul-islâm" du second, il y a donc une relation de particulier et de général ('umûm wa khusûs mutlaqan).
Quant à la Dâr murakkaba, c'est la cité qui n'est pas Dâr ul-kufr au second sens du terme mais n'est pas non plus Dâr ul-islâm du premier type (la Dâr murakkaba est également Dâr ul-islâm, mais uniquement au second sens du terme).

A propos de la Première possibilité :

Il est en fait impossible que, dans la Fatwa de Mardin, ce soit un seul point qui entre en jeu en ce qui concerne la Dâr ul-islâm autant qu'en ce qui concerne la Dâr ul-harb ; car si c'était le cas, ce texte de Ibn Taymiyya dirait une chose ainsi que son contraire à propos de A.b et B.b ! Ces deux cas désignant le même cas de figure (la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours mais dont les habitants sont majoritairement non-musulmans), la Fatwa de Mardin dirait en effet à son sujet qu'elle serait une Dâr ul-islâm (A.b) autant qu'une Dâr ul-harb (B.b) ! Cette Première possibilité est donc fausse.

La classification opérée par Ibn Taymiyya dans la Fatwa de Mardin, ne peut donc pas reposer, à propos de Dâr ul-islâm autant que de Dâr ul-harb, sur un seul point. Il faut :
– soit que chacune des deux Dâr soit définie par la présence de deux points complètement opposés (c'est ce que fait la Seconde possibilité) ;
– soit que l'une des deux Dâr soit définie par la présence d'un seul point, et l'autre par à la fois l'absence de ce premier point et la présence du second point (c'est ce que font les Quatrième et Cinquième possibilités) ;
– soit que l'une soit définie par la présence de n'importe lequel de deux points, et l'autre par l'absence de ces deux points (c'est ce que fait la Troisième possibilité) ;
– soit que l'on considère qu'il y a, chez Ibn Taymiyya, deux sens différents à la dénomination "Dâr ul-islâm" (c'est ce que propose la Sixième possibilité).

Pour ce qui est de la Seconde possibilité :

Elle revient à dire que, pour un seul et même sens de la dénomination "Dâr ul-islâm", il y a deux définitions chez Ibn Taymiyya, la présence de n'importe lequel des deux points cités dans chacune de ces deux définitions étant suffisant pour faire d'une cité une Dâr ul-islâm. La Dâr ul-islâm est alors la cité où les règles de l'islam ont cours (comme cela est dit dans la Fatwa de Mardin), même si ses habitants sont non-musulmans ; la Dâr ul-islâm est également la cité dont les habitants sont musulmans (comme cela est dit en MF 27/143), même si les règles de l'islam n'y ont pas cours.
Cette synthèse pose cependant problème dans la mesure où elle dit de la cité sur laquelle les règles de l'islam n'ont pas cours mais dont les habitants sont musulmans (B.b) qu'elle constitue une Dâr ul-islâm ; or c'était le cas de Mardin, et Ibn Taymiyya en a dit explicitement qu'elle n'est pas Dâr ul-islâm. Cette Seconde possibilité est donc également fausse.

Restent les Troisième, Quatrième, Cinquième, Sixième et Septième possibilités :

Les Troisième et Quatrième possibilités consistent à ne retenir qu'un seul point pour définir une des deux Dâr – le point stipulé dans le texte –, et deux points pour définir la Dâr restante – le point stipulé à son sujet dans le texte, à quoi s'ajoute l'absence du point stipulé dans le texte au sujet la Dâr première.
La Cinquième revient à considérer que la Dâr ul-islâm se définit par la présence de deux points – celui stipulé à son sujet dans la Fatwa de Mardin et celui stipulé à son sujet en MF 27/143 – et que, parallèlement, la Dâr ul-harb se définit par la présence des deux points contraires – celui stipulé à son sujet dans la Fatwa de Mardin comme en MF 27/143, et le contraire de celui mentionné dans la Fatwa de Mardin à propos de la Dâr ul-islâm.
La Sixième possibilité revient à dire qu'il y a en fait deux sens à "Dâr ul-islâm" lorsque ce nom est utilisé par Ibn Taymiyya, et que c'est ce qui explique les deux définitions présentes l'une dans la Fatwa de Mardin, l'autre en MF 27/143.

La Quatrième possibilité, où c'est la Dâr ul-harb qui se définit par le seul point explicité à son sujet, et la Dâr ul-islâm par le point explicité à son sujet plus le contraire du point explicité au sujet de la Dâr ul-harb, semble peu probable, parce que Ibn Taymiyya a cité la Dâr ul-islâm en premier et ensuite la Dâr ul-harb ; si on ne retient qu'un seul point à propos d'une Dâr, il est donc plus logique que ce soit celle des deux Dâr qui a été mentionnée en premier qui soit définie par la présence du seul point stipulé dans le texte, et la seconde par la présence du point stipulé ainsi que l'absence du point stipulé à propos de la première. Et non l'inverse. Restent donc les Troisième, Cinquième et Sixième possibilités.

Yahya Michot a écrit un ouvrage à propos de la Fatwa de Mardin. Il y a adopté ce que, dans cette page, j'ai désigné comme étant la "Cinquième possibilité". Nous allons le voir ci-après, en VIII.

La Sixième possibilité signifierait que Mardin n'est pas une Dâr ul-islâm du premier type, celui évoqué dans la Fatwa de Mardin, bien qu'elle est une Dâr ul-islâm selon le second sens du terme, celui mentionné en MF 27/143.

Pour ce qui est de la Septième possibilité, l'écrit de Mannâ' al-Qattân, que nous citerons infra, pourrait (l'emploi du conditionnel s'impose) y correspondre. Nous y reviendrons plus bas.

La Troisième de ces possibilités sera aussi évoquée plus en détail plus bas.

Pour le moment la question suivante se pose immédiatement, par rapport à cette Troisième possibilité : Quid, alors, de la contradiction qui en résulte avec le passage de MF 27/143 ? Pourquoi ne pas retenir deux points pour définir la Dâr ul-islâm, comme l'a fait Yahya Michot ? Les éléments de réponse sont ci-après…

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VIII) La lecture que Yahya Michot a faite de cette fatwa :

Pour Yahya Michot, dans la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya veut dire qu'une Dâr ul-islâm est une cité dont les habitants sont musulmans et où ils bénéficient de la sécurité des personnes et des biens garantie par l'islam.
Selon le Professeur Michot, chez Ibn Taymiyya, ce n'est pas le caractère islamique des lois qui y sont en vigueur qui fait d'une cité une Dâr ul-islâm. 

Le Professeur Michot a bâti cette lecture de la Fatwa de Mardin sur trois points

Le premier point est le fait que, comme nous l'avons vu, dans d'autres textes que la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya a explicitement écrit que le changement de qualificatif "Dâr ul-islâm" / "Dâr ul-kufr" etc. dépend du changement de l'état des habitants. Nous avons déjà cité cet écrit du savant damascain: "Les lieux, leurs règles changent en fonction de la situation de leurs habitants : un lieu est Dâru kufr lorsque ses habitants sont kuffâr, puis il devient Dâru islâm lorsque ses habitants deviennent musulmans" (MF 27/143). Voir aussi MF 18/282 et 18/284. Yahya Michot en a déduit que, pour Ibn Taymiyya, c'est l'identité religieuse des habitants de la cité qui constitue le critère pour distinguer "Dâr ul-islâm" de "Dâr ul-harb". Il écrit : "Les divers textes dans lesquels Ibn Taymiyya revient sur le sujet sont unanimes : le statut d'une cité ou d'une contrée se définit en fonction de ses habitants, selon qu'ils sont croyants, musulmans, vertueux, ou le contraire. Et ce statut change et se transforme comme leur "situation", c'est-à-dire l'état de leurs âmes, varie" (p. 22). "En somme, être une demeure d'Islam et de paix constitue pour Ibn Taymiyya un idéal toujours à atteindre. Et, aussi bien dans le fetwa de Mardin que dans d'autres textes, il considère que faire de cet idéal une réalité est fondamentalement une affaire de personnes, selon qu'elles sont elles-mêmes de vrais musulmans ou non, en mettant en œuvre la religion ou non, dans le respect du sang et des biens des musulmans" (pp. 25-26).

Et Yahya Michot de souligner qu'il ne partage pas la position de certains des six auteurs contemporains dont il a cité les textes où il est fait référence à la Fatwa de Mardin, et qui sont d'avis que, pour dire d'une terre qu'elle est Dâr ul-islâm, il faut qu'elle soit gérée par une autorité appliquant les règles de l'islam, et ce que la majorité de ses habitants soient musulmans ou soient non-musulmans. "Une dernière constatation sera la plus importante pour notre propos. Chez les cinq auteurs – tous sauf le shaykh al-Kibbî – qui traitent des demeures de l'Islam, de la guerre, etc., l'approche est politique" (p. 38). Et Yahya Michot de trouver là une "politisation" de cette fatwa de Mardin (p. 63) ; il parle aussi d'"infidélité" – au sens littéral et non théologique du terme – à "la pensée" de Ibn Taymiyya (p. 58, p. 48, p. 50).

