Question :
J'ai lu avec intérêt les articles, au demeurant intéressants, que vous avez rédigés à propos du qiyâs [cliquez ici, ici et ici]. Cependant il n'y est question que d'"exporter" la règle présente dans les textes. Et non de "relativiser" cette règle en la restreignant à un contexte particulier, celui dans lequel le texte a été communiqué. Or je m'intéresse à la question de savoir si on peut ne pas appliquer une règle donnée dans les textes telle quelle [mutlaq], sans mention de conditionnalité [ghayr mashrût], parce que le principe qui la motivait n'est plus présent aujourd'hui ?
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Réponse :
L'exercice que vous évoquez existe lui aussi, mais il est très délicat. Plusieurs cas de figure peuvent être distingués qui s'y rattachent.
Différent de ces cas de figure – dont certains seront exposés ci-après – est le cas – déjà évoqué dans d'autres articles du site – où la règle d'obligation ou de recommandation demeure applicable mais où une analogie a établi qu'un autre moyen que celui spécifié dans les textes est lui aussi capable de satisfaire l'objectif de la règle (ta'diyatu salâhiyyat il-adâ') : cliquez ici et ici pour découvrir cet autre cas de figure – : dans ce cas-là la règle (al-amr) demeure telle quelle, mais elle peut être pratiquée par un autre moyen que celui spécifié dans les textes.
Ci-après, nous parlerons, répondant à votre question, d'autre chose : de cas où la règle elle-même devient inapplicable par rapport à l'objet :
– soit pour cause d'absence de l'objet (cas 1) ;
– soit parce que la 'illa (c'est-à-dire le principe qui est à la base de la règle concernant l'action) demeure reliée à cette action dans l'absolu, mais l'absence concrète de cette 'illa dans l'action, suite à une situation précise, entraîne la non-applicabilité de cette règle à cette action (cela sera exposé dans les cas 2, 3 et 4) ;
– soit encore parce que la règle n'est liée qu'à une partie seulement des cas de figure existant, et si Dieu ou Son Messager a employé un terme inconditionnel (mutlaq / 'âmm), c'est eu égard à la situation précise qui existait alors (cela constitue le cas 5 : ce cas de figure relève de la compréhension des circonstances de révélation / prononciation, asbâb un-nuzûl) (le cas 6 est différent mais voisin).
Le fait est que les règles sont de plusieurs sortes :
Les règles classées "A.a.a" dans cet article-là sont telles que (même lorsque la sabab qui les commande et que les conditions (sharâ'ït) auxquelles elles sont reliées sont présentes), si le principe ('illa) qui les commande est absent, ces règles sont inapplicables (yadûr ul-hukmu ma'a dawrân il-illa wujûdan wa 'adaman).
C'est surtout ce type de règles A.a.a qui sera évoqué ci-après.
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Une objection, et sa réponse :
A tout ce qui précède et qui va suivre, certains frères objectent le précédent que certains Compagnons ont fait à Uhud.
Le Prophète (sur lui soit la paix) avait posté 50 archers sur une colline, avec pour chef Abdullâh ibn Jubayr. Mais, voyant que les musulmans avaient réussi à enfoncer les lignes adverses et que les Mecquois fuyaient, un certain nombre de ces archers dirent : "ظهر أصحابكم فما تنتظرون؟" : "Les vôtres ont eu la victoire ! Qu'attendez-vous ?" (al-Bukhârî, 2874). Ils voulaient dire que l'ordre du Prophète était motivé (ma'lûl) par la nécessité de parer au risque que des Mecquois attaquent l'armée musulmane en passant par cette colline. Or, maintenant que les Mecquois étaient en déroute, ce risque n'existait plus, et ils pouvaient donc quitter leur poste : la 'illa n'étant plus présente, le hukm ne s'appliquait plus. Leur chef ainsi qu'un petit nombre d'entre eux les supplièrent de ne rien faire de tel, mais, convaincus de la rectitude de leur raisonnement, 40 d'entre eux partirent.
On connaît la suite : Khâlid ibn ul-Walîd, alors encore polythéiste, remarqua que la colline était dégarnie, il se faufila avec un petit nombre d'ennemis jusqu'à elle, vint facilement à bout de la dizaine de musulmans restés postés sur elle, prit possession d'elle, puis, de là, tomba à revers sur les musulmans, et le début de victoire de ceux-ci se transforma en défaite.
Dieu a d'ailleurs fait adressé à ces Compagnons (que Dieu les agrée) des remontrances à ce sujet : "وَلَقَدْ صَدَقَكُمُ اللّهُ وَعْدَهُ إِذْ تَحُسُّونَهُم بِإِذْنِهِ حَتَّى إِذَا فَشِلْتُمْ وَتَنَازَعْتُمْ فِي الأَمْرِ وَعَصَيْتُم مِّن بَعْدِ مَا أَرَاكُم مَّا تُحِبُّونَ مِنكُم مَّن يُرِيدُ الدُّنْيَا وَمِنكُم مَّن يُرِيدُ الآخِرَةَ ثُمَّ صَرَفَكُمْ عَنْهُمْ لِيَبْتَلِيَكُمْ وَلَقَدْ عَفَا عَنكُمْ وَاللّهُ ذُو فَضْلٍ عَلَى الْمُؤْمِنِينَ" (Coran 3/152), leur reprochant d'"avoir divergé" et d'"avoir désobéi", ce qui fait qu'Il leur a retiré Son Aide.
Regardez, disent ces frères, où conduit le fait de faire ce genre de relativisation des impératifs de Dieu ou de Son Messager.
Mais la réponse à cette objection est que, justement, ici ces 40 Compagnons ont procédé à une relativisation (ta'lîl) erronée (khata').
Car le Prophète (sur lui soit la paix) leur avait, justement, dit clairement et explicitement qu'ils ne devaient, même s'ils voyaient les musulmans l'emporter sur l'ennemi, pas quitter leur poste ; et que, plus encore, même s'ils voyaient les musulmans être défaits, ils ne devaient pas venir leur prêter main-forte : "وأجلس النبي صلى الله عليه وسلم جيشا من الرماة، وأمر عليهم عبد الله، وقال: "لا تبرحوا! إن رأيتمونا ظهرنا عليهم فلا تبرحوا؛ وإن رأيتموهم ظهروا علينا فلا تعينونا" : "Ne quittez pas (ce lieu) ! Si vous nous voyez avoir le dessus sur eux, ne partez pas (de là). Et si vous les voyez avoir le dessus sur nous, ne venez pas nous apporter de l'aide" (al-Bukhârî, 3817). "عن البراء بن عازب رضي الله عنهما قال: جعل النبي صلى الله عليه وسلم على الرجالة يوم أحد، وكانوا خمسين رجلا عبد الله بن جبير، فقال: "إن رأيتمونا تخطفنا الطير، فلا تبرحوا مكانكم هذا، حتى أرسل إليكم، وإن رأيتمونا هزمنا القوم وأوطأناهم، فلا تبرحوا حتى أرسل إليكم." فهزموهم، قال: فأنا والله رأيت النساء يشتددن، قد بدت خلاخلهن وأسوقهن، رافعات ثيابهن. فقال أصحاب عبد الله بن جبير: "الغنيمة أي قوم الغنيمة، ظهر أصحابكم فما تنتظرون؟" فقال عبد الله بن جبير: "أنسيتم ما قال لكم رسول الله صلى الله عليه وسلم؟" قالوا: "والله لنأتين الناس، فلنصيبن من الغنيمة." فلما أتوهم صرفت وجوههم، فأقبلوا منهزمين" (al-Bukhârî, 2874).
Le principe motivant ('illa) cette règle (hukm) (l'obligation de demeurer sur la colline) était donc toujours présent pour eux (mahkûm 'alayh), malgré la fuite des ennemis :
- la 'illa était réellement le risque que des ennemis prennent possession de cette colline et tombent à revers sur les musulmans ;
- cependant, ce que ces 40 Compagnons négligèrent (que Dieu les agrée) c'est que ce risque perdurait jusqu'à l'annonce de la fin totale de cette bataille et de la défaite totale de l'ennemi. Or le Prophète le leur avait explicitement dit : "إن رأيتمونا تخطفنا الطير، فلا تبرحوا مكانكم هذا، حتى أرسل إليكم، وإن رأيتمونا هزمنا القوم وأوطأناهم، فلا تبرحوا حتى أرسل إليكم" : "Si vous nous voyez (perdre au point que) les oiseaux (de proie) emportent nos (corps), ne quittez pas ce lieu, jusqu'à ce que je vous envoie appeler. Et si vous nous voyez avoir eu la victoire sur ces gens et les avoir vaincus, ne bougez pas jusqu'à ce que je vous envoie appeler" (al-Bukhârî, 2874). Mais ils oublièrent.
C'est pourquoi Dieu fit les reproches suscités.
Mais les cas qui vont suivre ne sont absolument pas comparables à celui-ci.
