As-salâmu 'alaykum wa rahmatullâh.
"C'est l'heure", t'aura-t-on dit quelques minutes auparavant. Je t'ai alors vu sortir de chez toi, portant dans tes bras le corps sans vie et enveloppé dans un linceul, de ta fille de quatre ans, Liya. Je t'ai vu, sous la voûte céleste, à la lumière des lampadaires du quartier, entrer ainsi, accompagné de deux de tes frères et de ton père, dans le véhicule qui devait vous conduire au cimetière. Pareille scène se voit et se vit, mais exprimer tout ce qu'elle comporte est au-delà des capacités de la plume.
"C'est l'heure"… C'était hier soir, dans la nuit de vendredi à samedi.
Dans l'espace prévu à cet effet près du cimetière, sous la lumière blafarde de l'éclairage de la rue voisine, sous la lumière, aussi, de la pleine lune de ce quinzième dhu-l-qa'da, je t'ai vu te tenir debout parmi nous et accomplir la prière funéraire sur ta fille. A l'extérieur du cimetière, sur le front de mer de ta ville de Saint-Pierre, l'agitation, les voitures, les néons, les restaurants, et, tout près, la plage… Le recueillement des uns, l'insouciance des autres. Ainsi va la vie sur terre : chacun connaît ses peines, les hommes qui ne sont pas concernés ne peuvent les partager. Mais Dieu est toujours là, Lui, Qui entend celui qui L'appelle. La prière est réconfort. On se réfugie auprès de Dieu face aux adversités que Dieu a décidées.
Sous les palmes des dattiers du cimetière, sous une brise tiède qui paraissait flotter au-dessus de nous, je t'ai vu répandre la terre ou plutôt le sable sur le corps de ta fille, puis te tenir debout près de la petite tombe et prier Dieu, les yeux baissés et embués, les mains sur les épaules de ton fils aîné.
Quatre ans, en général l'âge de l'innocence, des jeux et des rires. Mais Dieu en a décidé autrement pour ta fille. Elle aura passé deux ans à lutter contre une maladie qui aura fini par l'emporter. Dieu en a décidé ainsi.
Je me souviens comme si c'était hier du soir où tu t'es marié. Qui aurait su que quelques années plus tard, en 1426/2005, tu enterrerais un de tes enfants... Ton épouse avait perdu son père quand elle était enfant. Aujourd'hui elle perd sa fille.
D'autres auraient crié que la vie est injuste, que le sort s'acharne. Mais nous, musulmans, nourris par l'enseignement du Prophète des temps ultimes, cet enseignement qui est parvenu jusqu'à nous par delà les siècles, nous ne prononçons telle parole ni ne pensons de la sorte. "L'œil pleure. Le cœur est triste. (Mais) nous ne disons que ce que notre Seigneur agrée. Et nous sommes, ô Ibrâhîm, attristés par la séparation d'avec toi" : ce Prophète, que Dieu le bénisse, avait lui aussi perdu son fils Ibrâhîm, que Dieu avait aussi rappelé en bas âge (deux ans, ou même moins), et c'est alors que ce fils agonisait que son père avait, les yeux ruisselant ("tadh'rifân"), prononcé ces paroles.
Le cœur est triste. Comment ne le serait-il pas face à la perte d'un être cher, qui plus est un enfant ? Comme l'a dit un poète musulman indien :
"Afsôs to un ghuntchôn par hé
Djô bin khilé murjhâ ga'é".
"C'est sur ces boutons que l'on est attristé,
Qui sans avoir pu éclore se sont fanés."