Voici ce qu'il écrit par exemple à propos de l'analyse de 'Azzâm fait de la fatwa de Mardin : "Ceci étant, la manière dont le shaykh 'Azzâm approche le thème du statut des demeures et lit le fetwa de Mardin est, elle aussi, exclusivement politique. Pour lui, "la balance précise à utiliser pour connaître le statut d'une demeure" n'est pas, comme chez Ibn Taymiyya, la situation religieuse de ses habitants mais "la loi" (qânûn). Le statut d'une demeure est fonction du genre de législation, divine ou humaine, qui y est mis en œuvre par les gouvernants. (…) pour 'A. A. Azzâm, si la souveraineté appartient dans une demeure à une autre loi que la Sharî'a, "quelle que soit cette loi, c'est une demeure de guerre ; quand bien même les habitants en sont musulmans". Ou bien, dit aussi le shaykh 'Azzâm, "une telle demeure a cessé d'être demeure d'Islam mais n'est pas devenu demeure de guerre. C'est une troisième sorte de demeure." (…) Il ne dit bien sûr mot d'une éventuelle différence entre les concepts d'"institutions de l'Islam" (ahkâm al-islâm) dont il est question dans le fetwa de Mardin et de souveraineté d'une législation ou de gouvernement" (pp. 40-41).

D'un autre des contemporains qui ont analysé cette Fatwa de Mardin, al-Mas'arî, Yahya Michot présente le commentaire comme suit : "C'est que, pour le dissident séoudien, les concepts d'"institutions de l'islam" (ahkâm al-islâm) et de "gouvernement islamique" (al-hukm bi-l-islâm), ou de "pouvoir islamique" (sultân al-islâm) se confondent. Les conditions à remplir pour être demeure de l'Islam sont par ailleurs de la nature exclusivement politique et sécuritaire qu'on a dite, avec la conséquence logique que "les statuts d'une demeure et les qualifications de celle-ci ne sont pas nécessairement les statuts de ses habitants ou la qualification qu'on donne d'eux"". Yahya Michot affirme ensuite : "Il serait difficile d'imaginer une approche plus manifestement contraire à la perspective d'Ibn Taymiyya" (pp. 43-44).

A propos du commentaire fait par "l'intellectuel syro-londonien Z. Sâlim", le Professeur Michot dit également qu'elle "partage à ce propos la perspective politisante commune aux quatre auteurs évoqués plus haut ; (…). Ainsi la division historique demeure d'Islam / demeure de guerre avait-elle deux fondements selon lui : "la sécurité et la nature du régime en vigueur, selon la pratique publique des rites et la mise en œuvre des prescriptions". En d'autres mots, "la demeure de l'Islam n'est pas seulement celle dont la plupart des habitants sont musulmans et la demeure de la mécréance n'est pas seulement celle dont la plupart des habitants sont mécréants". Quid donc, une fois encore, d'une déclaration taymiyyenne comme par exemple celle-ci : "Les statuts des contrées changent en vertu du changement des situations de leurs habitants. Une contrée peut être demeure de mécréance quand ses habitants sont des mécréants. Elle devient ensuite demeure d'Islam quand ses habitants deviennent musulmans" ?" (pp. 45-47).

Cette lecture de la fatwa de Mardin à la lumière de cette autre affirmation de Ibn Taymiyya a donc conduit le Professeur Michot à penser que l'avis de Ibn Taymiyya est que c'est l'identité religieuse des habitants de la cité qui constitue le critère pour distinguer "Dâr ul-islâm" de "Dâr ul-harb" : si la cité est peuplée de musulmans, c'est une Dâr ul-islâm.

Dans ce cas, pourquoi Mardin, dont Ibn Taymiyya dit explicitement que ses habitants ne sont pas kâfirûn [et sont donc majoritairement musulmans], n'est-elle donc pas Dâr ul-islâm ?
Parce que, répond Michot, comme Ibn Taymiyya l'a explicitement dit dans la Fatwa de Mardin, les ahkâm ul-islâm n'y ont pas cours. Que désignent ici ces termes ? Cette formule aussi, Yahya Michot cherche à la comprendre à la lumière de ce que Ibn Taymiyya en dit explicitement ailleurs. Et il a trouvé que, ailleurs, Ibn Taymiyya emploie cette formule dans le sens de "sécurité des personnes, des biens etc." : "Celui qui, extérieurement (zâhir), accepte l'Islam, les institutions extérieures de l'Islam (ahkâm al-islâm al-zâhira) sont pour lui d'application : la protection de son sang et de ses biens par exemple, le mariage, l'héritage et choses semblables. (…)" (dit de Ibn Taymiyya cité en note de bas de page n° 2 sur p. 19). Voir aussi p. 24 et pp. 61-63, où est discutée la signification des "ahkâm ul-islâm" évoqués dans la Fatwa de Mardin. Et c'est là le second point ayant amené Michot à faire de cette Fatwa l'interprétation que nous avons vue.
Il écrit : "On pourrait en effet affirmer que, selon le Shaykh de l'Islam, pour avoir une demeure de mécréance et de guerre, il ne suffit pas que les institutions qui y sont d'application ne soient pas musulmanes si la population l'est : il faut que ses habitants soient des mécréants, ainsi qu'il le dit explicitement à la fin du fetwa de Mardin. Inversement, pour avoir une demeure d'Islam et de paix, il ne suffit pas que les habitants en soient musulmans : il faut aussi des institutions musulmanes [= ahkâm al-islâm]. En d'autres termes, il faut alors de vrais musulmans, c'est-à-dire des musulmans qui mettent en œuvre ces institutions" (Mardin, Y. Michot, p. 25). On le voit, il s'agit de ce que nous avons désigné plus haut comme étant "la Cinquième possibilité".
Pour Michot, Ibn Taymiyya veut dire que si une cité est peuplée de musulmans, c'est une Dâr ul-islâm, mais à une condition : "il faut alors de vrais musulmans, c'est-à-dire des musulmans qui mettent en œuvre ces institutions musulmanes. Dans le texte II, Ibn Taymiyya cite les hadîths définissant respectivement le vrai musulman et le vrai croyant comme étant des gens" de la langue et de la main de qui les musulmans sont à l'abri" et "vis-à-vis de qui les gens sont en sécurité, s'agissant de leur sang et de leurs biens. Par ailleurs, quand il illustre par des exemples ce qu'il entend par les institutions musulmanes, c'est notamment la protection du sang et des biens des musulmans qu'il évoque parfois ; bref, la sécurité des personnes et de la propriété" (p. 25). C'est donc l'absence de cette sécurité à Mardin qui fait que, bien que les habitants de celle-ci sont musulmans, la cité n'est, elle, pas Dâr ul-islâm.

Michot écrit : "En somme, être une demeure d'Islam et de paix constitue pour Ibn Taymiyya un idéal toujours à atteindre. Et, aussi bien dans le fetwa de Mardin que dans d'autres textes, il considère que faire de cet idéal une réalité est fondamentalement une affaire de personnes, selon qu'elles sont elles-mêmes de vrais musulmans ou non, en mettant en œuvre la religion ou non, dans le respect du sang et des biens des musulmans. Dans le cas de Mardin (…) ce sont la part jouée par les tatars dans la défense de ce protectorat musulman des Îlkhâns et les crimes de guerre pour lesquels ils ne sont que trop célèbres qui empêchent vraisemblablement le théologien de juger qu'un tel idéal est effectivement atteint. En adoptant cette position, il est beaucoup moins préoccupé par la nature du régime des Artuqides mardinois que par les risques que des ennemis étrangers, qu'il connaît bien et sur le sérieux de la récente conversion desquels il a des doutes, font peser sur la population d'un petit état vassal de leur empire" (pp. 25-26).

Le troisième point sur lequel Michot a bâti sa compréhension de la Fatwa de Mardin est le fait que l'étude historique qu'il a réalisée ne parle pas du fait que, après avoir été administrée par des lois islamiques, Mardin une fois passée sous protectorat Mongol, ne l'a plus été. Il écrit : "Cet important témoignage le confirme, l'appartenance de Mardin à l'empire mongol d'Iran n'empêche ni la poursuite des activités de ses autorités religieuses, ni un fonctionnement, apparemment normal, de ses institutions musulmanes, qu'il s'agisse de l'enseignement, des œuvres charitables, du fiqh ou de la vie spirituelle" (p. 4).

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IX) Une autre interprétation de la Fatwa de Mardin, celle de Mannâ' al-Qattân : c'est bien le caractère "islamique" des lois qui y sont en vigueur qui fait d'une cité une Dâr ul-islâm :

Après avoir effectué un survol rapide de la situation des législations régissant les pays musulmans aujourd'hui, Mannâ' al-Qattân écrit : "Prendre comme référence la Loi islamique est un pilier essentiel dans la Dâr ul-islâm ("Wa tahkîm ush-sharî'at il-islâmiyya : da'âma assassiyya fî dâr il-islâm"). Si donc ce pilier s'effondre, nous ne pouvons pas dire au sujet [du pays] : "C'est une Dâr ul-islâm selon chaque aspect"" (Iqâmat ul-muslim fî balad ghayri islâmî, p. 15). Après avoir également dit un mot de l'oppression que, dans les pays majoritairement musulmans, les pouvoirs coloniaux puis les pouvoirs leur ayant succédé après les indépendances ont fait et font subir aux mouvements islamiques, al-Qattân écrit : "Si la sécurité du musulman fait partie des plus spécifiques des spécificités de la Dâr ul-islâm et que ceux qui agissent pour l'islam ont perdu cette spécificité dans leur pays, comment pourrions-nous appeler ces derniers "Dâru islâm" ?" (p. 19).

Pourtant, précise-t-il : "Ces peuples qui sont dominés dans leur affaire, dont la bouche est bâillonnée et dont la main est paralysée, sont des peuples islamiques. Mais nous ne pouvons pas dire des systèmes (anzima) qui sont juchés sur leur poitrine que leur pouvoir est un pouvoir islamique qui élève la parole de Dieu sur Sa terre" (p. 19).

