Nous avons vu dans un précédent article que les normes communiquées par la Révélation ont comme objectif de faire naître et de préserver un certain nombre de choses chez l'homme.
Quelles sont ces choses ?
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I) Al-Maqâssid (sing. maqsad) : les objectifs supérieurs du Dîn :
Les ulémas qui ont abordé ce chapitre de par le passé ont en général dénombré 5 ou 6 objectifs supérieurs (maqsad, plur. maqâssid) des enseignements de l'islam :
– 1) la protection du "دِيْن", "dîn" : ici ce terme désigne "la religion agréée par Dieu", c'est-à-dire, par rapport aux humains d'un lieu ou d'une époque, le message de Dieu le plus récent qui les concerne ;
– 2) la protection du "نَفْس", "nafs" : la vie, la personne physique ;
– 3) la protection du "عَقْل", "'aql" : la raison ;
– 4) la protection du "مال", "mâl" : les biens matériels ;
– 5) la protection du "نَسْل", "nasl" : la filiation ;
– 6) la protection du "عِرْض", "'irdh" : la dignité de l'individu au milieu de ses semblables.
Nous citerons ces éléments plus en détail plus bas.
Notons ici que dans Shifâ' ul-ghalîl, son deuxième ouvrage traitant des Principes du droit, al-Ghazâlî avait réparti les Maqsad (il en avait établi 5, à l'exception du sixième que nous avons cité) en deux grands ensembles : il y avait une Maqsad dînî, et toutes les autres étaient des Maqsad dunyawî.
Dans Al-Mustasfâ, son troisième ouvrage traitant du sujet, il n'a ensuite plus retenu cette distinction (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, pp. 34-35). Ce qu'il faut savoir c'est que le terme "dunyawî" ne signifie pas, ici, que le dîn ne dit rien sur le sujet ; tout au contraire, ce sont bien des textes dînî, à savoir le Coran et la Sunna, qui font l'obligation de faire telle action afin de développer par exemple sa santé physique, et de s'abstenir de telle action car celle-ci nuit à la santé physique. Le terme "Maqsad dunyawî" signifie seulement ici que l'objectif supérieur ainsi décrit relève de ce qui, au final, constitue pour l'être humain un bienfait d'ordre temporel : soit physique, soit mental, soit social. Contrairement à la "Maqsad dînî", laquelle, au final, constitue pour l'homme un bienfait d'ordre spirituel ou religieux. Pour plus de détails sur le sujet, lire notre article expliquent les termes "dîn" et "dunyâ").
Par ailleurs on voit clairement par là que les enseignements de l'islam n'ont pas pour finalité le développement et la protection des seules spiritualité et religion, mais également ceux de choses aussi temporelles que la santé physique, la santé mentale, les biens matériels, et peut-être même d'autres objectifs encore, que nous évoquerons plus bas.
Car, et nous le verrons plus bas, des ulémas – anciens et contemporains – proposent que l'on rajoute d'autres éléments à la liste des six objectifs susmentionnés.
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II) Al-Wassâ'ïl (sing. wassîla) : les moyens permettant la réalisation de ces objectifs :
La maqsad (le sens de ce terme a été explicité ci-dessus) a besoin d'un certain nombre d'éléments pour venir à l'existence, être préservée et se développer : ce sont les moyens : wassîla (plur. wassâ'ïl).
Ces moyens sont eux-mêmes de plusieurs niveaux. Ainsi, la protection de la vie humaine est une des maqâssid (sing. maqsad) (objectifs) de l'islam. Pour que cette maqsad soit atteinte, il faut en premier lieu qu'une vie humaine vienne à l'existence, et le moyen permettant de concrétiser cela est la relation intime entre un homme et une femme ; pour que cette vie puisse être préservée et perdurer, il faut que l'assassinat soit interdit et que les moyens nécessaires soient mis en place pour empêcher l'assassinat et punir les éventuels assassins, il faut aussi qu'il y ait de quoi se nourrir, étancher sa soif, se soigner des maladies, etc. Ce sont là les moyens, cités tels quels, devant permettre de réaliser l'objectif (maqsad) suscité.
– Qu'est-ce qu'une maslaha et qu'est-ce qu'une mafsada ?