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1) Le texte mentionne explicitement l'objet concerné par la règle ; et il arrive que dans la réalité cet objet soit absent (mahall ul-hukm mansûs, wa huwa mun'adim fî shakhs) :
Le Coran dit à propos des petites ablutions devant précéder l'accomplissement de la prière rituelle : "Lavez votre visage, vos bras jusqu'aux coudes (…)" (Coran 5/6). Le texte communique donc la règle de l'obligation du lavage du visage, des avant-bras, des pieds, et du passage de la main humidifiée sur la tête. Le texte est inconditionnel et général.
Mais imaginez un musulman qui a été amputé d'un bras : il est évident que la règle de l'obligation du lavage du bras ne se pose, le concernant, qu'à propos d'un des deux bras. Il y a là un cas de non applicabilité de la règle pour cause d'absence de l'objet (fawât ul-mahall), ce dernier étant explicitement mentionné dans le texte. La non applicabilité ici est bien sûr évidente.
Mais d'autres cas existent où elle est moins évidente.
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2) Le texte mentionne, à propos d'une action donnée, une règle donnée. Le texte fournit aussi, de façon explicite, le principe qui motive cette règle ('illat ul-hukm). Or il arrive que dans la réalité ce principe ne soit pas présent dans l'action (yadûr ul-hukmu ma'a dawrân il-'illati wajûdan wa 'adaman ; wa-l-'illatu mansûssa) :
Il s'agit du cas B.b plus haut évoqué.
Un exemple : Le Prophète a enseigné de faire la prière en sandales, le principe étant de se différencier de la façon de faire de certains non-musulmans (Abû Dâoûd, 652). La règle juridique / la norme juridique / le caractère juridique (hukm) que communique ce hadîth à propos du fait de garder ses sandales pour prier est : soit le caractère entièrement permis (légal) [mashrû'iyya], ce qui concerne la croyance ; soit la recommandation (istihbâb), ce qui concerne l'action (cf. Mirqât ul-mafâtîh). Ce qui suit concerne uniquement le cas où l'on adopte l'avis selon lequel il s'agit de la recommandation de garder ses sandales pour accomplr la prière...
Le Prophète a explicitement communiqué le principe qui a motivé cette règle de recommandation ou d'autorisation ('illat ul-hukm) : il s'agit de se différencier de la façon de faire ou de la façon de considérer les choses qu'avaient certains non-musulmans (mukhâlafa). Or on se trouve maintenant dans une situation où ce principe n'est plus présent dans cette action : en effet, les non-musulmans dont le Prophète parlait prient maintenant avec des chaussures, et disent même qu'il est préférable de prier avec des chaussures ; l'action d'enlever ses sandales pour prier (sans adopter la croyance que prier avec ses sandales serait en soi déconseillé, ghayr-mashrû') ne constitue donc plus une action d'imitation de ces non-musulmans (puisque eux n'enlèvent plus leurs chaussures pour prier). La règle de recommandation de garder ses chaussures pour prier n'est donc plus applicable : on priera donc désormais librement, soit avec des chaussures (si celles-ci ne sont ni impures ni sales et si on se trouve dans un lieu où cela se fait, comme par exemple une pelouse ou du gravier), soit sans elles (lorsque l'on se trouve dans une salle où l'usage est de se déchausser avant d'y entrer).
Accomplir la prière des tarâwîh en groupe à la mosquée est-il contraire aux dires du Prophète ? Des Compagnons étant venus accomplir cette prière sous la direction du Prophète, au bout de quelques nuits, ce dernier leur dit : "Ne m'a empêché de sortir (et de me rendre) auprès de vous [et de diriger cette prière] que la crainte que cela ne soit décrété obligatoire sur vous" (al-Bukhârî 1077, Muslim 761) ; "Faites donc (cette) prière dans vos maisons ; la meilleure prière que l'homme fait est celle (qu'il fait) dans sa maison, exception faite de la prière obligatoire" (al-Bukhârî 698, Muslim 781). Récemment, un frère a fait allusion à ce hadîth pour marteler que le Prophète ayant dit de ne pas se joindre à jamâ'ah des tarâwîh faite à la mosquée et d'accomplir celles-ci chez soi, individuellement, c'est désobéir à son ordre que d'accomplir la prière des tarâwîh en groupe à la mosquée (fin de citation). Le frère n'a cependant cité que la seconde phrase et a "oublié" (volontairement ?) la première : or c'est dans celle-ci que le Prophète a explicitement mentionné le motif ('illa) de ce qu'il a dit de faire : c'est parce qu'il craignait que cela devienne obligatoire. Ce motif étant désormais absent, la règle (l'impératif du Prophète disant de cesser d'accomplir cette prière en groupe) ne s'applique plus. Ibn Taymiyya le souligne ainsi : "(Le Prophète) a mentionné le motif ('illa) qui fait qu'il ne soit pas sorti [pour accomplir les tarâwîh en groupe] : il craignait que cela soit décrété obligatoire. On comprend donc par là que le facteur poussant à sortir était présent, et que s'il n'y avait la crainte que cela soit décrété obligatoire, il serait sorti. Lorsque vint l'époque de Omar, celui-ci rassembla (les musulmans) sous la direction d'un seul récitant (qâri'), et la mosquée fut [pour cela] éclairée. (…) La sunna implique qu'il s'agit là d'une action pieuse s'il n'y avait eu la crainte que cela soit décrété obligatoire. Or cette crainte que cela soit décrété obligatoire a disparu avec la mort du Prophète (sur lui la paix). Ce qui empêchait a donc disparu" (Al-Iqtidhâ', p. 256). Omar ibn ul-Khattâb avait dit : "Si je rassemblais ces gens sous la direction d'un seul récitant, ce serait mieux" (al-Bukhârî). Ibn Hajar relate le commentaire de ce propos ainsi : "Omar a compris cela du fait que le Prophète a approuvé que des gens avaient accompli la prière avec lui pendant ces nuits, et que s'il n'avait pas aimé cela pour eux, c'était seulement par crainte que cela soit décrété obligatoire sur eux (…). Puis, lorsque le Prophète mourut, on fut à l'abri de cela. La majorité des ulémas ont incliné vers le propos de Omar (…). Ibn Battâl dit : "Accomplir le qiyâm du ramadan [en groupe] est sunna, car Omar ne l'a pris que de la façon de faire du Prophète, et le Prophète ne l'a délaissé [à un moment] que par crainte que cela soit décrété obligatoire"" (Fat'h ul-bârî 4/320). Certes, il y a divergence quant au fait de savoir si, même maintenant, il est préférable d'accomplir cette prière en groupe dans la mosquée, ou bien chez soi ; cependant, cette divergence porte seulement sur ce qui est mieux (cliquez ici) ; mais nul ne peut dire qu'il est contraire à l'enseignement du Prophète que de l'accomplir en groupe à la mosquée.
Un autre exemple : Anas ibn Mâlik relate que le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "إذا سلم عليكم أهل الكتاب فقولوا: وعليكم" : "Lorsque les Gens du Livre vous adressent le salâm, dites-leur : "Wa 'alaykum"" (al-Bukhârî, 5903, Muslim, 2163). Ce hukm a été motivé par le fait que, à Médine, certaines personnes parmi les Gens du Livre, feignant d'employer la formule "As-salâmu 'alaykum" ("Que la paix soit sur vous"), disaient en fait : "As-sâmu 'alaykum" (ce qui signifie : "Que la mort soit sur vous") (عن عائشة رضي الله عنها زوج النبي صلى الله عليه وسلم قالت: دخل رهط من اليهود على رسول الله صلى الله عليه وسلم، فقالوا: السام عليكم، قالت عائشة: ففهمتها فقلت: وعليكم السام واللعنة، قالت: فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: مهلا يا عائشة، إن الله يحب الرفق في الأمر كله. فقلت: يا رسول الله، أولم تسمع ما قالوا؟ قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: قد قلت: وعليكم) (rapporté par al-Bukhârî, 5678, Muslim, etc.). C'est ce qui explique que le Prophète a enseigné de leur dire simplement "Wa 'alaykum", ce qui signifie : "Et sur vous !". Par contre, si on est certain que la personne a bien dit "As-salâmu 'alaykum", il n'y a aucun empêchement à lui répondre par la formule complète : "Wa 'alaykum us-salâm". Ibn ul-Qayyim a écrit cela, avant d'ajouter : "و الاعتبار وإن كان لعموم اللفظ، فإنما يعتبر عمومه في نظير المذكور، لا في ما يخالفه" (Ahkâm ahl idh-dhimma, p. 200).