Cette double réalité entraîne un double effet : selon un aspect des choses, ces pays sont des Dâru islâm ; selon un autre aspect, ce ne sont pas des Dâru islâm : "Nous ne pouvons pas dire" de tout pays musulman contemporain "qu'il est une Dâru islâm au sens conventionnel du terme, à cause de ce que cela revêt de contradiction. Selon un aspect c'est une Dâru islâm, et selon un autre aspect ce n'est pas une Dâru islâm ; il s'y trouve, à côté de lois positives contradictoires avec l'islam, des lois islamiques dans le (domaine du) statut personnel et de certaines autres affaires ; de même, beaucoup de symboles de l'islam (sha'âir ul-islâm) y sont établis, comme le adhân, la salât, la jumu'ah, les 'eids, le siyâm etc. ; on ne peut donc statuer (et dire) de lui qu'il est purement Dâru harb [= Dâru kufr]. Cheikh ul-islâm Ibn Taymiyya avait été questionné au sujet de la cité de Mardin – il s'agit d'une forteresse dominant Dârâ et Nusaybin – : "Est-elle baladu harb ou silm ? Et est-il obligatoire au musulman y résidant d'émigrer vers les bilâdu islâm ou non ?" Il répondit – que Dieu lui fasse miséricorde – "[Suit le texte de la Fatwa de Mardin]"" (Iqâmat ul-muslim fî balad ghayri islâmî, pp. 25-26).

On voit que, pour al-Qattân, la Dâr ul-islâm est la cité où c'est une législation islamique qui est mise en œuvre par les gouvernants ; et que les "ahkâm ul-islâm" dont Ibn Taymiyya parle dans la Fatwa de Mardin sont les règles islamiques destinées à régir la cité et que l'Etat a établies comme référentiel. On comprend aussi de sa citation de la Fatwa de Mardin qu'il pense que les pays majoritairement musulmans contemporains devraient être nommés ni "Dâr ul-islâm", ni "Dâr ul-kufr", mais "Dâr murakkaba", comme Mardin à l'époque de Ibn Taymiyya.

De la lecture que Mannâ' al-Qattân a faite de la Fatwa de Mardin et de celle que Yahya Michot en a faite, laquelle semble plus pertinente ?

J'y réponds ci-après.

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X) Chez Ibn Taymiyya, le critère qui fait d'une cité une Dâr ul-islâm est-il vraiment, comme l'affirme le Professeur Michot, l'identité religieuse de ses habitants – il faut qu'ils soient musulmans –, à quoi s'ajoute le fait qu'ils y bénéficient de la sécurité des biens et des personnes ?

Nous avons vu plus haut qu'il existe deux affirmations taymiyyenes : la Dâr ul-islâm est la cité dont les habitants sont musulmans (comme affirmé en MF 27/143) ; la Dâr ul-islâm est la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours (Fatwa de Mardin).

Nous avons également vu que le professeur Yahya Michot en a déduit que le critère essentiel qui fait, selon Ibn Taymiyya, d'une cité une Dâr ul-islâm est l'identité religieuse de ses habitants ; et si, dans la Fatwa de Mardin, il a été fait mention que ce qui fait d'une cité une Dâr ul-islâm c'est que les ahkâm ul-islâm aient cours sur elle, cela est à comprendre dans le sens que ses habitants bénéficient de la sécurité des personnes et des biens. Mais le critère essentiel est bien l'identité religieuse des habitants, sans égard pour la Loi qui est en vigueur dans la cité.

Or il est un autre texte de Ibn Taymiyya où celui-ci applique la dénomination "Dâr ul-islâm" à une cité dont les habitants ne sont pas devenus musulmans.

La muzâra'ah (contrat passé entre un homme et un propriétaire de terrain agricole, selon lequel le premier sèmera, la récolte devant être partagée entre les deux selon des quote-parts fixées à l'avance) et la mussâqâh (contrat passé entre un homme et un propriétaire d'arbres fruitiers, selon lequel le premier s'engage à irriguer les arbres, suite à quoi la récolte prochaine sera partagée entre les deux selon des quote-parts pré-établies) sont deux contrats qui sont illicites d'après un certain nombre de mujtahids, parmi lesquels Abû Hanîfa ; mais qui sont licites d'après d'autres mujtahids, parmi lesquels on dénombre Abû Yûssuf et Muhammad ibn il-Hassan, de même que Ahmad ibn Hanbal. Ibn Taymiyya partage ce second avis.
Les mujtahids du premier groupe (parmi lesquels, donc, Abû Hanîfa) font valoir qu'il s'agit d'une location (ijâra) ; or une location n'est autorisée que si le montant exact du loyer est fixé à l'avance, ce qui n'est évidemment pas le cas ici.
Ceux du second groupe fondent leur avis sur le fait que ces deux types de contrats ne constituent pas une location pure (ijâra mah'dha), de sorte que toutes les règles relatives à celle-ci leur soient applicables ; ils relèvent en fait de la catégorie "associations, avec à la clé un bénéfice qui sera obtenu" (muchârakât 'âlâ nimâ'in yahsul), dont les règles sont différentes. Et s'il existe ainsi une différence entre les deux, c'est parce que si d'une part le Prophète a interdit le bay' ul-gharar (et les ijârât mah'dha dont le montant exact n'est pas fixé tombent sous le coup de cette interdiction), d'autre part le Prophète lui-même a conclu un contrat de muzâra'ah et de mussâqâh avec les juifs de Khaybar, à la demande de ces derniers : la terre de Khaybar était devenue propriété des musulmans dans leur ensemble, les juifs proposaient de s'occuper de ses champs et de ses vergers, et la moitié de la récolte leur reviendrait.
Après avoir relaté les arguments des mujtahids du second avis, Ibn Taymiyya relate certains des contre-arguments de ceux du premier groupe.
– Parmi ceux-ci on lit ceci : "Il s'agit d'une transaction que le Prophète a faite, certes, mais il l'a faite avec des non-musulmans ; le fait qu'il l'ait faite n'implique donc pas qu'elle soit licite entre musulmans".
Ibn Taymiyya y répond en faisant allusion au fait que, certes, d'après certains mujtahids [c'est le cas de Abû Hanîfa et de Muhammad ibn ul-Hassan, nous l'avions dit plus haut, en IV], certaines transactions qui sont en soi illicites en Dâr ul-islâm entre musulmans, ou bien entre musulmans et non-musulmans, sont licites en Dâr ul-harb (c'est le cas, selon ces mujtahids, du ribâ'). Cependant, en Dâr ul-islâm, d'après ces mêmes mujtahids, les transactions qui sont illicites entre musulmans le sont aussi entre les musulmans et les mu'âhidûn. Si donc une transaction a été conclue en Dâr ul-islâm entre des musulmans et des non-musulmans par le Prophète, c'est la preuve qu'à ce moment-là, cette transaction était licite entre musulmans. Et justement, affirme Ibn Taymiyya, Khaybar était devenue Dâr ul-islâm quand le Prophète a conclu cette transaction avec les juifs s'y trouvant. Ce contre-argument n'est donc pas recevable pour le savant damascain. Cela, ajoute-t-il, sans compter le fait que le Prophète avait institué une mussâqah entre les Ansâr et les Muhâjirun après l'immigration de ces derniers à Médine.

Ibn Taymiyya écrit : "وهذا مردود؛ فإن خيبر قد صارت دار إسلام؛ وقد أجمع المسلمون على أنه يحرم في دار الإسلام بين المسلمين وأهل العهد ما يحرم بين المسلمين من المعاملات الفاسدة" (MF 29/97-98).

Ce qui nous intéresse ici c'est que Ibn Taymiyya dit ici de Khaybar que, au moment où le Prophète a conclu le contrat de muzâra'ah et de mussâqâh avec ses habitants, elle était devenue "Dâru islâm" (fin de citation). Or ce contrat a été conclu, comme chacun le sait, au début de l'an 7, à Khaybar même, avant le retour du Prophète à Médine. Et, à ce moment-là, exception faite de quelques individus (notamment Safiyya bint Huyayy), les habitants de Khaybar ne sont pas devenus majoritairement musulmans mais sont, dans leur majorité, restés juifs. Pourtant Ibn Taymiyya dit de cette cité à ce moment-là qu'elle était déjà devenue "Dâru islâm" ("qad sârat Dâra islâm").

Et Ibn Taymiyya a également écrit que c'étaient bien ces juifs qui étaient les "ahl de Khaybar" au moment où le Prophète a conclu le contrat avec eux, donc après la conquête de la cité. S'ils n'étaient plus les propriétaires de Khaybar, ils en demeuraient les habitants, les ahl. Ibn Taymiyya écrit : "فمن ذلك معاملة النبي صلى الله عليه وسلم لأهل خيبر هو وخلفاؤه من بعده إلى أن أجلاهم عمر" (MF 29/95).

Il ne semble donc pas que l'on puisse dire (comme l'a fait le Professeur Michot) que, pour Ibn Taymiyya, c'est uniquement la conversion à l'islam des habitants d'une cité jusqu'alors Dâr ul-kufr qui fait devenir cette cité une Dâru islâm, et que c'est donc uniquement l'identité religieuse de ses habitants (ahl) qui constitue le critère d'une Dâru islâm.

