On peut lire ici et là qu'un musulman n'attribue pas un objectif à ce que Dieu fait se passer dans le monde, ni à ce qu'Il a énoncé de normes ("Af'âl-ullâhi wa ahkâmuhû lâ tu'allalu bi-l-aghrâdh"). Ibn Hazm a insisté sur ce point.
Mais en fait cette affirmation est discutable.
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I) Cette question à propos des normes instituées par Dieu :
– 1) Tous les ulémas sont d'accord pour dire que l'observance des normes présentes dans les sources de l'islam conduit à des avantages spirituels mais aussi temporels (Ussûl ul-fiqh il-islâmî, az-Zuhaylî, tome 2 p. 1029).
– 2) La divergence porte uniquement sur la question de savoir si Dieu a institué ces normes avec comme objectif la réalisation de ces avantages pour les hommes (Ibid.). Et, à cette question 2...
–--- 2.1) Certains ulémas répondent par la négative : il est possible que Dieu ait institué telle norme avec l'objectif que celle-ci permette la réalisation de tel avantage, comme il est possible qu'Il n'ait institué telle autre norme que pour mettre les humains à l'épreuve ; on n'a pas à chercher à le savoir, et on ne peut pas attribuer la réalisation d'un objectif à un acte de Dieu ou à une norme qu'Il a instituée.
–--- 2.2) D'autres ulémas – les Mutazilites et certains hanafites – répondent par l'affirmative : selon eux, Dieu a bel et bien institué ces normes avec comme objectif la réalisation de ces avantages pour les hommes qui les observeront. Un désaccord apparaît ensuite entre les érudits tenants de cet avis :
–------ 2.2.1) pour les Mutazilites, Dieu avait d'ailleurs comme devoir même d'instituer la norme qui convient le plus aux humains ;
–------ 2.2.2) les ulémas sunnites qui sont de l'avis B.2 se démarquent de la position mutazilite : Dieu, disent-ils, a eu comme objectif en instituant les normes qu'Il a instituées, de permettre aux hommes la réalisation des avantages qu'elles permettent ; cependant, Il l'a fait par Bonté vis-à-vis des humains et on ne peut pas dire qu'Il était tenu de le faire.
Ces différents avis sont visibles in Ussûl ul-fiqh il-islâmî, az-Zuhaylî, tome 2 p. 1029.
Il est à noter que az-Zuhaylî pense que c'est l'avis que nous avons désigné ici sous le numéro "2.2.2" qui est "l'avis le plus équilibré et le plus éloigné de l'exagération" (Ibid.).
L'avis 2.1 est celui de Ibn Hazm et de Ibn us-Subkî, comme nous allons le voir.
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II) La même question à propos des actes de Dieu :
J'ai cru comprendre que la question I, de l'attribution d'un objectif aux normes communiquées par Dieu, était liée à cette question II, de savoir si on pouvait attribuer à tel acte de Dieu un objectif (gharadh), de sorte que l'on dise que la réalisation de cet objectif est le facteur ayant entraîné que Dieu a fait tel acte ou dit telle chose.
J'ai cru aussi comprendre que cette question I est différente d'une autre question encore, III : celle de savoir si on peut attribuer des causes juridiques ('illa et sabab) aux règles détaillées, de sorte que l'absence de la cause rende la règle non applicable ; cette question III n'est liée que partiellement à celle de l'attribution d'un objectif aux actes et normes (question I).
En effet, à cette question III, seuls répondent par la négative les ulémas qui sont zahirites, à l'instar de Ibn Hazm.
Tandis que, à propos de la question I, répondent également par la négative (et sont donc de l'avis B.1) : certains ulémas sunnites qui ne sont pas zâhirites à l'instar de Ibn us-Subkî.
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Une proposition d'explication :
Serait-il possible que les ulémas sunnites partisans de l'avis 2.1 aient en fait seulement voulu dire qu'on ne peut dire : "Dieu fait des actes avec un objectif précis" dans le sens où les Mutazilites l'entendent, et ce eu égard au fait qu'ils faisaient face à ces derniers ?