Un autre exemple : Le Prophète a interdit de pratiquer le khadhf : il s'agit d'un jeu qui consistait à lancer un caillou après l'avoir posé sur le doigt. Il a mentionné le principe qui sous-tend cette interdiction en soulignant que cela ne servait pas à s'entraîner contre un ennemi ni à capturer un animal de chasse, et pouvait (au contraire) briser une dent ou crever un œil (le hadîth est bien connu). La mention de ce motif a permis d'une part l'exportation, par des mujtahids, de la règle d'interdiction à tout jeu en qui on retrouve ce principe ('illa) (cliquez ici pour en savoir plus) (ta'diya). Mais elle a également, d'autre part, permis à certains autres mujtahids de restreindre l'applicabilité (dawrân) de cette règle d'interdiction aux cas de figure où ce principe ('illa) est présent, c'est-à-dire aux zones d'habitations ou de passage de gens, et de dire que cette règle d'interdiction est inapplicable si on se trouve dans un lieu désert (cf. Fat'h ul-bârî 9/753). Cet avis se fonde apparemment lui aussi sur le principe ('illa) explicité par le Prophète : le motif de l'interdiction est le risque de blesser quelqu'un. Plus encore, cet avis a établi que tel lieu constitue présomption de l'absence de ce motif (mazinnatu 'adami wujûd il-'illa), et le fait de se trouver dans ce lieu devient lui-même la cause entraînant la non-applicabilité de l'interdiction.
Dans ces exemples, des règles ont été citées dont l'applicabilité est liée à une 'illa, principe, ou motif, explicitement mentionné dans les textes. Par ailleurs, dans le dernier de ces exemples, il y a eu même établissement d'une mazinnatu 'adami wujûd il-'illa.
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3) Un texte mentionne de façon inconditionnelle (mutlaq), à propos d'une action donnée, une règle donnée. Cependant, un autre texte existe qui présente, à propos de la même action, une autre règle (hukm mukhtalif). Or certains mujtahids concilient ces deux textes en déterminant, comme principe motivant ('illa), une propriété (wasf) qui est parfois présente dans l'action, et parfois pas ; c'est ainsi que les deux règles différentes, présentes dans les deux textes à propos de la même action, sont conciliées. Et il arrive que dans la réalité ce principe motivant ne soit pas présent dans l'action :
De nombreux hadîths du Prophète ont dit que la musulmane ne doit pas voyager sans être accompagnée de son mari ou d'un proche parent (mahram) : "Il n'est pas permis à une femme qui croit en Dieu et au jour dernier de voyager la distance d'un jour et d'une nuit sans qu'elle soit accompagnée d'un mahram" ; d'autres versions disent : "la distance de deux jours", ou encore : "la distance de trois nuits" (rapporté par Muslim). Un autre hadîth dit : "Une femme ne doit accomplir le pèlerinage qu'accompagnée d'un mahram" (Fath ul-bârî 4/98).
– De nombreux ulémas – dont ceux de l'école hanafite – ont émis cette règle de façon inconditionnelle (mutlaq) : la musulmane ne doit en aucun cas effectuer seule un parcours reconnu comme "voyage".
– Cependant, d'autres ulémas ont émis un avis nuancé. Ils disent que s'il y a ces hadîths inconditionnels, il y a aussi, d'autre part, le hadîth où le Prophète (sur lui la paix), répondant un jour à quelqu'un qui se plaignait de l'insécurité des chemins en Arabie, a parlé d'une époque qui viendrait où la musulmane voyagerait sans la protection de quelqu'un de al-Hîra [alors dans l'empire perse, actuellement en Iraq] jusqu'à la Mecque [en Arabie] (rapporté par al-Bukhârî 3400, mais sans les termes "sans la protection de quelqu'un", qui figurent dans la version rapportée par Ahmad, 17796 ; cf. Fath ul-bârî 6/749). Ces ulémas pensent que, à la lumière de ce hadîth-ci, c'est l'insécurité qui est la propriété ayant motivé ('allala) la règle présente dans les hadîths suscités ; ces derniers, bien qu'inconditionnels, sont donc à comprendre comme se rapportant à (mahmûl 'alâ) la situation prévalant alors en Arabie : l'insécurité. Ces ulémas ont alors émis comme avis que si le pays connaît une sécurité parfaite, semblable à celle que ce second hadîth mentionne, la musulmane peut voyager seule ; et que c'est lorsque le pays n'est pas dans ce cas qu'elle doit impérativement être accompagnée de son mari ou d'un proche parent (mahram) pour voyager.
Selon ces ulémas, l'insécurité est donc le motif ('illa) de l'interdiction, pour la musulmane, de voyager seule. Si ce motif est absent, cette interdiction ne s'applique plus, comme le montre le second hadîth.
Ibn Muf'lih relate cet avis de Ibn Taymiyya à propos du voyage de la femme pour le pèlerinage, ainsi que pour tout autre acte cultuel. Ibn Muf'lih cite aussi l'avis de certains ulémas shafi'ites, selon qui le voyage commercial est aussi concerné par cette règle (cf. Fatâwâ mu'âssira, al-Qaradhâwî, 1/350-353). (Voir également, pour l'argumentation, ce qu'a écrit Ibn ul-'Arabî et qui est cité dans Nazaryyat ul-maqâssid, pp. 292-293.)
Certains hadîths du Prophète se lisent ainsi : "Dieu n'acceptera aucune action de la part de quelqu'un qui s'est converti du polythéisme à l'islam tant qu'il ne quitte pas les Polythéistes" (an-Nassâ'ï, 2528). "Je désavoue tout musulman qui réside parmi les Polythéistes" (at-Tirmidhî, 1604, Abû Dâoûd, 2645) ; etc.
– Certains ulémas ont appréhendés ces propos dans leur littéralité, et ont émis comme avis que le musulman ne doit vivre qu'en pays musulman ; ce n'est qu'en cas d'empêchement qu'il peut continuer à vivre en pays non-musulman (il ne s'agit pas seulement des pays polythéistes, mais des pays non-musulmans tout court, par analogie).
– D'autres ulémas, cependant, ont émis un avis nuancé. Ils font valoir que si ces hadîths existent, un autre existe aussi : Abû Mûssâ al-Ach'arî raconte : "Nous avions appris la nouvelle de la sortie du Prophète quand nous habitions le Yémen. Nous émigrâmes et partîmes alors, deux de mes frères et moi, dans un groupe de cinquante-deux personnes des miens. Nous partîmes sur un bateau. Notre bateau nous déposa auprès du Négus en Abyssinie. Nous rencontrâmes là-bas Ja'far ibn Abî Talib et ses compagnons. Ja'far nous dit : "Le Prophète nous a envoyés ici et nous a dit d'y demeurer. Restez-donc avec nous." Nous restâmes donc avec lui jusqu'au moment où nous partîmes tous ensemble. Nous rencontrâmes le Prophète quand il vainquit Khaybar..." (al-Bukhârî, 2967). Le départ de Ja'far pour Médine survint quand le Prophète envoya 'Amr ibn Umayya auprès du Négus pour lui demander de lui renvoyer ses Compagnons (Fat'h ul-bârî 7/607). A la lumière de ce hadîth-ci, c'est la persécution du musulman ou l'interdiction qui lui est faite de pratiquer les actions obligatoires ou de s'abstenir des actions interdites qui est la propriété ayant motivé ('allala) la règle présente dans les hadîths suscités ; ces derniers, bien qu'inconditionnels, sont donc à comprendre comme concernant (mahmûl 'alâ) les terres non-musulmanes où le musulman est persécuté ou bien où il ne peut pas pratiquer les actions que l'islam a rendues sur lui obligatoire (cf. Fat'h ul-bârî 6/48 ; 7/285). Lire notre article sur le sujet.
Un hadîth existe où le Prophète a dit : "Alî, ne fais pas suivre le regard d'un autre regard ; car le premier regard est (excusé) pour toi, et le dernier n'est pas (excusé) pour toi" (Abû Dâoûd 2149, at-Tirmidhî 2777).
– Certains ulémas ont appréhendé ce hadîth (et d'autres du même genre) dans leur littéralité, et ont émis comme avis que le musulman doit systématiquement détourner le regard du visage d'une femme, même s'il n'y a alors pas convoitise (shahwat ul-wat') ni délectation (taladhdhudh) ; seul un cas de nécessité fait exception.
– D'autres ulémas, cependant, ont émis un avis nuancé. Ils font valoir que si ces hadîths existent, d'autres existent aussi, et notamment celui-ci : le Prophète a dit aux femmes, le jour de Eid ul-fitr : "Donnez l'aumône (…)." Suite à ce que le Messager de Dieu dit ensuite, "une femme, du milieu du groupe des femmes, aux joues jaunies (ou : rembrunies) ("saf'â' ul khaddayn"), s'est levée et a dit : "Pourquoi donc, ô Messager de Dieu ?"" (…) (Muslim 885). On voit ici que cette femme a pu se lever devant tout le monde, et le transmetteur a regardé son visage en tout bien tout honneur, et l'a décrit. A la lumière de ce hadîth-ci, c'est le fait de regarder ce qui relève de la 'awra (même s'il n'y a alors pas délectation), ou de regarder avec délectation (même ce qui ne relève pas de la 'awra, par exemple le visage d'une femme), c'est cela qui est la propriété ayant motivé ('allala) la règle de devoir détourner le regard, présente dans l'autre hadîth suscité. Celui-ci, bien qu'inconditionnel, est donc à comprendre comme concernant (mahmûl 'alâ) ces deux cas précis. Lire notre article sur le sujet.