Que signifie alors son autre écrit, cité plus haut, dans lequel il affirme ceci : "Les lieux, leurs règles changent en fonction de la situation de leurs habitants (ahwâli ahlihâ) : un lieu est Dâru kufr lorsque ses habitants (ahluhâ) sont kuffâr, puis il devient Dâru islâm lorsque ses habitants (ahluhâ) deviennent musulmans" (MF 27/43) ?
Nous allons dire notre avis sur ce point ci-après, en XI, au travers de deux possibilités d'explication…
Mais pour le moment nous devons répondre à une autre question : Qu'est-ce donc qui a fait que Khaybar, jusqu'alors Dâru kufr, est devenue Dâru islâm et l'était au moment où le Prophète a conclu le contrat de muzâra'ah avec ses habitants ?

Peut-être y a-t-il ici à chercher du côté de ces fameux "ahkâm ul-islâm" dont Ibn Taymiyya dit que c'est le fait qu'ils ont cours sur une cité qui en fait une Dâr us-silm…

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XI) Que désigne la formule "les ahkâm ul-islâm n'y ont pas cours", dans la Fatwa de Mardin ?

Nous avons vu plus haut que Yahya Michot pense que la formule "ahkâm ul-islâm" désigne ici : "les institutions de l'islam" (pp. 67, 24-25, 19) et qu'il s'agit de "la sécurité des personnes et de la propriété", comme spécifié en MF 24/285 (p. 25).

Pour notre part, et ce en vertu de l'éclairage de la Fatwa de Mardin par le passage concernant Khaybar, nous aurions tendance à traduire différemment cette expression "ahkâm ul-islâm", et à penser que, dans le passage MF 24/285, Ibn Taymiyya utilise cette expression pour désigner autre chose que lorsqu'il l'utilise dans la Fatwa de Mardin.

En MF 24/285, il parle des "règles de l'islam qui ont cours sur l'individu dont il est établi qu'il est musulman" : et il désigne explicitement le fait de le saluer du salut de l'islam, d'accomplir la prière funéraire musulmane sur son corps une fois qu'il est mort, de rendre possible le mariage d'une musulmane avec lui, etc. En fait il s'agit des règles que les musulmans (qu'ils soient majoritaires dans le pays ou minoritaires) n'appliquent que vis-à-vis de leurs coreligionnaires : ce sont eux qu'ils saluent (en premier) du salut de l'islam, c'est à leur dépouille qu'ils donnent le bain funéraire rituel, sur elles qu'ils accomplissent la prière funéraire, etc. (cliquez ici).

Mais dans la Fatwa de Mardin, parle-t-il des mêmes règles, d'institutions constituant en la sécurité des personnes et des biens ?

Non. Le fait est qu'un musulman lambda peut appliquer sur lui-même les règles de l'islam qui le concernent personnellement, c'est-à-dire qu'il se conforme aux limites et obligations que l'islam lui dicte. Sur sa cellule familiale il peut appliquer les règles de l'islam qui concernent celle-ci, et interdire ainsi qu'y soit bu de l'alcool, qu'on y commette tel ou tel actes contraires à l'éthique musulmane ; de même il peut – et doit, d'après le hadîth – rappeler à son fils ayant atteint l'âge requis de faire les prières obligatoires. Mais il ne peut appliquer sur un autre musulman une sanction pénale ; ceci revient à l'autorité exécutive (sulta tanfîdhiyya), comme cela est bien connu, et comme dans de nombreux passages Ibn Taymiyya le dit : c'est le waliyy ul-amr qui fera le nah'y 'an il-munkar en appliquant une sanction à celui qui fait ainsi et ainsi (de nombreux passages de Majmû' ul-fatâwâ vont dans ce sens, nous en verrons deux plus bas, au point XIII). De même, il est des règles prescrites par le Coran et la Sunna que seul un émir peut appliquer sur une société : ainsi en est-il de la jizya (impôt dont les non-musulmans résidents permanents d'un pays musulman doivent s'acquitter) : c'est à l'émir que revient la tâche d'en fixer le montant (d'après ceux des ulémas qui pensent que son montant est variable) et la prérogative de la percevoir ; ainsi en est-il également de la décision de faire entrer la cité en état de paix ou de belligérance avec une autre cité…

Dès lors, quand Ibn Taymiyya définit la Dâr us-silm comme étant la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours", il parle des règles de ce type, que seule une autorité exécutive peut appliquer. Il s'agit donc des "règles de l'islam qui sont destinées à avoir cours sur une cité".

Et il veut apparemment dire que l'émir de Mardin ne les faisait plus appliquer pour la raison que l'armée s'y trouvant n'était pas musulmane. Le terme "armée" désigne-t-il ici l'équivalent, à l'époque, de ce que sont aujourd'hui les services de police ? Ibn Taymiyya n'en a pas précisé la teneur exacte. Mais je propose une explication plus bas, en XIV.

Pour en revenir à "ahkâm ul-islâm", certes, je n'ai pas de texte de Ibn Taymiyya disant explicitement que cela désigne "les règles qui sont présentes dans les textes de l'islam, qui concernent la Cité et qui sont applicables seulement par le pouvoir exécutif". Cependant, si on retient qu'il a écrit que Khaybar était devenue Dâru islâm depuis sa conquête [et ce bien que ses habitants n'étaient alors pas devenus musulmans], on ne peut que constater que le changement apporté par la conquête a consisté à faire passer la cité de Khaybar sous le contrôle de Médine ; et non à convertir ses habitants (puisque, exception faite de quelques individus, notamment Safiyya bit Huyayy, ceux-ci sont demeurés juifs). Dès lors, peut-on donner à l'expression "cité sur laquelle les ahkâm ul-islâm ont cours" une autre signification que : "cité où la Loi islamique est en vigueur" ?

Il faut ici préciser que l'application des règles de l'islam dans une cité implique d'y faire régner la sécurité pour les musulmans et pour les non-musulmans y résident de façon permanente (ahl udh-hdimma) ou temporaire (musta'minûn).

Comment comprendre alors que dans d'autres écrits Ibn Taymiyya ait dit que c'est l'identité religieuse des habitants qui fait d'une cité une "Dâr ul-islâm" ou une "Dâr ul-kufr" ? Cela ne fait-il pas contradiction avec l'interprétation que nous venons de voir de la Fatwa de Mardin ?

Une première explication est la suivante : dans la Fatwa de Mardin comme en MF 27/143, Ibn Taymiyya a employé la formule "Dâr ul-islâm" en lui conférant un seul et même sens ; de plus, il n'a retenu qu'un critère pour définir cette Dâr ul-islâm. Et il n'y a pas de contradiction entre ces deux écrits de Ibn Taymiyya. On considère prioritairement la Fatwa de Mardin, et on lit ce texte de MF 27/143 à la lumière de ce que dit cette Fatwa. On a alors ce qui suit : dans cet écrit MF 27/143, Ibn Taymiyya veut dire que pareil lieu devient Dâr us-islâm de par le fait que ses habitants deviennent musulmans, et ce dans la mesure où il est attendu que, devenus musulmans, ils vont faire en sorte que les règles de l'islam soient appliqués sur la cité ; c'est là la Troisième possibilité plus haut évoquée. Dans le cas où la majorité des habitants d'une cité se convertit à l'islam mais que ce ne sont toujours pas les règles de l'islam qui ont cours sur la cité, celle-ci n'est certes plus Dâru kufr mais ne devient pas non plus Dâru islâm : elle devient une Dâr murakkaba, comme Mardin : ses habitants sont musulmans, mais ce ne sont pas les règles de l'islam qui y sont appliquées.

Une autre explication est que la formule "Dâr ul-islâm" aurait d'une part le sens, large ('âmm), de "terre musulmane", et un second, plus restreint (akhass), de "cité islamique". La "Dâr ul-islâm" au sens restreint serait la "cité islamique", c'est-à-dire la cité qui est gérée par une législation islamique. Quant à la "Dâr ul-islâm" au sens large, ce serait la "terre musulmane", c'est-à-dire : "la terre qui a une relation particulière avec l'islam", que ce soit :
– la "cité islamique", c'est-à-dire la cité qui est gérée par une législation islamique (que sa population soit majoritairement musulmane, comme l'était Médine à l'époque du Prophète, ou bien non, comme l'était Khaybar à son époque) ;
– la terre dont les habitants sont majoritairement musulmans mais où ce ne sont pas les règles de l'islam qui sont appliquées (comme l'était Mardin à l'époque de Ibn Taymiyya).
Ceci entraînerait que la "Dâr ul-islâm" – au sens large du mot – serait constituée de l'ensemble des terres musulmanes, mais qu'au sein de cet ensemble, certaines cités ne seraient pas "Dâr ul-islâm" – au sens, particulier, de "cité islamique" – mais, pour reprendre la formule taymiyyenne, "Dâr murakkaba" : sont dans ce cas de figure les cités dont les habitants sont majoritairement musulmans mais qui ne sont pas gérées par une législation islamique, comme l'était Mardin au moment où Ibn Taymiyya fut questionné à son sujet.
On note ainsi que al-Qattân a écrit des pays majoritairement musulmans d'aujourd'hui (dont il a comparé le statut à celui que Ibn Taymiyya a donné à Mardin à son époque) : "Selon un aspect c'est une Dâru islâm, et selon un autre aspect ce n'est pas une Dâru islâm".
Cette explication de al-Qattân correspond à la Septième possibilité plus haut mentionnée : selon celle-ci il serait possible que, dans la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya ait voulu parler de la "Dâr ul-islâm" stricto sensu (il s'agit alors de la cité où ce sont les règles islamiques qui ont cours, sans égard pour l'identité religieuse de ses habitants), et que, en MF 27/143, Ibn Taymiyya ait voulu parler de la "Dâr ul-islâm" dans son sens littéral et général. C'est donc selon le sens particulier du terme que Mardin ne serait pas "Dâru islâm" mais "Dâr murakkaba", cependant que, selon le sens général du mot, la cité mésopotamienne serait "Dâru islâm" aussi.