Toute wassîla qui contribue à faire naître ou à préserver la maqsad est une "maslaha".
Et toute wassîla qui contribue à empêcher la naissance ou à entraîner la perte de la maqsad est une "mafsada". Par voie d'incidence, éloigner une telle wassîla devient une "maslaha" (Al-Mustasfâ, al-Ghazâlî, cité dans As-Siyâssa ash-shar'iyya, al-Qaradhâwî, p. 80).
La "maslaha" est donc le moyen par lequel on fait naître ou on protège la maqsad. Il s'agit à la fois de donner existence (îjâd / mâ yuqîmu aslahû / murâ'âtuhu min jânib il-wujûd) à cette maqsad et de la préserver de ce qui est susceptible de lui nuire (muhâfaza / mâ yad'ra'u 'anhu-l-ikhtilâl al-wâqi' aw il-mutawaqqa'a fîh / murâ'âtuhu min jânib il-'adam) (cf. Al-Muwâfaqât, 1/324-325, Ussûl ul-fiqh il-islâmî, az-Zuhaylî, 2/1078, note de bas de page).
En d'autres termes, la maslaha est ce qui rend possible ou facilite la naissance (îjâd) ou la perpétuation (muhâfaza) de la maqsad, ou bien qui rend impossible ou difficile l'absence ou la perte de la maqsad.
Et la mafsada est ce qui rend impossible ou difficile la naissance ou la perpétuation de la maqsad, ou bien qui rend possible ou facile l'absence de naissance de la maqsad ou sa perte.
(Notons que nous avons employé ici le terme "maslaha" d'après le sens que lui a donné at-Tûfî, et selon lequel il s'agit d'un synonyme de "wassîla" seulement. Il y a donc les maqâssid (sing. maqsad) – les objectifs principaux – et les moyens permettant de les atteindre : ceux-ci sont les massâlih (sing. maslaha) (cf. Ussûl ut-tashrî' il-islâmî, p. 116, note de bas de page).
L'avis de al-Ghazâlî est proche, qui écrit : "Na'nî bi-l-maslaha : al-muhâfaza 'alâ maqsûd ish-shar'" : cité dans As-Siyâssa ash-shar'iyya, p. 80).)
Différents niveaux entrent ensuite en jeu quant à ces moyens…
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III) Les différents niveaux de Maslaha : dharûrî / hâjî / tahsînî :
Il y a tout d'abord un niveau minimal – de nécessité absolue –, sans lequel atteindre l'objectif est impossible à réaliser ou à perpétuer ; il y a ensuite un niveau de nécessité secondaire, sans lequel de grandes difficultés demeurent quant à la réalisation ou la perpétuation de l'objectif ; il y a enfin un niveau de complémentarité, qui fait vivre l'objectif d'une façon qui tend à l'excellence.
Par exemple, se nourrir est un des moyens nécessaires pour atteindre l'objectif supérieur de la préservation de sa vie ; mais ce moyen se présente sous plusieurs niveaux :
– il y a un niveau de nécessité absolue : c'est ce qui permet la réalisation de la préservation de la vie humaine ; sans ce niveau, cette préservation est impossible ; ce niveau consiste en l'absorption du minimum vital d'aliments ;
– il y a un niveau de nécessité secondaire : c'est ce qui complète de façon nécessaire le niveau précédent, en rendant possible le maintien d'une bonne santé : si on ne possède que le premier niveau, celui de nécessité absolue, on reste en vie mais on sa santé est en grand danger, et on se trouve donc en grande difficulté par rapport au maintien de sa vie sur le moyen terme ; ce niveau-ci consiste en l'absorption d'aliments équilibrés, sans surplus ;
– il y a, enfin, le niveau de complémentarité ; c'est ce qui consiste à absorber des aliments non seulement équilibrés mais également divers et délicieux, qui font les plaisirs du palais, avec par exemple, en sus du plat principal, une entrée, un dessert sucré, etc. ; cela sans tomber dans le gaspillage ;
– par contre, si on tombe dans le superflu par le gaspillage, c'est là chose qui est blâmable et qui va au-delà de ces trois niveaux.