Un cas légèrement différent (car procédant à cela suite à un élargissement de la règle qu'induit la lettre d'un autre hadîth) : Un hadîth existe où on lit que le Prophète a interdit que l'on place un écrit sur une tombe (عن جابر قال: نهى رسول الله صلى الله عليه وسلم أن يبنى على القبر، أو يزاد عليه، أو يجصص. زاد سليمان بن موسى: أو يكتب عليه) (rapporté par Abû Dâoûd, 3225, an-Nassâ'ï, 2000).
– La plupart des ulémas se sont fondés sur la littéralité de ce hadîth et en ont déduit que cela est systématiquement interdit.
– D'autres ulémas, cependant, ont lu cet autre hadîth, où le Prophète a placé une pierre sur la tombe de 'Uthmân ibn Maz'ûn pour pouvoir en reconnaître l'emplacement plus tard : "لما مات عثمان بن مظعون، أخرج بجنازته فدفن. فأمر النبي صلى الله عليه وسلم رجلا أن يأتيه بحجر، فلم يستطع حمله. فقام إليها رسول الله صلى الله عليه وسلم، وحسر عن ذراعيه، قال كثير: قال المطلب: قال الذي يخبرني ذلك عن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: كأني أنظر إلى بياض ذراعي رسول الله صلى الله عليه وسلم، حين حسر عنهما. ثم حملها فوضعها عند رأسه، وقال: أتعلم بها قبر أخي، وأدفن إليه من مات من أهلي" (rapporté par Abû Dâoûd, 3206). Abû Dâoûd a d'ailleurs titré sur ce hadîth : "باب في جمع الموتى في قبر والقبر يعلم" (Du fait que (...) et que la tombe soit marquée). Ces ulémas ont déduit de ce hadîth qu'il est autorisé de placer une pierre ou autre chose du même genre pour reconnaître la tombe d'un parent ou d'un ami intime. Ils ont donc déduit que ce que l'autre hadîth interdit, c'est d'écrire quelque chose en guise de décoration (zakhrafa), ou d'écrire le nom de la personne enterrée même sans décoration mais alors qu'une pierre aurait suffi pour qu'on reconnaisse la tombe de son proche. Par contre, disent-ils, si la pierre ou la chose simple ne suffit pas à cet usage, alors on peut écrire le nom de la personne pour que l'on reconnaisse sa tombe ; cela par analogie avec le fait de placer une pierre sur la tombe de 'Uthmân ibn Maz'ûn. Al-Albânî écrit ainsi : "واستثنى بعض العلماء كتابة اسم الميت لا على وجه الزخرفة، بل للتعرف قياسا على وضع النبي صلى الله عليه وسلم الحجر على قبر عثمان بن مظعون. (...) والذي أراه - والله أعلم - أن القول بصحة هذا القياس على اطلاقه: بعيد. والصواب: تقييده بما إذا كان الحجر لا يحقق الغاية التي من أجلها وضع رسول الله صلى الله عليه وسلم الحجر، ألا وهي التعرف عليه، وذلك بسبب كثرة القبور مثلا وكثرة الاحجار المعرفة. فحينئذ يجوز كتابة الاسم بقدر ما تتحقق به الغاية المذكورة. والله أعلم" (Ahkâm ul-janâ'ïz, p. 263).
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4) Le texte mentionne, à propos d'une action donnée, une règle de façon inconditionnelle et dont la portée semble donc être générale ('âmm). Cependant, un ijtihâd propose que cette règle est motivée (ta'lîl) par un principe précis. Et il arrive que dans la réalité ce(tte) principe / cause motivant(e) n'est pas présent(e) dans l'action :
On note ici deux choses :
– à la différence de la "ta'diya" (que ce soit la "ta'diya bi qiyâs it-tamthîl" ou la "ta'diya bi dalâlat in-nass"), où il s'agit d'"exporter la règle" vers un cas non abordé par les textes, cette fois il s'agit de "dawrân", d'une non-applicabilité de la règle pour raison d'absence de la cause motivant cette règle (exactement comme dans le cas de figure évoqué plus haut sous le n° 2) ;
– cependant, à la différence du cas de figure n° 2 (où la cause dont l'absence entraîne la non-applicabilité de la règle était explicitement mentionnée dans le texte même), ici, la cause motivant la règle et dont l'absence entraîne la non-applicabilité de celle-ci n'a pas été mentionnée dans une référence textuelle (nass) mais a été entièrement pensée par un mujtahid. Par ailleurs, à la différence du cas n° 3 que nous venons de voir, ici la 'illa n'a pas été attribuée à la règle à cause de l'existence d'un texte différent.
C'est donc le principe de "tadwîr ul-hukm ma'a dawrân il-illati wujûdan wa 'adaman" (cité plus haut en 2), mais appliqué à une règle dont le principe motivant (ou cause motivante, 'illa) n'a pas été mentionné dans les textes, ni n'a été pensé par recoupement de deux textes traitant du même sujet. Il a fallu que les personnes compétentes pensent cette 'illa par ijtihâd ; en un mot, il a fallu faire une Ta'lîl (cliquez ici).
Un premier exemple : le Coran interdit qu'après l'appel à la grande prière du vendredi on pratique encore le commerce ("la vente") : "O les croyants, lorsque est lancé l'appel pour la prière le jour du vendredi, accourez vers le rappel de Dieu et délaissez la vente" (Coran 62/9).
Deux exercices ont été réalisés ici. Il y a eu d'une part "exportation de la règle" (ta'diyat ul-hukm ilâ maskût 'anh). Le texte ne mentionne que l'interdiction de la vente. Mais les ulémas de certaines écoles ont exporté cette règle de l'interdiction (hurma) à toutes les transactions (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, pp. 1283-1284) ; chez les hanafites, la règle a même été exportée à "tout acte qui retient la personne par rapport au déplacement vers le lieu de la prière du vendredi" ("kullu amal yunâfi-s-sa'y" : Radd ul-muhtâr 3/38) ; cette analogie constitue selon les hanafites une "dalâlat un-nass" (Ussûl ut-tashrî' il-islâmî, pp. 108-109). Par contre, l'"exportation" n'a pas eu lieu au sein de l'école hanbalite : selon elle cela constitue une qiyâs ut-tamthîl, et cette qiyâs ut-tamthîl est impossible car étant "ma'a-l-fâriq" (cf. Al-Mughnî 3/10).
Et, dans l'école hanafite, il y a eu d'autre part "restriction de l'applicabilité de la règle" aux cas où la cause motivant la règle est présente (dawrân, ou takhsîs ul-hukm bi-l-mawdhi' alladhî tûjadu fîhi-l-'illa) : la règle – l'interdiction – n'est pas applicable à la vente faite après l'appel à la prière lorsque la cause qui motive cette règle est absente de cette vente. Ce type de vente a été interdit après l'appel à la prière du vendredi parce que retardant le fait que la personne se dirige vers la prière. Or imaginez deux musulmans qui sont dans un moyen de locomotion qui se dirige vers la mosquée : ils peuvent, assis dans ce véhicule, conclure une transaction, puisque sa conclusion ne retarde pas leur arrivée à la mosquée (Ussûl ush-Shâshî, p. 31).
Ceci constitue non pas une abrogation ("naskh", au sens où ce terme est utilisé et compris par les muta'akhkhirûn) – puisque aucun mujtahid ne pourrait proposer une naskh quant à une règle donnée explicitement dans les textes –, mais une restriction du champ de la règle ("takhsîs").
Un second exemple : le Prophète a dit : "Lorsque tu achètes quelque chose, ne le revends pas avant d'en avoir pris possession (fa idha-sh'tarayta bay'an, fa lâ tabi'hu hattâ taqbidhahû)" (Ahmad 14892). Cette parole est générale ('âmm), mais Abû Hanîfa et Abû Yûssuf sont d'avis que la vente d'un bien immeuble n'est pas concernée par l'interdiction, car, disent-ils, le motif ('illa) de l'interdiction est le risque qu'après l'achat et avant la prise de possession, le bien acheté soit détruit ; or ce risque est très faible quand le bien acheté est immeuble ; l'interdiction ne s'applique donc alors pas (cf. Al-Hidâya 2/58-59). Cet avis ne relève cependant de ce cas de figure que si on considère, comme l'a fait al-Marghînânî, qu'il a bien été bâti à partir du hadîth que nous avons cité ci-dessus, et non du hadîth qui ne formule explicitement l'interdiction de revente qu'à propos de la nourriture (puisque, dans ce cas, cet avis de ces deux ulémas ne relèverait plus de ce type de figure, mais d'un qiyâs ut-tamthîl).
Un troisième exemple : un hadîth (certes de chaîne de transmission faible) dit de ne pas uriner dans le lieu où l'on prend sa douche (Abû Dâoûd, 27, at-Tirmidhî 21, an-Nassâ'ï). La règle est générale et inconditionnelle. Certains juristes font cependant valoir que cette règle était liée à la nature des salles où les gens se douchaient ; maintenant que les salles de douches sont différentes, la cause qui motivait cette interdiction n'est plus présente (Al-Mughnî 1/216).