Et si cette Septième explication est possible malgré la présence de deux définitions différentes de "Dâr ul-islâm" dans les écrits du cheikh damascain, c'est parce qu'on note d'une part que, dans la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya a affirmé que la cité où, comme Mardin, les règles de l'islam n'ont pas cours n'est pas une Dâr ul-islâm : la clause mentionnée – le fait que les règles de l'islam y aient cours – est donc condition sine qua non pour l'application de la dénomination "Dâr ul-islâm". Or on note d'autre part que, en MF 27/143 par contre, il a affirmé qu'une cité dont les habitants, auparavant kâfirûn, deviennent musulmans, devient une Dâr ul-islâm ("un lieu est Dâru kufr lorsque ses habitants (ahluhâ) sont kâfirûn, puis il devient Dâru islâm lorsque ses habitants (ahluhâ) deviennent musulmans"), mais sans dire qu'une cité ne le devient pas tant que cette clause n'est pas présente (et que ses habitants restent donc kâfirûn). Il s'agirait donc ici d'un cas parmi plusieurs cas de figure possibles, et non de la condition sine qua non pour l'application de la dénomination "Dâr ul-islâm" à une cité.
Ce passage de MF 27/143 ne contredit alors pas l'écrit de MF 29/97-98, qui dit de Khaybar qu'elle était devenue Dâr ul-islâm, alors même que ses habitants, jusqu'alors kafirûn, n'étaient pas devenus musulmans. Il est dès lors possible de supposer que "Dâr ul-islâm" possède, chez Ibn Taymiyya, un sens particulier – et c'est le sens dont il a fait la négation dans la Fatwa de Mardin –, mais aussi un sens plus large, qui inclut ce sens particulier et le dépasse : cette dénomination, au sens large, est applicable par la réalisation de la clause du sens particulier – que ce soient les règles de l'islam qui ont cours sur la cité –, mais aussi par une autre clause : que les habitants de la cité soient (majoritairement) musulmans. Si les particularités de la Dâr ul-islâm évoquées plus haut en IV seraient propres à la Dâr ul-islâm particulière, certaines d'entre elles seraient applicables malgré tout à la Dâr ul-islâm générale, alors même qu'elles ne le seraient pas du tout à la Dâr ul-kufr.

Sans vouloir en faire une preuve décisive quant au sens de cette formule "ahkâm ul-islâm" sous la plume de Ibn Taymiyya, je voudrais simplement rappeler ici que c'est également dans ce sens que "ahkâm ul-islâm" est employé et compris dans les ouvrages classiques de droit musulman (fiqh), comme nous allons le voir ci-après…

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XII) Quelques textes d'autres ulémas que Ibn Taymiyya, où la même formule possède le même sens :

At-Tamartâshî, un 'âlim hanafite de beaucoup postérieur à Ibn Taymiyya (939-1004 a.h.) a, lui aussi, défini la Dâr ul-islâm comme étant celle sur laquelle les règles de l'islam ont cours, avec le même terme que dans la Fatwa de Mardin, "ijrâ'" : "Wa Dâr ul-harb tassîru Dâra Islâm bi ijrâ'i ahkâm il-islâm 'alayhâ" (Tanwîr al-absâr, 6/289). A propos du cas inverse il écrit de même ces mots : "bi ijrâ'i ahkâm ish-shirk" (Tanwîr al-absâr, 6/288).

Par rapport aux "ahkâm ul-islâm" / "ahkâm ul-kufr", on trouve parfois d'autres termes que celui, susmentionné, de "ijrâ'" :
– "tanfîdh" (al-Qattân relate de 'Abd ul-Qâhir al-Baghdâdî, 'âlim shafi'ite : "wa nuffidha fîhâ hukm ul-muslimîn 'alâ ahl idh-dhimma" : Iqâmat ul-muslim, p. 4 ; ash-Shâmî, 'âlim hanafite, dit de même : "Wa idhâ arâda waliyy ul-mar tanfîdha ahkâminâ fîhim naffadhahâ" : Radd ul-muhtâr 6/288) ;
– "zuhûr" (c'est le terme employé par le 'âlim hanafite al-Kâssânî – mort en 587 a. h. –) ;
– "ghalaba" (c'est le terme que Mannâ' al-Qattân a relaté de Ibn Muf'lih, 'âlim hanbalite : Iqâmat ul-muslim fî balad ghayri islâmî, pp. 4-5).

Ces deux derniers termes semblent désigner le fait que si, dans les faits, de façon sporadique c'est une règle de kufr que, par erreur de compréhension ou par manque de piété, l'autorité exécutive a appliquée, la cité ne cesse pas pour autant d'être une Dâru islâm. Wallâhu A'lam.

De même, si certaines règles de l'islam ne sont pas appliquées par l'autorité exécutive parce que les conditions (shurût) prévues pour leur application dans les textes mêmes ne sont pas remplies, la cité reste une Dâr ul-islâm : Omar (que Dieu l'agrée) n'avait-il pas suspendu la sanction pour le vol lors de la famine ?

Pareillement, si certaines règles de l'islam ne sont pas appliquées par l'autorité exécutive parce que la population n'a pas atteint le niveau de formation spirituel et moral requis, et ce en conformité avec ce que disent les textes eux-mêmes sur le sujet (cliquez ici), la cité reste aussi Dâr ul-islâm. Omar ibn 'Abd il-Azîz n'avait-il pas dit à son fils qu'il ne fallait pas se précipiter pour faire appliquer toutes les obligations et interdictions, car il craignait que les gens délaissent alors tout ?

Il faut également rappeler ici qu'il est des obligations et qui sont liées à des conditions et que l'absence de celles-ci rend caduques ces obligations (cliquez ici).

De même, il est des points qui font l'objet d'interprétations différentes entre les mujtahids, et que ce n'est pas seulement l'application de celle des interprétations qui appréhende le texte dans sa seule littéralité (zâhir) qui peut être considérée comme "une application des règles de l'islam" (cliquez ici).

Par contre, quand officiellement même il devient établi que, sans l'une des raisons venant d'être mentionnées, dans par exemple tout un domaine des affaires de la cité, ce ne sont plus les règles du Coran et de la Sunna qui sont appliquées, là le pays cesse d'être une Dâru islâm. Mais devient-il alors Dâru harb ? Si on suit le raisonnement de Ibn Taymiyya non, quand la majorité de ses habitants demeurent musulmans ; cela devient une Dâr murakkaba.

Un point qu'il est important de mentionner ici est que le fait que l'émir n'applique de la sorte pas les règles du Coran et de la Sunna, cela ne constitue pas un acte de kufr akbar. De même, le fait qu'il rende des jugements d'après autre chose que le Coran et la Sunna, cela ne constitue pas en soi un acte de kufr akbar. Par contre, le fait qu'il dise (ou écrive) que tel acte [connu nécessairement comme étant interdit en islam] est autorisé, cela constitue en soi une parole de kufr akbar (cliquez ici, ici et ici).

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XIII) Ibn Taymiyya et son avis concernant les lois que l'autorité du pays musulman doit faire appliquer sur la cité :

Comme dans tout pays du monde, l'autorité publique doit amener les hommes vivant sous sa responsabilité à accomplir leurs devoirs publics et à respecter les interdits publics. Or il ressort clairement des écrits de Ibn Taymiyya que, pour lui – et ce eu égard à la nature du gouvernement de sa région à son époque –, ces devoirs et ces interdits que l'autorité doit amener à respecter sont d'origine islamique.

On lui a posé la question suivante : "Que disent les sieurs ulémas – que Dieu les agrée tous – au sujet de celui qui entre dans le hammam sans pagne, la 'awra découverte : est-ce interdit ou non ? Et est-ce qu'il est obligatoire ou non au détenteur de l'autorité ("waliyy ul-amr") d'empêcher celui qui fait ainsi [d'agir ainsi] ? Et est-ce qu'il est aussi obligatoire, ou non, au détenteur de l'autorité ("waliyy ul-amr") d'astreindre le locataire du hammam à ne laisser personne entrer dans son hammam en ayant la 'awra découverte ? Et au sujet de celui qui reste assis dans le hammam au moment de la prière du vendredi et délaisse la prière : sera-t-il empêché de faire cela ou non ? Donnez-nous la fatwa, et développez le propos à ce sujet."
La réponse de Ibn Taymiyya se lit ainsi : "Louange à Dieu. Oui, cela est interdit à l'unanimité des imams. Il est relaté de façon authentique du Prophète (que Dieu prie sur lui et le garde) qu'il a interdit aux hommes d'entrer dans le hammam sans pagne". Suivent quelques hadîths relatifs au sujet. Puis Ibn Taymiyya écrit ceci : "Et les détenteurs de l'autorité doivent interdire cela, et obliger les gens à ce que nul n'entre dans le hammam que la 'awra recouverte, et astreindre les responsables du hammam à ce qu'ils ne laissent les gens entrer dans leur hammam qu'en ayant la 'awra recouverte (…)" (MF 21/336-337).
Plus loin : "Quant au fait d'ouvrir le hammam au moment de la prière du vendredi et de laisser les musulmans y entrer à ce moment-là et y rester assis en délaissant ce que Dieu leur a fait obligation, à savoir accourir à la (prière du) vendredi, cela aussi à interdit à l'unanimité des musulmans. (…). Les détenteurs de l'autorité doivent même ordonner à tous ceux sur qui la (prière du) vendredi est obligatoire parmi les gens du marché et des lieux d'habitation et autres qu'eux [de s'y rendre]. (…)" (MF 21/339).