Les moyens ("massâlih" : cf. Ussûl ul-fiqh il-islâmî, az-Zuhaylî, 2/1048) permettant de réaliser chacun des objectifs supérieurs ("maqsad") sont donc de 3 niveaux quant à leur importance :
– a) les "dharûriyyât" (sing. "ce qui est dharûrî") : les moyens qui relève de la dharûra ou nécessité absolue : ce sont, par rapport à l'un des objectifs supérieurs, les éléments sans lesquels cet objectif ne peut voir le jour ou ne peut être conservé sur le court terme (al-wassâïl ullatî tuhaqqiqu asl al-maqsad : tûjiduhâ aw tuhâfizu 'alâ aslihâ) ; exemple : rester en vie est un objectif supérieur (maqsad) ; or rester en vie est totalement impossible sans un minimum de nourriture ; ce minimum de nourriture est donc de nécessité absolue (dharûrî) ;
– b) les "hâjiyyât" (sing. "ce qui est hâjî") : les moyens qui relèvent de la hâja ou nécessité secondaire : ce sont, par rapport à l'un des objectifs supérieurs, les éléments sans lesquels cet objectif est gravement diminué (al-wassâïl ullatî tuhaqqiqu kamâla-l-maqsadi, al-wâjiba) ;
– c) les "tahsîniyyât" (sing. "ce qui est tahsînî") ou "kamâliyyât" (sing. "ce qui est kamâlî") : les moyens qui relèvent de la kamâl ou complémentarité, de la tahsîn ou embellissement, de finition (al-wassâïl ullatî tuhaqqiqu kamâla-l-maqsadi, al-mustahabba, bi-t-tazyîn).
C'est cette stratification qui est retenue par nombre des ulémas qui ont abordé la question de la maslaha. (Il est cependant à noter que certains autres, parmi ces ulémas, mentionnent, eux, quatre niveaux – cf. Nazariyyat udh-dharûra ash-shar'iyya, az-Zuhaylî, pp. 246-247 – :
– a') il y a, ici aussi, le niveau de "ce qui est dharûrî" ;
– b') puis il y a, ici également, celui de "ce qui est hajî" ;
– c') ensuite vient le niveau de "ce qui est nâfi'" (c'est-à-dire "utile", sans être nécessaire) ;
– d') puis arrive le niveau de "ce qui est zînî" (de pur "embellissement") ;
– e) est cité enfin "ce qui est fudhûlî" ("superflu") : ce dernier niveau représente une façon superflue, donc excessive – et, partant, mauvaise sur le plan de la morale musulmane – de concrétiser les objectifs suscités.
On note que c'est apparemment le niveau c des premiers ulémas – ce qui est tahsînî / kamâlî – qui est ici scindé en deux niveaux distincts : c' – "ce qui est nâfi'" – et d' – "ce qui est zînî".)
Il est important de comprendre que cette stratification s'applique également aux mafsada, mais cette fois en négatif. Font ainsi partie des dharûriyyât non pas seulement le fait d'avoir recours aux maslaha (ceux-ci étant, rappelons-le, ce sans quoi il est impossible de donner naissance ou de préserver un maqsad), mais également le fait de se préserver des mafsada (ceux-ci étant ce qui rend impossible de donner naissance ou de préserver un maqsad). Ainsi, pour que la vie puisse perdurer, il faut d'une part que la personne puisse se nourrir, boire, etc., car ces éléments sont tels qu'il est établi que la vie ne peut perdurer sans eux, et ce sont donc des maslaha ; mais il faut aussi, d'autre part, que soit interdite la mafsada que constitue l'assassinat et que les moyens existent pour punir les assassinats ; car la généralisation des assassinats est quelque chose qui fait courir un risque absolu à la sécurité de la vie des hommes, et l'interdiction des assassinats est donc aussi de nécessité absolue.
Dès lors, quand la révélation a interdit un acte, c'est parce que celui-ci ne constitue que ce qui est nocif à l'être humain (sur le plan physique, sur le plan spirituel, sur le plan mental, sur le plan familial, sur le plan social ou autre) ; ou parce qu'il comporte à la fois quelque chose d'utile et quelque chose de nocif pour l'être humain mais ce qui est nocif domine ce qui est utile. On dit que la révélation a interdit ce dont la nocivité, soit est pure, soit domine son utilité ("al-fassâd al-khâlis aw ir-râjih" : Majmû' ul-fatâwâ 20/59).