Un quatrième exemple : Des Compagnons vinrent dire au Prophète : "Tu nous envoies (en mission), et nous bivouaquons près de gens qui ne nous offrent pas l'hospitalité. Que vois-tu à ce sujet ?" Le Prophète répondit : "Si vous bivouaquez près de gens et qu'on ordonne pour vous ce qui convient pour l'hôte, prenez-le ; et s'ils ne font pas ainsi, alors prenez d'eux ce qui est le droit de l'hôte" (al-Bukhârî 2329, 5786, Muslim 1727).
– Al-Layth a appréhendé ce hadîth selon sa littéralité et en a fait une règle générale : il est systématiquement obligatoire d'offrir au voyageur l'hospitalité.
– Mais d'autres mujtahids pensent que cette obligation est en réalité motivée par un principe (ma'lûl bi 'illa), qui est le besoin du voyageur de trouver de quoi manger ; ils ont donc établi que l'obligation d'offrir au voyageur l'hospitalité s'applique seulement au cas où celui-ci n'a strictement rien à manger : car par ailleurs la règle est que même si cet homme n'était pas en voyage, du moment qu'il n'a rien à manger ou à boire et est en danger, tout autre humain disposant de nourriture et de boisson en plus de son besoin vital a le devoir de lui en fournir (il y a ensuite divergence quant à savoir si cet homme devra dédommager celui qui lui aura fourni ces aliments, ou s'il n'aura même pas à le faire) ; par contre, au cas où le voyageur a de quoi manger et boire, alors lui offrir l'hospitalité n'est pas obligatoire mais seulement fortement recommandé (mandûb mu'akkad) et il n'a pas le droit de prendre des habitants de la cité quoi que ce soit sans leur consentement (Fat'h ul-bârî, et Shar'h Muslim). Mâlik et (d'après la relation de Ibn Hajar) Ahmad ibn Hanbal pensent qu'offrir l'hospitalité au voyageur est obligatoire seulement pour les habitants des petits villages du désert, car ces petits bourgs sont présomption du fait qu'il n'y existe pas d'hôtels louant leurs chambres ni de restaurant vendant des repas (mazinnatu wujûd il-'illa). Sinon, dans les villes, cela n'est pas obligatoire, vu que le principe motivant la règle n'est alors pas présent (Ahkâm ul-qur'ân, Ibn ul-'Arabî, 3/21 ; Tafsîr ul-Qurtubî 9/64-65).
Un cinquième exemple : Dieu dit dans le Coran : "لَيْسَ عَلَى الْأَعْمَى حَرَجٌ وَلَا عَلَى الْأَعْرَجِ حَرَجٌ وَلَا عَلَى الْمَرِيضِ حَرَجٌ وَلَا عَلَى أَنفُسِكُمْ أَن تَأْكُلُوا مِن بُيُوتِكُمْ أَوْ بُيُوتِ آبَائِكُمْ أَوْ بُيُوتِ أُمَّهَاتِكُمْ أَوْ بُيُوتِ إِخْوَانِكُمْ أَوْ بُيُوتِ أَخَوَاتِكُمْ أَوْ بُيُوتِ أَعْمَامِكُمْ أَوْ بُيُوتِ عَمَّاتِكُمْ أَوْ بُيُوتِ أَخْوَالِكُمْ أَوْ بُيُوتِ خَالَاتِكُمْ أَوْ مَا مَلَكْتُم مَّفَاتِحَهُ أَوْ صَدِيقِكُمْ لَيْسَ عَلَيْكُمْ جُنَاحٌ أَن تَأْكُلُوا جَمِيعًا أَوْ أَشْتَاتًا" : "Il n'y a pas de grief fait à l'aveugle, ni au boiteux, ni au malade ni à vous-mêmes de manger dans votre maison, ou les maisons de vos pères, ou celles de vos mères, ou celles de vos frères, ou celles de vos sœurs, ou celles de vos oncles paternels, ou celles de vos tantes paternelles, ou celles de vos oncles maternels, ou celles de vos tantes maternelles, ou celles dont vous possédez les clefs, ou chez vos amis. Nul empêchement à vous, non plus, de manger ensemble, ou séparément" (Coran 24/61). Suite à la révélation du verset disant : "Ne mangez pas vos biens entre vous par (un moyen) faux" (Coran 4/29), des musulmans se mirent à faire preuve de tellement de précaution à ce sujet que certains tombèrent dans l'exagération : même chez ceux de leurs proches dont il connaissaient pertinemment le consentement, ils ne mangeaient plus en leur absence et attendaient d'avoir leur consentement explicite pour le faire (Ad-Durr ul-manthûr ; Bayân ul-qur'ân). Ce verset fut alors révélé pour dire qu'il est autorisé au musulman de manger quelque chose se trouvant dans la maison de son père, de son frère, de sa sœur ou de son oncle paternel etc., lorsque, en l'absence de celui-ci et disposant des clés de sa maison, on y est entré.
Cheikh Thânwî écrit : "Cependant, si le consentement des gens de ces maisons n'est pas connu, ni par leur propos explicite, ni par l'indication de la situation, là il n'est pas autorisé (de manger)." Et, plus loin : "Le pivot de cette règle [l'autorisation de manger de façon raisonnable de quelque chose se trouvant dans la maison de l'une de ces personnes] est le consentement (ridhâ). Aussi, (cette règle) [a] ne s'applique pas systématiquement (ghayr muttarid bi) aux cas explicitement évoqués, et [b] n'est pas non plus restreinte (ghayr munhasir fî) à ces cas. En effet, [a] s'il n'y a pas consentement, alors cette règle ne s'appliquera pas même aux cas mentionnés (dans ce verset). Et [b] s'il y a consentement, alors elle s'appliquera à d'autres cas aussi. La mention particulière de ces cas est due à l'usage général : en général dans ces cas il y a consentement. Cela est particulièrement vrai chez les Arabes, car chez eux il n'y a pas, en matière de générosité, la même chose que chez les Indiens" (Bayân ul-qur'ân, commentaire de ce verset).
On trouve de nouveau, ici, les deux exercices qu'on avait trouvés dans le premier exemple. Il y a eu d'une part "exportation de la règle" (ta'diyat ul-hukm ilâ maskût 'anh) à des cas n'ayant pas été mentionnés mais dans lesquels se trouve la cause motivante ('illa). Et il y a eu d'autre part "restriction de l'applicabilité de la règle" aux cas où la cause motivant la règle est présente (dawrân, ou takhsîs ul-hukm bi-l-mawdhi' alladhî tûjadu fîhi-l-'illa). De plus, Cheikh Thânwî semble faire valoir qu'il est possible de considérer le fait de vivre dans la société arabe ou dans la société indienne, comme présomption de la présence ou au contraire de l'absence de la cause motivante (mazinnatu wujûd il-'illa / mazinnat 'adami wujûd il-'illa).
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5) Un cas de figure légèrement différent mais néanmoins voisin du 2 ou du 4 : Le texte mentionne une règle de façon inconditionnelle et dont la portée semble donc être générale ('âmm). Cependant, un autre texte existe qui indique, ou un ijtihad a vu le jour qui propose, que cette règle a été motivée par le contexte précis dans lequel le Prophète (sur lui soit la paix) se trouvait alors. Le contexte ayant changé, la règle change elle aussi (ceci reste lié au fait de rechercher la cause motivante, ta'lîl, mais d'une autre façon qu'en 4) :
Un premier exemple : "Lorsque les Gens du Livre vous adressent le salâm, dites : "Wa 'alaykum !"" (al-Bukhârî 5903, Muslim 2163). la règle est ici inconditionnelle (mutlaq), générale ('âmm). Mais elle est due à une situation précise : certaines personnes parmi les juifs de Médine, feignant d'employer la formule "As-salâmu 'alaykum" ("Que la paix soit sur vous"), disaient en fait : "As-sâmu 'alaykum" ("Que la mort soit sur vous"). Aïcha a explicitement relaté cette circonstance. Et elle s'était emportée et avait vivement répliqué à la personne (al-Bukhârî 2777, Muslim 2165). Anas ibn Mâlik l'a lui aussi relatée, avant d'ajouter : "Le Prophète de Dieu, que Dieu le bénisse et le salue, dit à ce moment là : "Lorsque quelqu'un parmi les Gens du Livre vous adresse le salâm, dites : "'Alayka mâ qulta !"" (at-Tirmidhî 3301). C'est donc à cause de cette situation précise, quand la personne d'en face emploie pareils termes sournois, que le Prophète (sur lui la paix) a enseigné à Aïcha qu'il ne servait à rien de s'énerver et qu'il suffisait de leur dire sereinement : "Wa 'alaykum !" (ce qui signifie : "Et sur vous aussi !"). Par contre, écrit Ibn ul-Qayyim, si on est certain que la personne a bien dit "As-salâmu 'alaykum", il n'y a aucun empêchement à lui répondre par la formule complète : "Wa 'alaykum us-salâm" (Ahkâmu ahl idh-dhimma, 1/199 ; Zâd al-ma'âd, 3/425 ; voir également Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, 2/321 ; Muftî Taqî a également cité l'existence de cet avis : Taqrîr-é Tirmidhî 2/262).