De même, écrivant au sujet du livre "Tanaqqulat ul-anwâr" attribué à Ahmad ibn Abdillâh al-Bak'rî, Ibn Taymiyya relève que ce livre contient de nombreuses choses attribuées faussement à Dieu, au Prophète, et aux Compagnons de ce dernier (cf. MF 18/351-352). Plus loin il écrit : "Il est obligatoire aux détenteurs du 'ilm de faire connaître ce qu'ils savent du mensonge de ceci et de ses semblables. (…) Beaucoup de mawdhû'ât sont tels que ne savent qu'ils sont mawdhû' que les élites des savants en hadîths. (Par contre,) quant aux hadîths qui se trouvent dans ouvrage semblable à "Tanaqqulat ul-anwâr", ils relèvent de ce qu'en connaît le caractère mensonger celui qui a la moindre connaissance des situations et des campagnes du Prophète. Et les détenteurs de l'autorité doivent sanctionner celui qui relate ces choses, ou aide d'une quelconque façon à les (diffuser)" (MF 18/353-354).

Comment serait-il possible de relever d'une part que Ibn Taymiyya souhaite ce que nous venons de voir, que l'autorité doit faire, sans en déduire, d'autre part, qu'il est d'avis que l'autorité musulmane doit se référer, dans sa gestion de la cité musulmane, aux références musulmanes du Coran et de la Sunna ?

D'ailleurs, la formulation "hukm bi-l-islâm" n'est sans doute pas présente dans l'œuvre digitalisée de Ibn Taymiyya, ainsi que l'affirme Yahya Michot (p. 19, note de bas de page), mais y sont présentes les formules suivantes :
- "hukm bi-llâh" : MF 28/505 ;
- "hukm bi hukm-illâh wa rassûlih" : MF 28/523 ;
- "hukm bi-l-kitâb wa-s-sunna" : MF 28/510 ;
- "Les juges ne doivent juger que selon la justice. Et la justice est ce que Dieu a fait descendre" (MF 35/361) ;
- "Wa-l-quwwatu fi-l-hukmi bayna-n-nâss tarji'u ila-l-'ilmi bi-l-'adli-lladhî dalla 'alayhi-l-kitâbu wa-s-sunna, wa ila-l-qud'rati 'alâ tanfîdh il-ahkâm" (MF 28/253).

Abordant la question des similitudes et différences entre "dâr ul-islâm" et "dawla islâmiyya", Wahba az-Zuhaylî (in Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, pp. 6303 et suivantes) fait l'analyse suivante :
– la dénomination "dawla islâmiyya" est récente, celle de "dâr ul-islâm" est plus ancienne (p. 6304) ;
–  la dénomination "dâr ul-islâm" se focalisait sur l'élément "territoire", alors que celle de "dawla islâmiyya" met, elle, davantage l'accent sur la souveraineté et l'entité morale autonome (p. 6305) ;
– malgré tout, ce qu'on appelle aujourd'hui une "dawla islâmiyya" correspond à ce qui s'appelait auparavant "dâr ul-islâm" (voir p. 6304, p. 6312).

Az-Zuhaylî écrit également que la dénomination "dâr ul-islâm" recelait au début une idée d'"unité de  l'ensemble des terres musulmanes", avant que, par la force des choses, la "Dâr ul-islâm" soit divisée en différentes entités ("dawla"). A l'inverse, la dénomination, contemporaine, de "dawla islâmiyya", s'est créée sur le caractère limité de l'entité morale, mais, peu à peu, on observe des limitations de l'autonomie juridique de chaque Etat par les accords régionaux et internationaux (pp. 6306-6310).

On note que Ibn Taymiyya a, lui aussi, utilisé ce terme de "dawla", et même la formule "dawla islâmiyya" :
- "dawlati Banî Umayya wa dawlat Bani-l-'Abbâs" (MF 28/271) ;
- "Et Dieu a accordé au Sultan et aux croyants dans sa dawla des bienfaits qui n'étaient pas présents dans les temps passés. Et Il a renouvelé l'islam pendant ses jours [= les jours du sultan] d'un renouvellement dont la valeur sur les dawla passées est évidente" (MF 28/398-399) ;
- il relate ce propos que des Hypocrites ont tenu lors de l'avancée des Tatars : "Mâ baqiyat-id-dawlat ul-islâmiyyatu taqûm ! Fa yanbaghi-d-dukhûlu fî dawlat it-Tatâr" (MF 28/541) ;
- "Wa-r-Râfidhatu tuhibbu-t-Tatâra wa dawlatahum, li annahu yahsulu lahum bihâ min al-'izz mâ lâ yahsulu bi dawlat il-muslimîn" (MF 28/527).
Cependant, je ne peux certifier que, sous la plume de Ibn Taymiyya, "dawla" signifie précisément "Etat" ; il se peut que le mot avait alors un sens différent, avant de connaître plus tard un changement de sens (c'est le cas de certains mots de la langue arabe, comme c'est par exemple le cas de "sayyâra" et de "qitâr", dont le sens ancien n'était pas celui qu'aujourd'hui ils ont). Yahya Michot a ainsi traduit "dawlatahum" [= dawlat at-Tatâr] (MF 28/527) par "leur empire" (Textes spirituels, XIII). Ibn Taymiyya parle pourtant des Banû Buwayh (les Buwayhides) et de leur dawla (MF 27/466), et on peut se demander si les Buwayhides avaient eux aussi constitué un empire.

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XIV) Et que signifie le passage où Ibn Taymiyya dit de la Dâr us-silm qu'il s'agit de la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane" ?

Le Professeur Michot écrit : "Revenons en effet à ce singulier passage du fetwa de Mardin parlant d'une "demeure de la paix où les institutions de l'Islam sont d'application pour la raison que l'armée en est composée de musulmans". Si un tel passage est politique et conserve sa pertinence pour notre époque, ne court-on pas le risque que la seule chose que le fetwa de Mardin puisse aider à légitimer soit l'existence de ces régimes militaires proche-orientaux contemporains parfois qualifiés de "néo-mamlûks" ? Si, par ailleurs, ce texte n'a de valeur qu'en rapport avec son temps et que les institutions qui y sont évoquées dussent être comprises du seul point de vue de la religion, ne sera-t-il pas jugé irrémédiablement obsolète et suranné, relativement à la modernité ?" (pp. 61-63).

De mon humble point de vue, il s'agit d'un passage qui semble n'avoir fait référence qu'aux usages en vigueur à son époque et, plus particulièrement encore, dans la région où il résidait. Le fait est que dans son livret sur la Hisba, Ibn Taymiyya a écrit des lignes qui le laissent clairement entendre ; Ibn Taymiyya y désigne sous le nom de "wilâyât" un certain nombre de fonctions publiques : il y a ainsi "wilâyat ul-harb al-kub'râ" ; "wilâyat ul-harb as-sugh'râ" ; "wilâyat ul-hukm" ; "wilâyat ul-mâl" ou "wilâyat ud-dawâwîn il-mâliyya" ; "wilâyat ul-hisba" (MF 28/66). Or plus loin il écrit : "Les généralités et les particularités des wilâyat, ainsi que ce que le responsable de la wilâya ("mutawallî") tire de [prérogatives] de la wilâya, ceci se reçoit des mots, des situations et de la coutume ; il n'y a pas de choses fixe à ce sujet dans la shar'. Ainsi, il arrive qu'en certains lieux et époques, entre dans la wilâyat ul-qadhâ ce qui, en un(e) autre lieu et époque, entre dans la wilâyat ul-harb. Et l'inverse est (aussi vrai). Il en est de même pour la hisba et la wilâyat ul-mâl". Plus loin il montre que, dans sa région à son époque, "l'usage" ("'urf") fait que la "wilâyat ul-harb" "a compétence pour l'application des sanctions où il y a itlâf (takhtassu bi iqâmat il-hudûd illatî fîhâ it'lâf)" ; mais "parfois entrent [aussi] dans [ses prérogatives] les sanctions où il n'y a pas itlâf" ; "y entre [aussi] le jugement dans les affaires de litiges et de métayages, et de plaintes où il n'existe pas d'écrit et de témoins" ; alors que, poursuit-il, relève des prérogatives de la "wilâyat ul-qadhâ" les plaintes "où il y a écrit et témoins", "l'établissement des droits et le jugement en choses semblables", "le regard dans la situation de ceux qui s'occupent des waqf et des tuteurs des orphelins", "et autre choses, parmi ce qui est connu". Or, souligne-t-il, en les temps premiers, de même qu'en son temps mais en d'autres lieux, les choses sont différentes : "En d'autres pays, comme dans le pays du Maghreb, le wâli-l-harb ne dispose pas de [la prérogative du] jugement de quoi que ce soit ; il n'est que celui qui applique ce que lui ordonne le mutawalli-l-qadhâ. Ceci suit la coutume ancienne. Cela a des causes liées aux écoles et aux habitudes, mentionnées ailleurs qu'en ce lieu" (MF 28/68-69).