De même, quand la révélation a rendu obligatoire un acte, c'est parce que celui-ci renferme uniquement ce qui est nécessaire à l'être humain, ou bien parce qu'il renferme à la fois quelque chose d'utile et quelque chose de nocif pour l'être humain mais que ce qui y est utile domine ce qui y est nocif. On dit que la révélation rend obligatoire ce dont la nécessité soit est pure, soit domine sa nocivité ("as-salâh al-khâlis aw ir-râjih" : Majmû' ul-fatâwâ 20/59).
Cette stratification verticale entraîne entre autres la possibilité de statuer laquelle des actions est obligatoire et laquelle est seulement recommandée, et ce par égard pour ce que cette action permet de réaliser par rapport au maqsad à laquelle elle est liée : l'action obligatoire est celle qui permet la naissance ou la préservation de ce maqsad (asl ul-maqsad ou kamâl ul-maqsad al-wâjib) ; tandis que l'action recommandée est celle qui permet seulement l'embellissement de ce maqsad (kamâl ul-maqsad az-zînî). De même, l'action interdite est celle qui met en danger l'existence même du maqsad (asl ul-maqsad) ou sa complétion nécessaire (kamâl ul-maqsad al-wâjib) ; tandis que l'action seulement déconseillée est celle qui touche seulement à l'embellissement de ce maqsad (kamâl ul-maqsad az-zînî) (cliquez ici et ici).
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IV) C'est le fait d'accomplir les Maslaha qui constitue la finalité. Quant à se préserver des Mafsada, cela est également nécessaire, mais cette préservation a été instituée pour ne pas nuire à la réalisation de la finalité :
S'il est tout aussi nécessaire d'accomplir les maslaha comme de se préserver des mafsada, la seconde chose est en fait au service de la première. Ceci parce que se préserver des mafsada permet d'éviter ce qui pourrait nuire à l'existence ou au développement du maqsad. Mais la maqsad ne voit le jour et ne se développe que par le fait d'accomplir les maslaha.
Il ne s'agit donc pas uniquement de se préserver des choses interdites ; il faut également agir pour accomplir les choses obligatoires et fortement conseillées.
Ibn ul-Qayyim a ainsi cité et approuvé le propos de Sahl ibn Abdillâh at-Tustarî qui dit : "Ne pas pratiquer l'ordre est plus grave auprès de Dieu que de commettre l'interdit" (Al-Fawâ'ïd, fâ'ïda n° 65, p. 216). Ibn ul-Qayyim rappelle qu'il s'agit bien entendu de toute la catégorie générale (jins) "pratiquer l'ordre" comparée à toute la catégorie générale (jins) "commettre l'interdit", vu que ne pas pratiquer un ordre ayant valeur de simple recommandation n'est évidemment pas plus grave que de commettre un interdit qui constitue un grand péché (Ibid., p. 230). Ibn Taymiyya a écrit le même principe (MF 20/85), qu'il a développé dans de longues pages (MF 20/86-158). Cliquez ici pour en savoir plus.
Il ne s'agit donc pas de se contenter de pratiquer les actions qui ont été rendues obligatoires ou fortement conseillées tout en se laissant aller à faire des choses interdites ou fortement déconseillées. Mais il ne s'agit pas non plus de focaliser toute son attention sur l'évitement de choses interdites et fortement déconseillées, en considérant secondaire l'accomplissement des actions obligatoires ou fortement conseillées. La raison en est que c'est le fait d'accomplir ces actions qui fera naître ou qui développera les maqâssid, tandis que s'abstenir des actions interdites et de celles fortement déconseillées ne mènera qu'à ne pas entraver la naissance ou la perfection de ces maqâssid. On ne peut pas se contenter de se préserver de toute chose qui est de nature à entraver la naissance ou la perfection des maqâssid, tout en ne faisant rien ou pas assez pour donner naissance ou compléter les maqâssid.