L'explication pourrait dès lors être la suivante…
Il y a tout d'abord eu les deux points suivants :
– A) On est d'accord à dire que Dieu ne fait rien par hasard, mais a un objectif précis et empli de sagesse dans tout ce qu'Il fait et dit.
– B) Cependant on ne peut dire que Dieu a le devoir de rechercher la réalisation de tel objectif quand il fait quelque chose ou dit quelque chose
Peut-être que, sans renier le point A, ce fut sur le point B que les Ash'arites mirent l'accent, et que s'ils furent amenés à le faire c'est parce qu'ils eurent à faire face aux Mutazilites – Abu-l-Hassan al-Ash'arî étant lui-même un "repenti" du mutazilisme –, qui, eux, étaient d'un avis contraire à ce point B. Par la suite, certains Ash'arites postérieurs se seraient mis à confondre le fait d'attribuer un objectif aux actes de Dieu et le fait de dire que Dieu a le devoir de faire ce qui a le meilleur objectif quand Il fait tel acte. Ibn Hazm est dans ce cas, puisqu'il se démarque de l'avis ici cité sous le n° B.2.2 en le confondant avec l'avis B.2.1 : il reproche aux tenants de l'avis B.2.2 de dire que Dieu a le devoir de prendre en compte ce qui convient le plus ; alors que ces ulémas-là ne disent pas cela (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 191).
Ibn ul-Humâm a écrit quelque chose qui va dans ce sens : "Ce qui se rapproche le plus de la pertinence est que la divergence n'est qu'apparente et est due à [la différence de] sens du terme "objectif" :
– celui qui a appréhendé ce terme dans le sens de "avantage revenant à l'acteur", celui-là a dit : "On n'attribue pas d'objectif [aux actes de Dieu]". Et il ne convient pas que ce point soit contesté ;
– et celui qui l'a appréhendé dans le sens de "avantage revenant aux serviteurs (de Dieu)", celui-là a dit : "On attribue un objectif [aux actes de Dieu]". Et il ne convient pas non plus que ce point soit discuté" (cité dans Nazariyyat ul-maqâssid, p. 181).
C'est là un aspect du débat. Un autre aspect vint ensuite se greffer sur lui :
– A') Dieu ne fait rien par hasard, mais a un objectif précis et empli de sagesse dans tout ce qu'Il fait et dit.
– B') Cependant on ne peut assigner de façon absolument certaine tel objectif à tel acte ou telle parole de Dieu, tant qu'Il ne l'a pas dit Lui-même.
Sans renier le point A' mais voulant surtout éviter tout manquement au point B', peut-être les Ash'arites mirent-ils l'accent sur ce dernier.
Peut-être qu'ensuite certains ulémas des générations suivantes et adhérant à leurs thèses vinrent à dire que, par précaution, il valait mieux ne pas du tout s'aventurer à attribuer tel objectif à tel acte de Dieu ou à telle norme énoncée par Lui.
Peut-être qu'ensuite encore des adeptes ultérieurs de l'école ash'arite se sont mis à penser qu'il ne faut absolument pas dire que Dieu a tel objectif en faisant telle chose, même dans le sens de "avantage revenant aux hommes". Dès lors, exacerbant leur position, ils ont eu recours à d'autres arguments encore.
Ainsi peut-on voir Ibn us-Subkî citer la position suivante et l'approuver : "Il n'est pas permis que l'on attribue un objectif aux actes de Dieu. Car celui qui fait un acte avec une motivation, la réalisation de celle-ci est mieux par rapport à lui, que (l'avantage de) celle-ci lui revienne ou revienne à quelqu'un d'autre. Dès lors, il est incomplet en lui-même, cherchant à se compléter par quelque chose d'autre. Or Dieu est au-dessus de cela" (Nazariyyat ul-maqâssid, p. 181). On le voit, la position s'est exacerbée.