Dans un autre passage encore – qui, lui, ne se trouve pas dans la Hisba –, après avoir cité les noms des détenteurs de certaines fonctions publiques, Ibn Taymiyya laisse entendre que même ces noms sont liés à l'usage ("aw ghayru dhâlika min al-asmâ' il-'urfiyya al-istilâhiyya") (MF 35/389).

Les passages de la Hisba ci-dessus mentionnés peuvent servir de point de départ pour la compréhension du "singulier passage" de la Fatwa de Mardin où Ibn Taymiyya dit que c'est le fait que l'armée est musulmane qui fait que les règles de l'islam sont appliquées sur la cité. En effet, ces passages montrent que, aussi bien en Syrie et en Egypte qu'au Maghreb, c'était l'administration militaire qui faisait appliquer les règles en questions ; et, à son époque, en Syrie et en Egypte, c'était même cette administration qui rendait les jugements dans certains types d'affaires. D'où cette phrase dans la Fatwa de Mardin : "la Dâr us-silm, sur laquelle les règles de l'islam ont cours à cause du fait que son armée est musulmane".

Et tous ces passages – Hisba plus MF tome 35 – montrent que pour Ibn Taymiyya, il ne s'agit pas de donner un modèle atemporel du fonctionnement d'un Etat, mais d'une part d'une volonté de dire que l'essentiel est que, dans sa gestion de la cité et donc notamment dans la détermination du type d'ordre public qu'elle doit y faire régner, l'autorité publique doit se référer aux normes du Coran et de la Sunna ; tout cela avec, d'autre part, l'affirmation claire que pour le reste, la détermination des prérogatives des différentes fonctions publiques, et même les noms de certaines de ces fonctions, peuvent tout à fait varier en fonction de l'usage du moment et du lieu.

Je ne peux l'affirmer avec certitude, mais apparemment, quand Ibn Taymiyya dit en substance qu'à Mardin "ce ne sont pas les règles de l'islam qui ont cours, car ceci n'est possible que lorsque l'armée est musulmane", il veut dire par là que Mardin étant sous le joug des Tatars, ce n'est pas l'armée musulmane qui y a la main haute. Les Tatars, Ibn Taymiyya ne les  désigne pas par le terme "musulmans" (sans que cela signifie forcément, ici précisément, qu'ils sont non-musulmans : lire un autre article sur le sujet).

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XV) Les medersas existaient toujours à Mardin, de même que l'institution du cadi ; certes, mais...

Comme l'a montré le Professeur Michot, malgré le protectorat mongol, à Mardin il y avait toujours des madrassas, de la vie spirituelle, et même des cadis.

Ce qu'il faut cependant relever c'est que l'existence de cadis rendant des jugements selon la Loi de l'islam est chose différente de l'application de ces jugements, car cette application relève non pas des prérogatives du cadi mais de celles de l'émir (Ibn Taymiyya a écrit, lui, que cela relève des prérogatives de la wilâyat ul-harb, nous l'avons vu plus haut) ; de même, cela est chose différente de la gestion de la cité, qui relève des prérogatives de l'émir.

Les Mongols sont généralement tolérants, accordant à ceux qui sont sous leur administration la liberté de culte – même si ce qu'ils ont fait à Bagdad prouve qu'ils ne le sont pas toujours vis-à-vis des musulmans (des raisons sont avancées dans Al-Bidâya wa-n-nihâya, tome 13). Ils sont tolérants dans le sens où, dans leur empire – où règne l'ordre né de la Pax mongolica et régenté par le Yassâ (la loi coutumière mongole réformée par Gengis Khan) –, ils laissent à des peuples de différentes confessions la liberté de vivre et pratiquer le culte de leur choix.
Cependant, les peuples doivent au préalable accepter leur suzeraineté, et c'est pourquoi tous ceux qui leur résistent et refusent leur ordre sont combattus.
De plus, si l'autorité politique de ceux qui acceptent leur tutelle et deviennent leur vassaux n'est pas complètement aboli, il devient néanmoins réduit, dans la mesure où ces vassaux ne peuvent ensuite plus appliquer une loi qui contredirait l'ordre publique tel que défini par le
Yassâ. Impossible, dès lors, pour un sultan musulman attaché aux règles de la Shar', d'appliquer par exemple les règles de jizya, ou de faire respecter par ceux qui vivent sous son autorité l'iinterdit – et ce conformément à l'ordre public connu en terre musulmane – de rendre ouvertement, dans l'espace public, un culte à une divinité autre que Dieu (Ibn Taymiyya fait allusion à ces faits de la part des Mongols en MF 28/505, à lire à la lumière de MF 28/521-522).
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C'est ce qui fait qu'Ibn Taymiyya est si farouchement opposé à ce que le Sultanat Mamelouk accepte la suzeraineté des Tatars de Ghâzân (qui, s'il s'est converti à l'islam, est ignorant et continue d'appliquer le Yassâ).

Et c'est ce qui fait qu'il affirme que Mardin n'est pas une Dâr ul-islâm : les règles de l'islam ne peuvent y avoir cours à cause de la suzeraineté mongole, même si, comme Yahya Michot l'a montré, les institutions de l'islam telles que medersa et qadhâ y fonctionnent toujours.

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XVI) Le musulman qui vit à Mardin, là où ce ne sont pas les règles de l'islam qui sont appliquées, a-t-il l'obligation d'en émigrer ?

On voit à travers la réponse de Ibn Taymiyya dans la Fatwa de Mardin qu'il n'est pas de l'avis qu'émigrer d'une cité où ce ne sont pas les règles de l'islam qui sont appliquées est une obligation systématique. Il n'est pas non plus d'avis que résider dans une telle cité soit systématiquement autorisé. Il s'est contenté de rappeler le principe : "Celui qui y réside, s'il est incapable de faire iqâmat ud-dîn, l'émigration est obligatoire sur lui ; sinon elle est recommandée." Ce sont là les mêmes caractères juridiques que ceux énoncés dans Al-Mughnî à propos de la question d'émigrer de la Dâr ul-kufr, avec d'ailleurs une formulation très voisine : dans cet ouvrage hanbalite du fiqh, on lit sur la question les termes suivants : "lâ yumkinuhû iz'hâru dînihî wa lâ tumkinuhû iqâmatu wâjibâti dînih" (l'émigration est alors obligatoire) et "lâkinnahû tamakkanu min iz'hâri dînihî wa iqâmatuhû" (l'émigration est alors recommandée mais non obligatoire) (Al-Mughnî 12/687-688).

On note ici que, même à propos de Mardin, plutôt que d'affirmer concrètement que le musulman s'y trouvant doit en émigrer ou n'a pas cette obligation et peut continuer de résider dans la cité, Ibn Taymiyya a préféré s'en tenir au rappel de la règle, à charge à chacun, ensuite, d'effectuer le tahqîq ul-manât et, vérifiant dans le réel (wâqi') s'il peut ou pas établir son dîn à Mardin, d'établir s'il peut continuer à y résider ou s'il doit en émigrer.

Qu'est-ce que recouvrent les formules "iqâmat ud-dîn" / "iqâmatu wâjibât id-dîn" au niveau de l'individu musulman (puisque c'est de lui qu'il s'agit), cela demanderait un développement conséquent. On relève d'ailleurs que Ibn Taymiyya affirme que les habitants de Mardin ne doivent en aucun cas aider l'ennemi des musulmans (nous allons dire plus bas qu'il semble s'agir des Tatars) mais doivent au contraire s'en préserver, si nécessaire par la dissimulation ; au cas où ils ne peuvent pas s'en préserver par un autre moyen que l'émigration, celle-ci devient déterminée sur eux. Se trouver dans l'obligation d'aider ces ennemis reviendrait donc à ne plus pouvoir réaliser "iqâmat ud-dîn" / "iqâmatu wâjibât id-dîn".

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XVII) Et que signifie le dernier passage de la Fatwa de Mardin : "elle constitue un troisième type, où le musulman sera traité selon ce qu'il mérite, et où celui qui sort de la voie de l'islam sera combattu selon ce qu'il mérite" ?

Mardin n'est ni Dâr us-silm ni Dâr ul-harb, mais "troisième type, où le musulman sera traité comme il le mérite, et le khârij 'an sharî'at il-islâm sera combattu comme il le mérite"... "Khârij 'an sharî'at il-islâm", dans ce genre de texte, ne signifie pas forcément "apostat" (lire notre article sur le sujet). Cette règle de combattre celui qui sort de la (pratique) d'un acte visible et connu (mustafîdh / mutawâtir) de l'islam a pour cible le groupe disposant d'une force ("tâ'ïfa mumtani'a"), comme Ibn Taymiyya l'a dit en de nombreux autres passages de ses fatwas (lire notre article sur le sujet).

Mais, par rapport à Mardin : à qui s'adresse cette règle ? et qui en est la cible ?

Ce qui est certain c'est que, pour Ibn Taymiyya, cette règle de combattre ne peut pas s'adresser à la population vis-à-vis de l'autorité qui se laisserait aller à de tels manquements : nous l'avons montré dans l'article vers lequel nous venons de donner un lien : Ibn Taymiyya est farouchement opposé à toute entreprise de ce genre. D'ailleurs, dans la Fatwa de Mardin, Ibn Taymiyya l'a dit explicitement, si la population ne peut faire iqâmat ud-dîn, elle doit émigrer, elle n'a donc pas à combattre. Pour lui, ne peut appliquer cette règle du devoir de combat que l'autorité publique, et ce vis-à-vis d'un groupe constitué se trouvant sous son autorité – et devenu donc "rebelle" en ce sens –, ou vis-à-vis de l'autorité musulmane d'une autre région (lire notre article sur le sujet).