Un second exemple : le Coran interdit de dire à ses parents "uff" (Coran) : ce terme exprime le fait de repousser ("Fi donc !"), l'agacement ("Fff").
Il y a eu d'une part "exportation", par dalâlat un-nass, de la règle d'interdiction à tout ce qui fait du tort aux parents, que ce soit sur le plan verbal ou sur le plan physique. Mais, au sein de l'école hanafite, il y a eu une restriction qui est théoriquement possible (et c'est ce qui nous intéresse par rapport à ce cas 5) : imaginez que dans un autre pays que l'Arabie, dans une autre langue que l'arabe, le même son ("uff") soit une marque de respect. Un juriste hanafite a émis l'avis que si un tel cas existe dans un pays, l'utilisation de ce même son sera autorisée puisque celui-ci n'exprime pas le manque de respect dans ce pays-là (Ussûl ush-Shâshî, p. 31).
Un troisième exemple : "عن جابر بن عبد الله رضي الله عنهم قال: كان رسول الله صلى الله عليه وسلم في سفر، فرأى زحاما ورجلا قد ظلل عليه، فقال: ما هذا؟ فقالوا: صائم. فقال: ليس من البر الصوم في السفر" : Alors qu'il voyageait avec certains de ses Compagnons, le Prophète (sur lui soit la paix) vit un attroupement autour d'un homme sur qui on faisait de l'ombre. S'étant enquit de ce dont il s'agissait, il fit : "Ce n'est pas un bien de jeûner pendant le voyage" (al-Bukhârî, 1844, et Muslim, 1115).
– Certains zahirites, ainsi que al-Awzâ'ï, Ahmad ibn Hanbal et Is'hâq ibn Râwawayh ont appréhendé ce hadîth dans sa littéralité : "le jeûne", donc "tout jeûne" (al-lâm li-l-istighrâq), ce n'est pas un bien de l'accomplir "pendant le voyage". Pour ces zahirites, il est obligatoire pour le voyageur de reporter à plus tard l'accomplissement des jeûnes du ramadan, vu que les accomplir pendant le voyage n'est tout simplement "pas un bien". Par contre, pour al-Awzâ'ï, Ahmad et Is'hâq, il est seulement mieux, pour le voyageur, de reporter à plus tard l'accomplissement des jeûnes du ramadan ;
– Pour la majorité des ulémas, en revanche, il est mieux, pour le voyageur, d'accomplir les jeûnes du ramadan pendant son voyage même. Quant à ce hadîth, il parle du jeûne accompli lorsque le voyage présente de grandes difficultés pour le voyageur (al-lâm li-l-'ahd) : c'est alors un péché de jeûner immédiatement, car on met alors sa vie ou sa santé en grand danger, alors même que le Coran stipule expressément la possibilité de reporter à plus tard l'accomplissement des jeûnes. C'est bien là ce que révèlent les circonstances lors desquelles le Prophète a prononcé cette phrase "Ce n'est pas un bien de jeûner pendant le voyage" : un Compagnon s'était effondré de fatigue au point qu'il fallait lui faire de l'ombre. (Ibn ul-'Uthaymîn a lui aussi donné préférence à ce second avis : Shar'hu Muqaddimat it-Tafsîr, pp. 44-45.)
Voici le dire de Ibn Daqîq il-'Îd sur le sujet : "وقال بن دقيق العيد: أُخِذَ مِنْ هذه القصة أنَّ كراهة الصوم في السفر مختصة بمن هو في مثل هذه الحالة، ممن يجهده الصوم ويشق عليه، أو يؤدي به إلى ترك ما هو أولى من الصوم من وجوه القرب؛ فينزل قوله "ليس من البر الصوم في السفر" على مثل هذه الحالة. قال: والمانعون في السفر يقولون: إن اللفظ عامّ، والعبرة بعمومه لا بخصوص السبب. قال: وينبغي أن يتنبه للفرق بين دلالة السبب والسياق والقرائن على تخصيص العامّ وعلى مراد المتكلم، وبين مجرد ورود العامّ على سبب؛ فإن بين العامّين فرقا واضحا؛ ومَن أجراهما مَجرًى واحدا لم يصب. فإنّ مجرد ورود العامّ على سبب لا يقتضي التخصيص به، كنزول آية السرقة في قصة سرقة رداء صفوان؛ وأمّا السياق والقرائن الدالة على مراد المتكلم، فهي المرشدة لبيان المجملات وتعيين المحتملات، كما في حديث الباب" (FB 4/235).
Un autre exemple : Quand Uthmân ibn 'Affân quittait Médine et partait en pèlerinage, si entre le 8ème et le 10ème dhu-l-hijja (quand il était à Minâ), il pratiquait bien le qasr (accomplissant donc 2 cycles de prières seulement), en revanche, les jours précédant ces 3 jours (quand il était à la Mecque), ainsi que les 11, 12 et 13 dhu-l-hijja (quand il était à Minâ), il pratiquait le itmâm (complétant alors les 3 prières comportant habituellement 4 cycles) (FB 2/737). Ibn Mas'ûd, prenant connaissance de cela, le déplora et dit : "صليتُ مع رسول الله صلى الله عليه و سلم بمنىً ركعتين، و صليتُ مع أبي بكر الصديق بمنىً ركعتين، و صليتُ مع عمر بن الخطاب بمنىً ركعتين. فليت حظي من أربع ركعات ركعتان متقبلتان" : il dit qu'il avait accompli 2 cycles de prière à Minâ sous la direction du Prophète, de Abû Bakr et de Omar, et ajouta : "Ah, si je pouvais, au lieu de 4 cycles, avoir 2 cycles acceptés !" (al-Bukhârî 1034, 1574, Muslim 695). Malgré cela, Ibn Mas'ûd accomplissait 4 cycles de prière à Minâ [sous la direction de 'Uthmân]. ""فقيل له : "عِبْتَ على عثمان ثم صليتَ أربعًا ؟" : Quelqu'un le lui fit remarquer : "Tu as critiqué ce que 'Uthmân ( fait là), puis tu as accompli 4 cycles de prière (sous sa direction) !" Il répondit : "الخلاف شرّ" : "Le désaccord est un mal !" (Abû Dâoûd, 1960).
– Certaines personnes se sont fondées sur la littéralité de cette dernière phrase pour dire que toute divergence d'avis est une mauvaise chose (جنس الخلاف شرّ), et doit donc être abandonnée.
– Or ici Ibn Mas'ûd ne parlait pas de tout désaccord (de sorte que le lâm soit li-l-istighrâq), mais du désaccord dans un cas de figure similaire à celui auquel il faisait face : il parlait du désaccord par rapport au dirigeant dans l'accomplissement d'une action cultuelle à accomplir collectivement (أي هذا النوع من الخلاف شرّ؛ و هو الاختلاف عن الأمير بترك الاقتداء به في عبادة جَماعية مثل الصلاة). Ibn Mas'ûd disait de même d'accomplir la prière de façon collective sous la direction du dirigeant qui en retardait l'accomplissement, avec intention d'une prière facultative : "إنه ستكون عليكم أمراء يؤخرون الصلاة عن ميقاتها و يخنقونه إلى شَرَق الموتى؛ فإذا رأيتموهم قد فعلوا ذلك فصلوا الصلاة لميقاتها و اجعلوا صلاتكم معهم سبحة" (Muslim, 534). Sinon la divergence d'interprétations n'est pas systématiquement une mauvaise chose. C'est bien pourquoi Ibn Taymiyya a écrit "وصنف رجل كتاباً في الاختلاف فقال: لا تسمه "كتاب الاختلاف"، ولكن سمه "كتاب السعة". ولهذا كان بعض العلماء يقـول:"إجماعهم حجة قاطعة، واختلافهم رحمة واسعة". وكان عمر بن عبدالعزيز يقول: ما يسرني أن أصحاب رسول الله صلى الله عليه وسلم لم يختلفوا لأنهم إذا اجتمعوا على قول فخالفهم رجل كان ضالاً، وإذا اختلفوا فأخذ رجل بقول هذا، ورجل بقول هذا كان في الأمر سعة.
وكذلك قال غير مالك من الأئمة: ليس للفقيه أن يحمل الناس على مذهبه" (MF 30/79-81) (lire notre article).
Un exemple présent chez certains ulémas des écoles shafi'ite et hanbalite. Le fait est que selon les écoles malikite, shafi'ite et hanbalite, au cas où un animal telle qu'une vache occasionne des dégâts dans un champ alors qu'elle se déplaçait seule, n'étant ni conduite ni accompagnée par son propriétaire ni par le responsable nommé par le propriétaire, alors :
- si cela a eu lieu la nuit, le propriétaire devra rembourser les dégâts ;
- mais si cela a eu lieu le jour, sa responsabilité n'est pas engagée, car c'est au propriétaire du champ d'en assurer la protection le jour.
