Il n'est pas rare, dans certaines communautés musulmanes de la planète, de voir que des musulmans, à cause de leur savoir en sciences islamiques ou de leur responsabilités au sein de la communauté musulmane, sont considérés un peu comme des prêtres, des brahmanes, voire des sadhous :
- "Ils doivent délaisser le matériel et se préoccuper uniquement du spirituel" dit-on...
- On leur reproche violemment des actes qui, pourtant, faits par d'autres musulmans, n'entraînent pas de réaction notable ;
- Ont-ils une divergence d'opinions ? "Ils ne s'entendent pas !" ;
- Et malheur à eux si deux d'entre eux ont connu une petite querelle où ils ont haussé un peu le ton : "Quelle époque !" entend-on partout.
C'est à ce sujet que nous écrivons ces lignes, dans le but d'affirmer qu'il n'y a pas de clergé en islam, et d'établir quelques-unes des conséquences découlant de cette affirmation.
1. Pas d'intermédiaire entre les hommes et Dieu :
Tout d'abord, l'islam enseigne qu'il n'y a besoin d'aucun intermédiaire entre le croyant ou la croyante et Dieu. Le culte se fait directement. Certaines prières se font en groupe (jamâ'ah), et s'il est vrai que l'un des musulmans présents est alors nommé "imâm" ("qui est devant"), il ne sert en aucun cas d'intermédiaire entre Dieu et les autres fidèles. De même, en cas de péché par manquement aux droits de Dieu, le croyant et la croyante se repentent (tawba, istighfâr) en s'adressant directement à leur Créateur, et non en passant par l'intermédiaire d'un homme.
2. Sur le plan des devoirs et des interdits de l'islam, ulémas et non-ulémas sont logés à la même enseigne :
Sur ce plan, il n'y a aucune différence entre un "'âlim" (pl. ulémas, savant en sciences islamiques) et un musulman qui n'est pas "'âlim". En effet, toute musulmane et tout musulman doivent faire des efforts sur eux-mêmes pour :
- avoir des croyances correctes ;
- avoir la spiritualité (droiture et purification du cœur) voulue ;
- pratiquer les actions pieuses (relatives au culte de Dieu comme aux relations avec les hommes) ;
- inviter les hommes vers le bien.
L'islam est différent du catholicisme, où il y a partage de la Communauté religieuse entre laïcs et clercs, certaines choses (comme le mariage) étant permises pour les laïcs mais interdites aux clercs. En islam, il n'existe pas de partage de la Communauté : Abû Hanîfa, fondateur de l'école juridique bien connue, était un commerçant ! De même, devenir savant en sciences islamiques est ouvert à tout musulman, et ne relève pas de l'appartenance à une classe sociale particulière.
Et si chaque musulman n'a pas, forcément, pu consacrer une période conséquente de sa vie à devenir savant en sciences islamiques, il a le devoir d'acquérir - aussi bien dans le domaine des règles juridiques (pour le culte comme pour les affaires sociales), que dans ceux des croyances et de la spiritualité - le savoir religieux qui lui permettra de pratiquer ce qui est obligatoire, d'éviter ce qui est interdit et de rester dans ce qui est permis. Négliger cette connaissance minimale est aussi un péché, car le Prophète a dit : "La recherche du savoir est un devoir sur tout musulman" (al-Bayhaqî).
3. Sur le plan de l'interprétation des sources de l'islam (Coran et hadîths) et donc de l'élaboration d'avis juridiques, il y a besoin de savants, mais ceux-ci ne forment pas un clergé :
Interpréter le Coran et les Hadîths, en extraire des règles juridiques (ahkâm) et donner des avis juridiques (fatwas), cela demande des compétences (connaissances très approfondies) en sciences islamiques. Cela, c'est vrai, relève des ulémas. Mais quoi de plus normal ? Ne faut-il pas des compétences en médecine pour délivrer des ordonnances médicales ? Si, il en va d'un minimum d'assurance, afin d'éviter des dérapages en matière de santé publique. Pour interpréter le Coran et les Hadîths et donner des avis juridiques, il faut pareillement des compétences morales (piété/ taqwâ) et intellectuelles (connaissance des sources et du contexte/ tafaqquh). Il s'agit là d'un minimum d'assurance, afin d'éviter des dérapages en matière d'interprétation des sources musulmanes et que "n'importe qui dise ce qu'il veut bien". Un hadîth du Prophète (sur lui la paix) ne dit-il pas : "… Et celui a qui on a donné une fatwa sans connaissance, le péché de cette fatwa sera sur celui qui l'a donnée" (Abû Dâoûd). Mufti Taqî Uthmânî écrit en substance : "Cela est tout à fait comparable au fait qu'il faille avoir des compétences en sciences médicales pour pouvoir délivrer des ordonnances médicales" (Islam aur jiddat passandî, p. 63).