La réponse à cette argumentation est ce que Ibn 'Ashûr a écrit : Quand les Mutakallimûn qui disent ce que Ibn us-Subkî a relaté d'eux affirment : "Si celui qui agit a une motivation, alors il cherche à se compléter par celle-ci", ils confondent la motivation qui implique de chercher à obtenir quelque chose – chose dont Dieu est pur –, et la motivation qui est conforme à sa sagesse – chose qui ne contrevient pas à la grandeur de Dieu. Et quand ils affirment : "Si l'acte a une motivation, alors celle-ci devient une cause qui implique l'incapacité de celui qui agit", ils confondent la cause dont l'absence entraîne l'absence et la présence implique la présence – chose dont Dieu est pur –, et la cause qui est l'objectif de l'acte (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 182).
Un des autres arguments qui sont cités pour étayer l'avis 2.1 est le verset coranique où Dieu dit de Lui-même : "Il n'est pas questionné au sujet de ce qu'Il fait, alors qu'eux [= les humains] sont questionnés" (Coran 21/23). Ibn Hazm écrit : "Dieu le Très Haut a ici indiqué la différence existant entre nous et Lui : il n'y a pas de "pourquoi" à propos de Ses actes. Et dès lors qu'il ne nous est pas permis de Le questionner au sujet de Ses normes et de Ses actes "pourquoi est-ce ainsi ?", toutes les causes ("sabab") deviennent nulles et toutes les causes ("'illa") tombent, sauf ce au sujet de quoi Dieu a dit qu'Il a fait telle chose pour telle raison. Et même à ce sujet Il n'est pas questionné ; il n'est pas permis à quelqu'un de dire : "Pourquoi telle cause motive-t-elle telle règle et non une autre qu'elle ?" ni de dire : "Pourquoi est-ce telle chose qui est la cause et non telle autre aussi ?" Celui qui pose ces questions a désobéi à Dieu, a dévié dans la religion et a contredit la parole de Dieu le Très Haut disant "Il n'est pas questionné au sujet de ce qu'Il fait, alors qu'eux [= les humains] sont questionnés". Celui qui a questionné Dieu au sujet de ce qu'Il fait, celui-là est mauvais" (cité dans Nazariyyat ul-maqâssid, p. 194).
La réponse à cette argumentation est que dans ce verset, "questionner" ne signifie pas : "questionner pour s'enquérir de l'objectif qu'Il a" – ce qui fait débat – mais "questionner pour objecter ou pour demander des comptes" (su'âlu-'tirâdh aw muhâssaba) : c'est ce genre de questions qui n'est pas adressé à Dieu, alors même que les humains, eux, font l'objet d'objections et doivent rendre des comptes aussi bien pour ce qu'ils disent que ce qu'ils font (d'après Nazariyyat ul-maqâssid, p. 197).
Al-Kashmîrî est lui aussi d'avis que l'on peut dire que "Dieu a fait telle chose pour telle raison" ; cependant, il préconise de désigner "cette raison" par le terme "ghâya" plutôt que le mot "gharadh", pour éviter l'autre sens que ce dernier peut parfois également véhiculer, de recherche d'"intérêt" ("istikmâl") (cf. Faydh ul-bârî 1/55-56).
Nous avons déjà dit que selon az-Zuhaylî, c'est l'avis relaté plus haut sous le n° 2.2.2 qui est pertinent. On pourrait résumer ce qu'elle sous-tend en les quatre points suivants :
– Dieu ne fait rien et ne dit rien sans sagesse ;
– cependant, si Dieu a énoncé des règles et des principes pour notre bien, Il l'a fait par pure bonté de Sa part ;
– il est possible aux hommes de chercher à découvrir quelle sagesse se trouve dans tel acte de Dieu ou dans telle norme énoncée par Dieu ;
– cependant, si Dieu Lui-même n'a mentionné cette sagesse, il est prudent de relativiser la proposition que l'on fait dans l'attribution de telle sagesse à telle norme divine.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).