Le cœur est triste et les yeux ruissellent. Comment les larmes ne couleraient-elles pas en pareille circonstance ? Le Prophète n'avait-il pas dit, répondant à un de ses Compagnons l'interrogeant sur ses larmes quand il croyait sa petite-fille Umâma bint Zaynab (FB 3/199-200) à l'orée de la mort, que les larmes sont (l'expression d')"une miséricorde que Dieu a placée dans le cœur de ceux dont Il l'a voulu parmi Ses serviteurs, et qu'Il ne fera miséricorde qu'à ceux de Ses serviteurs qui auront été miséricordieux"…
Oui, le cœur est triste et les yeux pleurent. Mais la raison se soumet à ce que Dieu a prédestiné. Dieu a décidé, nous nous soumettons à Ses décisions. La vie est joies mais aussi épreuves. La vie sur terre commence par une arrivée et parvient à son terme par un départ, nul hormis Dieu ne sachant au bout de combien de temps : il n'y a pas d'âge pour repartir, et nul ne sait quand viendra le moment où à son sujet aussi quelque part quelqu'un dira : "C'est l'heure". La vie est rencontre et attachement, mais ensuite vient la séparation. Des jours de bonheur, un jour la douleur. "A Dieu appartient ce qu'Il a repris, à Lui appartient ce qu'Il a donné" avait dit le Prophète consolant sa fille qui pensait que son enfant était à l'agonie.
Nazir, ton épouse et toi vous avez montré ce que c'est que de vivre concrètement le sabr, la patience, cette qualité que l'islam enseigne. Les larmes, la douleur devant les souffrances de votre fille, mais jamais un mot de trop, jamais un mot de révolte contre Dieu face à l'avancée de la maladie malgré tous les soins administrés. Vous êtes en cela des disciples du Prophète et aussi des élèves – certes indirects mais élèves quand même – de Cheikh Muhammad Ilyâs, dont le mouvement insiste particulièrement, entre autres enseignements de l'islam, sur le fait que "C'est Allah qui fait" et que "Dans ce qu'Allah décide se trouve la sagesse". Votre fille elle-même avait dit tout récemment : "Je ne pense pas qu'Allah va me guérir" ; et, quelques heures avant de passer dans l'autre monde : "On est venu (me chercher) dans une voiture, dehors".
A la lecture de ces lignes, d'aucuns diront que les musulmans sont décidément fatalistes, car se soumettant au mektoub. Mais nous musulmans savons qu'il n'en est rien. Si ton épouse et toi vous étiez ou aviez été fatalistes, vous n'auriez pas passé ces deux dernières années à parcourir les routes entre Saint-Pierre et Saint-Denis pour offrir à votre fille les meilleurs soins possibles. Vous ne l'auriez pas emmenée à plusieurs reprises en France métropolitaine pour des traitements et des interventions chirurgicales dans les hôpitaux qualifiés. Non, vous n'êtes pas fatalistes. Nous ne sommes pas fatalistes. Nous agissons pour faire tout ce que faire se peut. Mais si arrive ensuite ce face à quoi nous ne pouvons rien, alors nous nous y résignons et nous le percevons comme étant la décision de Dieu. La Sagesse est une de Ses Qualités, et Ses Desseins sont impénétrables.
L'œil pleure. Le cœur est triste. (Mais) notre raison se soumet, et nous ne disons que ce que notre Seigneur agrée. Et nous sommes attristés par le fait que votre fille vous ait quittés et nous ait quittés.
Je prie Dieu que, ton épouse et toi, Il vous récompense pour votre patience.
Nous Le prions qu'Il donne à ta fille une demeure meilleure que celle qu'elle avait ici-bas ("dâran khayran min dârihâ") et des gens de compagnie meilleurs que ceux qu'elle avait ici-bas ("ahlan khayran min ahlihâ"). Mourir n'est pas être anéanti. Mourir c'est changer de monde.
Nous Le prions qu'un jour, que nous espérons le plus lointain possible, ton épouse et toi vous rencontriez dans l'autre monde la fille qui vous a quittés. Et que vous puissiez être ensemble dans les jardins d'Eden.
Que Dieu vous bénisse, ton épouse et toi.
Wa-s-salâmu 'alayka yâ akhî.