Ces écoles se fondent pour cela sur un hadîth du Prophète : une chamelle appartenant à al-Barâ' ayant occasionné des dégâts dans un verger, le Prophète rendit comme jugement que c'est aux propriétaires de tels biens qu'il incombe de les protéger pendant la journée ; mais que ce que les (animaux) détruisent la nuit engagera la responsabilité de leur propriétaire (Abû Dâoûd, 3569, Mâlik, 1239).
Or, selon un avis présent chez certains ulémas hanbalite et shafi'ites, cette règle est restreinte à (mahmûl 'alâ) un lieu où coexistent des champs aussi bien que des pâturages : l'usage est alors que, de jour, les propriétaires d'animaux envoient ceux-ci aux pâturages, et les propriétaires de champs doivent donc prendre leurs précautions pour protéger leur biens (en fermant leurs portails, etc.) ; par contre, la nuit, les animaux n'ont pas à sortir ; si des animaux ont ravagé un champ de nuit, c'est donc par la négligence de leur propriétaire, dont la responsabilité est alors engagée ; tandis que s'ils l'ont fait de jour, c'est par la négligence du propriétaire du champ, qui n'a pas pris les mesures nécessaires pour clôturer son champ.
Par contre, poursuit cet avis, s'il s'agit de villages d'habitation, où il n'y a pas de pâturage mais des champs, les propriétaires d'animaux n'ont pas à laisser ceux-ci en liberté, même de jour, sans quelqu'un pour les accompagner et les empêcher d'entrer dans les champs ; s'ils les laissent en liberté de jour, ils sont alors responsables des dégâts que leurs bêtes auront causés aux champs (cf. Al-Mughnî 12/482).
Un exemple voisin, relaté d'un mujtahid de l'école hanafite : Le Prophète a déclaré que, lors du troc d'un bien contre un autre, les deux étant de la même nature, les deux marchandises échangées doivent être de même quantité (tassâwî) (de même qu'échangées en même temps). Il a dit : "De l'or contre de l'or, de l'argent contre de l'argent, du blé contre du blé, de l'orge contre de l'orge, des dattes sèches contre des dattes sèches, du sel contre du sel : quantité égale contre quantité égale, main à main. Celui qui donne un surplus ou prend un surplus tombe dans l'intérêt…" (Muslim, 1584). Comment procéder à l'échange de deux marchandises "quantité égale contre quantité égale" ? Si on échange du blé contre du blé, devra-t-on vérifier qu'il y a "même quantité" (tassâwî) selon la mesure ou selon le poids ?
Un autre hadîth précise que lorsqu'on échange "du blé contre du blé, de l'orge contre de l'orge, des dattes sèches contre des dattes sèches, du sel contre du sel", ce doit être "mesure contre mesure égale" (Ahmad, 6874).
- La plupart des ulémas sont donc d'avis que même si on se trouve dans une société où ces denrées ne sont plus vendues à la mesure mais au poids, pour la question d'éviter le surplus lors du troc de ces denrées les unes contre les autres, on aura recours à la mesure, puisque c'est ce qui est mentionné dans le hadîth ("li anna-n-nassa aqwâ min al-'urf" : Al-Hidâya 2/64).
- Mais un avis relaté de Abû Yûssuf est que cette formulation est due au contexte dans lequel le Prophète vivait : là où le Prophète a prononcé cette parole et quand il l'a fait, ces quatre denrées étaient vendues à la mesure, et c'est donc la mesure qui a été retenue comme critère de vérification de la similitude des quantités. Mais si on se trouve dans un contexte différent, où l'usage (al-'urf) fait que ces mêmes denrées sont vendues au poids, appliquer cette règle d'obligation de similitude des quantités demande que l'on tienne compte du contexte dans lequel on vit ; on utilisera donc la pesée comme critère de vérification de l'égalité des quantités échangées ("li anna-n-nassa 'alâ dhâlika : li makân il-'âdah ; fa kânat hiya-l-manzûra ilayhâ ; wa qad tabaddalat" : Al-Hidâya 2/64).
D'autres exemples, cités dans l'article parlant de Prendre en considération la particularité de la cause de la révélation (خصوص سبب النزول) du verset ou du hadîth, relèvent eux aussi de ce cas de figure 5.
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6) Un cas de figure différent mais néanmoins voisin du 5 : la littéralité (zâhir) du texte induit une généralité ('umûm) ou une inconditionnalité (itlâq). Cependant, le Prophète n'a prononcé ce texte-là qu'avec une de ses fonctions particulières (juge, chef politique, etc.), différentes de sa pure fonction de Messager de Dieu. L'applicabilité de la règle demande dès lors que le musulman qui remplit cette fonction fasse lui aussi le choix de cette règle :
Ce que le Prophète a dit et fait en tant que Messager de Dieu est applicable de façon inconditionnelle (du moment que toutes les autres conditions pour son applicabilité sont réunies). Cependant, il est d'autres paroles que le Prophète a prononcées non en tant que Messager de Dieu seulement : la règle, il l'a énoncée en tant que Messager de Dieu, mais il l'a appliquée en tant que juge (qâdhî, hâkim), ou en tant que chef de la communauté (amîr). La règle demeure donc, mais elle n'est applicable que si le juge musulman la décrète, ou si le chef le décide (cf. Al-Ihkâm fî tamyîz il-fatâwâ 'an il-ahkâm, question n° 25, pp. 99-120 ; voir surtout pp. 108-109).
(Il est d'autres aspects de cette question, qui sont, eux, différents : quand le Prophète a énoncé quelque chose lié à sa compréhension d'un fait purement temporel : cliquez ici - il s'agit du cas "C" - ; cependant cela ne concerne pas ce que nous évoquons ici.)
Un exemple présent dans l'école hanafite : le Prophète a dit : "Celui qui a fait revivre une (parcelle de) terre morte, celle-ci est à lui" (at-Tirmidhî 1378, Abû Dâoûd 3073). D'après l'école hanafite, le Prophète a prononcé cette parole en tant que détenteur de l'autorité publique : quelqu'un qui défriche une terre et la viabilise n'en devient donc pas systématiquement propriétaire, sauf si les autorités publiques lui ont donné cet accord préalable, exactement comme le Prophète l'a fait à cette occasion-là.
Un autre exemple présent dans les écoles hanafite et malikite : "Celui qui a tué un (combattant), et dispose d'une preuve (à ce sujet), ses affaires lui reviennent" (al-Bukhârî 2973, Muslim 1751). Ces deux écoles n'ont pas considéré qu'il s'agissait là d'une règle définitive, donc de portée générale, mais d'un propos prononcé par le Prophète en tant que commandant de l'armée à une occasion précise.
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De quelle catégorie relève le cas suivant ?
"إِنَّمَا الصَّدَقَاتُ لِلْفُقَرَاء وَالْمَسَاكِينِ وَالْعَامِلِينَ عَلَيْهَا وَالْمُؤَلَّفَةِ قُلُوبُهُمْ وَفِي الرِّقَابِ وَالْغَارِمِينَ وَفِي سَبِيلِ اللّهِ وَابْنِ السَّبِيلِ فَرِيضَةً مِّنَ اللّهِ وَاللّهُ عَلِيمٌ حَكِيمٌ" (Coran 9/60). Dieu mentionne ici, parmi les catégories qui peuvent bénéficier de la zakât : "الْمُؤَلَّفَةِ قُلُوبُهُمْ", "ceux dont les cœurs sont à gagner".
Dans le verset, cette possibilité de s'acquitter de la zakât (mashrû'iyyat ul-adâ') par ce moyen a été communiquée de façon inconditionnelle (mutlaq).
Or Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l'agrée) l'a comprise comme étant liée à un contexte particulier : quand l'Islam est en situation de faiblesse. A des personnes à qui le Prophète donnait de la zakât sans qu'elles soient pauvres et qui étaient venues réclamer après le Prophète ce qu'elles estimaient être leur dû, Omar dit : "Dieu a renforcé l'Islam" (Badâ'i' us-sanâ'i'). "قال عمر بن الخطاب رضي الله عنه وقد أتاه عيينة بن حصين: {الحق من ربكم فمن شاء فليؤمن ومن شاء فليكفر}: يعني: ليس اليوم مؤلفة" (Nasb ur-râya, sur la foi de at-Tabarî), et : "عن عامر الشعبي، قال: إنما كانت المؤلفة على عهد رسول الله صلى الله عليه وسلم، فلما ولي أبو بكر رضي الله عنه انقطعت" (Nasb ur-râya, sur la foi de Ibn Abî Shayba).
– Certains ulémas ont parlé ici d'abrogation (naskh) : le consensus des Compagnons a abrogé la règle.
Or un consensus ne peut pas abroger une règle du Coran (cf. note de bas de page n° 11 sur Al-Hidâya 1/184).
– Il est d'autres ulémas qui ont eux aussi parlé d'abrogation (naskh), mais nuançant le propos en disant que Omar ainsi que les autres Compagnons avaient un texte de la part du Prophète mentionnant explicitement que la règle serait en vigueur jusqu’à la réalisation, dans la réalité, de la forte présence de l'Islam : ce n'est donc pas leur seul consensus qui a abrogé la règle coranique (cf. Radd ul-muhtâr 3/288).