Ibn Taymiyya semble donc vouloir parler d'une obligation incombant selon lui au Sultanat Mamelouk, wallâhu a'lam.

Et qui donc pourrait être visé par cette règle à Mardin ?
Les Mongols, dans la mesure où, occupant la terre de Mardin (entre autres), ils y empêchent l'application des règles de l'islam ? Je serais enclin à le penser, mais ne suis certain de rien.

Toujours est-il que quand il dit à propos des gens de Mardin : "Et le fait qu'ils aident l'ennemi des musulmans par les personnes et les biens est interdit sur eux. Ils ont l'obligation de se préserver de cela par tout moyen qui leur est possible : le fait de se dissimuler, le fait de dire une parole ambiguë, le fait de faire semblant ; si cela ne leur est possible que par l'émigration, alors celle-ci devient déterminée", Ibn Taymiyya semble bien désigner, par la périphrase "l'ennemi des musulmans" : les Mongols, voulant dire que les habitants de Mardin ne doivent pas les aider.

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Conclusion :

Dans la Fatwa de Mardin, l'expression "sur laquelle les ahkâm ul-islâm ont cours" signifie : "où la Loi islamique est en vigueur".
Dans cette fatwa, l'attribution des dénominations "Dâr ul-islâm" ou "Dâr ul-kufr" à une cité dépend bien de la nature des lois qui y sont en vigueur.
Et c'est la non-application des lois de l'islam à Mardin qui a fait que Ibn Taymiyya en a dit qu'elle n'est pas "Dâru silm", c'est-à-dire "Dâru islâm".

Comment, alors, articuler ceci avec la définition donnée par Ibn Taymiyya en MF 27/143, où il dit que la Dâr ul-islâm est la cité dont les habitants sont musulmans ?

Il y a à cela 2 réponses possibles...

A) Soit l'appellation "Dâr ul-islâm" a, sous la plume de Ibn Taymiyya, un sens unique ou au moins premier : il s'agit de celui évoqué dans la Fatwa de Mardin, selon lequel la Dâr ul-islâm est la cité "sur laquelle les règles de l'islam ont cours".
Quant à l'autre définition, celle donnée en MF 27/143, elle vise à faire comprendre que si les habitants de la cité sont musulmans, ils mettront tout en place pour que les règles de l'islam aient cours sur leur cité ; c'est ainsi que celle-ci méritera le nom de Dâr ul-islâm.
Par contre, dans le cas où ils ne peuvent pas faire en sorte que ce soient les règles de l'islam qui ont cours sur leur cité, alors celle-ci n'est pas une Dâr ul-islâm ; mais elle n'est cependant pas non plus une Dâr ul-kufr (puisque celle-ci est la cité dont les habitants sont (majoritairement) kâfir) ; elle est une "Dâr murakkaba".

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B) Soit l'appellation "Dâr ul-islâm" a, sous la plume de Ibn Taymiyya, deux sens différents : celui visé dans la Fatwa de Mardin est différent de celui évoqué en MF 27/143. Il y a alors deux solutions :

–--- B.a) soit il y a, entre ces deux concepts de "Dâr ul-islâm", une double relation de général à particulier ('umûm wa khussûs waj'hiyyân) :
selon un premier sens, la Dâr ul-islâm est la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours. C'est ce sens auquel la Fatwa de Mardin renvoie ;
selon un second sens, la Dâr ul-islâm est la cité dont les habitants sont musulmans. C'est à ce sens que MF 27/143 fait allusion.

Dès lors, il existe :
– la cité qui est "Dâr ul-islâm" selon ces deux sens à la fois, comme l'était Médine à l'époque du Prophète : ses habitants étaient majoritairement musulmans, et c'étaient les règles de l'islam qui avaient cours sur elle ;
– la cité qui est "Dâr ul-islâm" selon le premier mais non pas le second de ces sens : ainsi fut Khaybar lorsque le Prophète la conquit : les règles de l'islam avaient cours sur elle, mais ses habitants n'étaient pas musulmans ;
– la cité qui est "Dâr ul-islâm" selon le second mais non pas le premier de ces sens : ainsi fut Mardin à l'époque de Ibn Taymiyya : ses habitants étaient majoritairement musulmans, mais ce n'étaient pas les règles de l'islam qui avaient cours sur elle (par contre, selon le premier sens du terme, Mardin n'était pas "Dâr ul-islâm" mais était : "Dâr murakkaba") ;

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–--- B.b) soit il y a, entre ces deux concepts de "Dâr ul-islâm", une simple relation de général à particulier ('umûm wa khussûs mutlaqan) :
il y a la "Dâr ul-islâm" au sens général de "cité qui a une relation particulière avec l'islam" :
--- que ce soit parce que ses habitants sont musulmans et que les règles de l'islam ont cours sur elle (comme l'était Médine à l'époque du Prophète) ;
--- ou que ce soit parce que les règles de l'islam ont cours sur elle bien, même si ses habitants sont majoritairement non-musulmans (Khaybar était ainsi après sa conquête par le Prophète) ;
--- ou que ce soit parce que ses habitants sont musulmans, même si les règles de l'islam n'ont pas cours sur elle (ainsi fut Mardin à l'époque de Ibn Taymiyya).
C'est cette Dâr ul-islâm au sens général dont Ibn Taymiyya parle en MF 27/143 ;
et puis il y a la "Dâr ul-islâm" au sens particulier du terme : il s'agit de "la cité sur laquelle les règles de l'islam ont cours", que ses habitants soient majoritairement musulmans (c'était le cas de Médine) ou pas (c'était le cas de Khaybar après sa conquête par le Prophète). C'est de cette Dâr ul-islâm au sens particulier que Ibn Taymiyya parle dans la Fatwa de Mardin.

Si on retient cette possibilité B.b, alors, Mardin :
– est bien, au sens général de l'appellation, une Dâr ul-islâm (vu que ses habitants sont majoritairement musulmans) ;
– mais n'est pas, au sens particulier que revêt cette appellation, une Dâr ul-islâm (puisque son émir ne peut y faire appliquer les lois islamique relatives à la cité) ; elle n'est cependant pas non plus une Dâr ul-kufr (vu que ses habitants sont majoritairement musulmans) ; elle est une Dâr murakkaba, pour la raison que s'y retrouvent quelque chose de la Dâr ul-kufr et quelque chose de la Dâr ul-islâm (au sens particulier du terme).

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Par ailleurs :

Au cours du développement de mon commentaire, nous avons vu que quand Ibn Taymiyya dit que la cité de Mardin n'est pas une Dâru harb, il veut dire que le sultanat mamelouk ne doit pas l'attaquer, même si son émir n'y applique pas les règles de l'islam. Comment articuler ceci avec le fait que Ibn Taymiyya ait écrit par ailleurs que le sultanat mamelouk a le devoir d'attaquer – sous réserve de capacité, qud'ra – les Mongols convertis à l'islam, au motif entre autres qu'ils constituent un groupe disposant d'une force ("tâïfa mumtani'a") et n'appliquant pas les règles de l'islam sur les terres où ils règnent (cliquez ici) ? Quelle différence y a-t-il entre ces Mongols et les gens de Mardin ?

La réponse est que :
– certes, les Mongols sont de la sorte une "tâ'ïfa mumtani'a" (طائفة ممتنعة),
– cependant, les gens de Mardin ne constituent, eux, qu'une "tâ'ïfa 'âjiza" (طائفة عاجزة), un "groupe impuissant" à appliquer ces lois à leur cité, combien même le voudraient-ils.

Et nous parlons là des dirigeants, pas du public.

Car le public, lui, dans les deux cas (le public habitant les terres administrées directement par les Mongols, comme le public habitant la cité de Mardin) n'a pas à combattre la "tâ'ïfa mumtani'a" ayant autorité politique sur lui (cliquez ici pour en savoir plus). A

u niveau du dirigeant, par contre, les choses sont différentes entre l'émir de Mardin et l'Il-khan Ghazân Mahmûd.
– En effet, l'émir de Mardin est incapable d'appliquer les règles de l'islam à Mardin, celle-ci étant sous suzeraineté des Mongols, qui accordent la liberté de la pratique religieuse mais non pas l'application de lois qui contredisent le contenu du Yassâ ; d'une part sa cité n'est pas "Dâru kufr wa harb", d'autre part lui-même et ses conseillers ne sont pas "tâ'ïfa mumtani'a", et le sultanat mamelouk n'a donc pas le droit de les attaquer.
– Par contre, l'Il-khan Ghazân, lui, refuse d'appliquer les règles de l'islam sur les terres qu'il gère. Dès lors, si le public que Ghazân administre ne peut et ne doit rien entreprendre, Ibn Taymiyya dit que le sultanat mamelouk, lui, peut et doit entreprendre des choses. Si les terres sur lesquelles les Mongols règnent ne sont pas non plus "Dâru kufr wa harb" – vu que leurs habitants sont eux aussi majoritairement musulmans –, les dirigeants mongols sont pour leur part "tâ'ïfa mumtani'a" : le sultanat mamelouk a donc, d'après Ibn Taymiyya, le devoir de les attaquer eux (lire l'article vers lequel nous venons de mettre un lien).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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Trois autres articles à lire, qui sont en relation avec le même thème :

– Les pays majoritairement musulmans d'aujourd'hui sont-ils toujours des Dâr ul-islâm ?
– Ne pas faire de l'islam une lecture politisante
Est-il permis de s'engager dans la société/ en politique, en pays non-musulman ?

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