Cependant, les ulémas ne sont pas organisés en clergé ; il y a des différences entre les types d'organisations des "hommes de référence" chez certaines autres religions, et la présence des ulémas chez les musulmans. Voici trois de ces différences :
1) Etre "savant en sciences de l'islam" et élaborer des fatwas relèvent de compétences intellectuelles et morales, et non de l'appartenance à une caste, à une famille ou à une structure particulières. Mufti Taqî Uthmânî écrit en substance : "Dans l'Hindouisme, interpréter les sources de la religion et servir la religion reviennent à une seule caste (= grande famille), celle des Brahmanes. Malgré toutes les compétences voulues, un homme n'appartenant pas à cette caste n'a pas le droit d'interpréter les sources religieuses.
Dans le Catholicisme, élaborer les règlements et interpréter les sources de la religion reviennent à une seule structure : le Clergé, et surtout à un seul homme : le Pape. Des hommes compétents mais ne faisant pas partie de cette structure ne peuvent élaborer les règlements. En islam, être "'âlim" relève de compétences, et est accessible à tous sans regard pour son appartenance à une race, à une classe sociale ou à une famille particulières. Durant ces 14 siècles, il y a eu des Ulémas dans tous les pays, de toutes les couleurs de peau et de toutes les familles" (Islam aur jiddat passandî, p. 62).
2) En ce qui concerne les règlements juridiques (ahkâm) basés sur un texte authentique et clair du Coran ou des hadîths : une seule opinion est correcte, et évidente ; toute autre opinion contredisant ce texte doit donc être abandonnée. Et pourtant, il arrive à chaque "'âlim" (qu'il habite l'Inde, le Pakistan, l'Arabie Saoudite, l'Europe ou autre) d'émettre parfois une opinion contredisant ce genre de texte "qat'iy", par oubli ou par ignorance de celui-ci. Aucun "'âlim" ne peut donc faire office de Pape, puisque aucun n'est infaillible dans ses interprétations et que seul le Prophète l'était. Au contraire, chaque "'âlim" a le droit d'expliquer à n'importe quel autre 'âlim, poliment et sur un pied d'égalité, sans dénigrement, qu'il a fait une erreur d'interprétation (ce genre d'erreur d'interprétation rapportant de toute façon une récompense, contre deux au cas où l'interprétation est juste). Mufti Taqî Uthmânî écrit en substance : "En islam, les références suprêmes sont le Coran et les Hadîths ; aussi, si un "'âlim" fait une erreur d'interprétation en donnant une fatwa erronée [= qui contredit un texte clair du Coran ou un texte authentique et clair des Hadîths], les autres ulémas sont là, et lui font remarquer son erreur. C'est dans le Catholicisme qu'il y a un pape, auquel nul ne peut dire qu'il se trompe parce que, assisté par l'Esprit Saint, il est considéré infaillible" (Islam aur jiddat passandî, pp. 94-95).
3) Par contre, en ce qui concerne les règles (ahkâm) à propos desquels il n'y a pas un texte authentique et clair du Coran ou des Hadîths, souvent, plusieurs opinions ont vu le jour de par le passé, et voient le jour encore aujourd'hui chez les Ulémas. Il est ici assez difficile de trancher. Certains Ulémas ont donc, à propos de ce genre de texte "zannî", des opinions différentes, et aucun "'âlim" ne peut alors faire office de Pape et imposer aux autres Ulémas l'interprétation qu'il considère juste. Au contraire, les Ulémas doivent, sur un pied d'égalité, débattre de ce genre d'opinions et de leurs preuves.
Voilà les caractéristiques des ulémas, qui font qu'ils ne constituent pas un clergé.
4. Malheureusement, dans les faits parfois, les sociétés et les communautés musulmanes ont été amenées à créer deux catégories : "hommes de religion" et "hommes du monde" :
En effet, au cours des siècles, en pays musulmans même, les Ulémas ont parfois été amenés à être cantonnés dans ce qui est strictement "religieux", les dirigeants appliquant sur la société des règles n'ayant rien à voir avec l'islam. Nous citerons à ce sujet Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî, qui a écrit en substance : "A un certain moment dans l'histoire de la Communauté musulmane (ummah), le leadership des musulmans fut confié à des hommes qui n'étaient pas complets à la fois en ce qui est religieux et mondain. Ainsi se produisit, à l'intérieur de la ummah, cette innovation (bid'a) qu'est, par rapport à l'islam, la coupure entre religieux et mondain : l'organisation des sociétés musulmanes se mit à ressembler à celle des catholiques ; c'était en quelque sorte comme si les sociétés musulmanes avaient elles aussi ces deux principes : "Le trône et l'autel, et à chacun ses hommes." "Rendez à Dieu ce qui lui appartient et à César ce qui lui revient". Certains ulémas (musulmans savants en sciences islamiques), étant restés ainsi en retrait par rapport au monde, devinrent bientôt quelque peu éloignés de la vie et de la gestion des affaires mondaines (...)" (Al-Qirâ'at ur-râshida, 3/166-168).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).