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V) Les objectifs supérieurs des enseignements de l'islam sont-ils au nombre de 5 ? 6 ? davantage ?
Al-Juwaynî (dit "Imâm ul-haramayn") est le premier savant qui a énuméré les 5 objectifs suscités, ainsi que les 3 niveaux quant aux degrés d'importance des moyens permettant de les réaliser (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 32). Mais alors que al-Juwaynî, al-Ghazâlî et les ulémas qui ont suivi leurs travaux s'étaient contentés d'énumérer ces 5 éléments comme étant DES objectifs de la législation de l'islam, al-Âmidî écrivit que ces 5 éléments sont LES objectifs supérieurs de cette législation (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 39). Pourtant Ibn us-Subkî relatera plus tard que certains savants mentionnent un 6ème objectif : le dignité ('irdh) (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 42).
Dans le passé, un savant comme Ibn Taymiyya a objecté – de façon très pertinente – à la limitation des objectifs supérieurs à ces cinq éléments (cf. Majmû' ul-fatâwâ 32/234, également cité dans Nazariyyat ul-maqâssid, p. 48). Aujourd'hui, ar-Reyssûnî invite lui aussi à la réflexion à propos des maqâssid ; et il écrit que, parmi les points dont il dit qu'ils demandent aujourd'hui une attention particulière de la part des ulémas qualifiés, il y a celui de "reconsidérer la limitation des objectifs supérieurs dans les cinq éléments connus" (cf. Nazariyyat ul-maqâssid, p. 306).
Al-Qaradhâwî a écrit chose très voisine, mais est parti plus loin : lui a formulé des propositions concrètes, proposant de rajouter aux cinq éléments suscités les éléments suivants :
- le "عِرْض", "'irdh" : la dignité [déjà rajoutée par certains ulémas précédents],
- la "أَمْن", "amn" : l'établissement de la sécurité pour chaque individu ;
- la "تَكافُل", "takâful" : l'établissement de la solidarité dans la société ;
- les "حُقُوْق", "huqûq" : le respect des droits de chaque individu ;
- la "عَدْل", "'adl" : l'établissement de la justice dans la société ;
- la "حُرّيّة", "hurriya" : la liberté (tous ces éléments sont visibles in As-Siyâssa ash-shar'iyya, p. 84) ;
- la "أُخُوَّة", "ukhuwwa" : la fraternité (cet élément-ci est visible quant à lui in Fiqh uz-zakât, p. 953)...
Ceci mène à poser la question suivante…
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VI) Sur quels critères les ulémas suscités se sont-ils fondés pour dresser la liste qu'ils ont proposée des principes supérieurs ?
Nous avons vu que la plupart des ulémas qui se sont penchés sur la question des maqâssid ont déterminé cinq – ou six – principes supérieurs. Ils se sont fondés pour cela sur l'institution, par les textes des sources, d'une sanction : celle-ci étant en soi une mafsada, celle-ci n'a été "supportée" que parce qu'elle permet de préserver quelque chose d'extrêmement important. (On note que Ibn Taymiyya, sans avoir dit ce que nous venons de relater de ces autres savants, a néanmoins écrit ceci : "وكذلك سائر العقوبات المأمور بها فإنما أمر بها، مع أنها في الأصل سيئة وفيها ضرر، لدفع ما هو أعظم ضررا منها؛ وهي جرائمها؛ إذ لا يمكن دفع ذلك الفساد الكبير إلا بهذا الفساد الصغير" : Majmû' ul-fatâwâ 20/52. Voir, dans le même sens, l'ouvrage hanafite Nûr ul-nawâr, p. 51.) Ce que ces sanctions cherchent à préserver relève donc des principes supérieurs.
Ainsi, les sources entendent, en mentionnant le combat, protéger la possibilité pour l'individu qui le veut d'adhérer au dîn (l'islam), possibilité mise en danger par l'oppression des ennemis du dîn tels que les Mecquois qui persécutaient les musulmans n'ayant pas émigré, avec l'intention de les faire apostasier ; ou protéger l'établissement de ce dîn (tamkîn ud-dîn), mis en danger par l'attaque de l'ennemi contre la terre d'Islam (dâr ul-islâm) ; de même, qu'il y ait sanction contre l'apostat en terre d'Islam (cliquez ici pour découvrir la nature de cette sanction), cela a comme objectif de protéger le dîn des autres musulmans. Le dîn – dans son existence et son établissement – constitue donc un des principes supérieurs de la législation.