Ces deux explications ont en commun que jamais les musulmans ne peuvent plus remettre de la zakât à des gens dont les cœurs sont à gagner.
– D'autres ulémas encore ont parlé du fait que ceci montre que l'ijtihad de Omar a été que la règle (mashrû'iyyatu adâ'ï-z-zakât hâkadhâ) est liée à un principe motivant ('illa) : être dans une situation où l'Islam est faible. Si ce motif est présent, la règle est applicable. S'il est absent, la règle est inapplicable (yadûr ul-hukmu ma'a dawrân il-'illati wujûdan wa 'adaman).
Nous sommes alors dans un cas de figure du type 4 (voir plus haut).
– Cheikh Muhammad al-Madanî présente quant à lui l'explication suivante... Il écrit : "Wa-l-farqu bayna - wujûb it-ta'lîf, wa - wujûbi i'tâ'ï-l-mu'allafati qulûbuhum hîna yakûnu hunâka ta'lîf : wâdhih. Fa-l-awwalu : amrun maslahî, yakhtalifu fîhi-n-nazar. Wa-th-thânî hukmun nassî, lâ yumkinu-t-tassarrufu fîhi bi-l-ibtâl aw it-ta'dîl aw it-ta'lîq" (cité in As-Siyâssa ash-shar'iyya, al-Qaradhâwî, pp. 162-163). (Voir aussi Fiqh uz-Zakât, 2/644).
Selon ce 'âlim il y a ici 2 choses :
- la légalité de s'acquitter de la zakât en la remettant à ceux dont les cœurs sont à gagner ;
- la nécessité pour les musulmans de gagner des cœurs.
Le verset ne parle que de la première chose – qui est donc "mansûs 'alayh" –, et pas de la seconde – qui est la 'illa de la première. Or la seconde règle est de type "maslahî" : elle est laissée à l'appréciation du mujtahid : les textes donnent à celui-ci la prérogative d'évaluer lui-même s'il y a maslaha ou non à appliquer cette règle. Ainsi, si la situation dans laquelle l'islam se trouve est de faiblesse, alors la maslaha demande de chercher à gagner des cœurs en offrant des présents ou de l'argent ; sinon, la maslaha ne le demande pas (au contraire, ce sera une mafsada). Dès lors, si on se trouve dans le premier cas, il existera une catégorie de personnes méritant le qualificatif "al-mu'allafatu qulûbuhum", et – conformément au verset coranique – le musulman pourra s'acquitter de la zakât en la leur remettant ; et si on est dans le second cas, pareille catégorie de personnes n'existera pas dans la réalité ; on ne pourra, alors, pour s'acquitter de la zakât, la remettre à ce genre de personnes, puisqu'il n'y aura pas de "mu'allafatu qulûbuhum". On se trouvera alors dans un cas de figure du type 1 (fawât ul-mahall). C'est ce que al-Madanî a ainsi expliqué : "Wa innama-l-mahall huwa-l-ladhi-n'adama" (p. 161).
Ceci est en tous points semblable à cet autre constat : les esclaves n'existant plus, on ne peut plus, pour s'acquitter de la zakât, la remettre à la catégorie "fi-r-riqâb" mentionnée dans le verset.
C'est ce que Ibn Taymiyya a écrit sur le sujet : "وبالجملة فما شرعه النبي صلى الله عليه وسلم لأمته شرعا لازما، إنما لا يمكن تغييره لأنه لا يمكن نسخ بعد رسول الله صلى الله عليه وسلم. (...) وما شرعه النبي صلى الله عليه وسلم شرعا معلقا بسبب: إنما يكون مشروعا عند وجود السبب؛ كإعطاء المؤلفة قلوبهم؛ فإنه ثابت بالكتاب والسنة؛ وبعض الناس ظن أن هذا نسخ لما روي عن عمر أنه ذكر أن الله أغنى عن التألف فمن شاء فليؤمن ومن شاء فليكفر؛ وهذا الظن غلط؛ ولكن عمر استغنى في زمنه عن إعطاء المؤلفة قلوبهم فترك ذلك لعدم الحاجة إليه، لا لنسخه؛ كما لو فرض أنه عدم في بعض الأوقات ابن السبيل والغارم ونحو ذلك" (MF 33/93-94).
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Attention cependant à la pratique de ce genre d'exercice :
On remarque qu'aujourd'hui foisonnent en grand nombre des "mujtahids" autoproclamés qui se permettent de faire ce genre d'exercice sans en posséder les compétences, et qui, sous l'appellation "ijtihad", pratiquent surtout la "tahrîf". "Telle règle présente dans les textes ? Tout simplement inapplicable aujourd'hui, car je pense que le principe qui les motivait est telle chose, et elle n'est plus présente".
Il faut ici rappeler quelque chose : quand on mentionne ce qui motive la règle ("bâ'ïth ul-hukm"), on cite parfois le principe juridique, la cause motivante, la 'illa (comme dans plusieurs exemples cités plus haut), mais d'autres fois on ne mentionne que la sagesse de la règle, la hikma (ou maslaha). Or on constate qu'un certain nombre de coreligionnaires confondent les deux, ne tenant aucunement compte des principes liés d'une part à la 'illa, de l'autre à la maslaha, et par ailleurs se permettent des relativisations des règles stipulées dans les textes sur la base de leur raison pure.
On a pu ainsi entendre une personne se présentant comme musulmane dire en substance : "Les ablutions rituelles n'ont plus de besoin d'être dans notre pays aujourd'hui, car la cause les motivant était le contexte de l'Arabie du VIIè siècle : c'était le désert et partout flottait la chaleur et la poussière ; vivant dans un contexte tempéré et non poussiéreux, la nécessité d'avoir recours à ces ablutions ne s'applique plus à nous." Or ce raisonnement est faux dans la mesure où on ne peut dire que ceci est la 'illa de la règle, puisqu'il s'agit d'une règle ta'abbudî mah'dh.
Un autre raisonnement faux est le suivant : "Désormais le port du foulard – pour la musulmane – et de vêtements non moulants – pour la musulmane et le musulman – n'est plus une obligation, car la cause les motivant était le contexte de l'Arabie de l'époque : il y avait attirance par rapport aux attraits corporels et il s'agissait de préserver la spiritualité en préservant les regards d'être attirés par tel ou tel attrait corporel ; aujourd'hui nous sommes habitués aux corps qui s'exposent, ça ne nous fait plus rien ; la cause étant absente, la règle n'a donc plus de raison d'être." Ce raisonnement-ci est quant à lui faux parce que quand il cherche à mettre en exergue la raison motivant la règle, primo il évoque directement la hikma et non la 'illa ; secundo il se trompe en disant que cette hikma a disparu : l'attirance pour les attraits n'a pas disparu, elle ne peut disparaître (cliquez ici pour en savoir plus).
D'autres fois, Dieu ou Son Prophète a strictement interdit quelque chose par mesure de précaution (sadd ul-bâb fi-n-nass nafsih). Il est donc totalement déplacé de chercher à relativiser la règle qu'il a communiquée en disant "La cause qui la motive est absente de ma personne", puisqu'il s'agit clairement d'un cas de précaution. La règle demeure donc. Ainsi, dire : "La consommation d'alcool a été interdite pour qu'elle ne cause pas d'ivresse ; celle-ci est mauvaise parce qu'elle engendre des méfaits sur les plans physique, familial et social. Eviter ces méfaits est la sagesse (hikma) du caractère mauvais de l'ivresse ; se préserver de l'ivresse est donc la cause motivant ('illa) de l'interdiction de consommer de l'alcool. Or, moi j'arrive à me contrôler et parviens à ne boire qu'une quantité modérée d'alcool, de sorte que je ne devienne pas ivre." Ce raisonnement est pour sa part erroné parce que l'interdiction, même en petite quantité, de ce qui rend ivre lorsque absorbé en plus grande quantité a été justement formulée par le Prophète, et cela a un objectif de précaution (sadd ul-bâb). Comment passer outre l'objectif même de la règle, la précaution ?
D'autres fois encore, la règle ne peut être relativisée en fonction du contexte parce que, justement, l'objectif de Dieu est que cette règle oriente l'individu ou la communauté à être de telle sorte et non de telle autre.
En fait, si l'exercice de relativisation est en soi possible comme nous l'avons vu au travers de quelques exemples, il ne peut être question de tout relativiser. Et c'est la présence d'un consensus (ijmâ') sur une règle qui constitue une limite à la possibilité de relativisation : le consensus exprime :
– soit que la règle est ta'abbudî mah'dh (c'est le cas des ablutions rituelles) et qu'il n'y a donc pas à chercher sa 'illa ;
– soit que la cause motivant la règle sera toujours présente parce que liée à la nature humaine elle-même (c'est le cas de l'attirance physique pour les attraits des corps) ;
– soit qu'il s'agit d'une mesure de précaution instituée en tant que telle par Dieu ou Son Messager même (c'est le cas de la consommation d'alcool) ;
– soit que l'objectif de Dieu est que cette règle demeure afin d'orienter l'individu ou la communauté à être de telle sorte et non de telle autre.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).