De même, la mention du talion dans les sources a pour but de protéger la vie et l'intégrité physique (nafs), celles-ci relèvent donc des principes supérieurs.
La mention d'une sanction pour consommation d'alcool entend préserver (entre autres choses) la raison et la santé mentale ('aql).
Celle concernant fornication cherche à protéger la filiation (nasl) ; az-Zuhaylî a écrit qu'elle a pour objectif de protéger aussi l'institution de la famille (Ussûl ul-fiqh il-islâmî, p. 1050, note de bas de page).
La sanction concernant le vol entend préserver la sécurité des biens matériels dans la dimension de propriété individuelle (mâl).
Celle concernant la calomnie (qadhf) désire protéger la dignité ('irdh) de l'homme au sein de la société.
C'est ce que ces ulémas ont écrit.
On peut relever aussi que sanction il y a contre l'association de malfaiteurs et qu'elle a pour objectif de sévir contre le fait d'avoir fait disparaître la sécurité ("tafwît ul-amn" / "munkar il-ikhâfa" : Al-Hidâya 2/535-536) : on peut interpréter cela comme allant dans le sens de ce que al-Qaradhâwî propose : la sécurité (amn) de l'individu ferait partie des objectifs supérieurs des enseignements de l'islam.
Serait-il possible d'ajouter à cela l'institution des cinq piliers, et ce eu égard à leur importance particulière au sein des autres devoirs : le témoignage de foi, la prière, le jeûne, la zakât et le pèlerinage ? Le témoignage de foi est ce par quoi on entre dans le dîn, qui fait déjà partie des objectifs supérieurs de la législation ; quant aux quatre autres piliers – prière, jeûne, zakât et pèlerinage –, ils révèlent que le dîn, en tant qu'objectif supérieur, n'est pas seulement à comprendre comme désignant l'existence et l'établissement de la religion agréée par Dieu, mais aussi comme englobant
"les actions ayant comme objectif le développement du lien spirituel avec Dieu, soit al-'ibâdât". L'institution de la zakât – qui, comme des ulémas l'ont relevé, n'est pas une 'ibâda mahdha – a de plus pour objectif d'établir la solidarité (takâful) entre les individus (car nombre de ses postes de dépense – la quasi-totalité d'après l'école hanafite – sont en rapport avec la pauvreté), ce qui constitue encore un des objectifs supplémentaires proposés par al-Qaradhâwî. Si on analyse tant d'autres textes de l'islam, il s'agirait même d'établir non pas seulement la solidarité, mais la fraternité (ukhuwwa), avec de la bonté, de l'affection et de la chaleur humaine ; al-Qaradhâwî a spécifié ce point comme étant un des "objectifs fondamentaux de l'islam dans un autre ouvrage, Fiqh uz-zakât (p. 953) ; il y a précisé que c'est cela qui engendre la takâful.
Le fait que la menace d'un emprisonnement de longue durée constitue, chez certains ulémas, un cas avéré de contrainte (cliquez ici) pourrait être interprété comme le fait que la liberté (hurriya) est, également, un des objectifs supérieurs de la législation musulmane, puisqu'il devient autorisé, pour la sauvegarder, de faire en acte ce qui est interdit en temps normal.
Tout cela – existence de sanctions, nomination comme pilier et constitution d'un cas avéré de contrainte – a pour objectif de favoriser le respect des droits (huqûq) de chacun par chacun, ce qui correspond à l'établissement de la justice ('adl) entre les hommes, choses également proposées par al-Qaradhâwî.
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VII) Si on retient les propositions que nous avons vues, on peut dire que l'ensemble des enseignements de l'islam ont pour objectif d'instituer, de protéger et de développer chez les hommes les éléments qui vont suivre ; ceux-ci peuvent donc être qualifiés d'"objectifs supérieurs des enseignements de l'islam" :
Il y a ainsi :
– 1) "الدِيْن", "ad-dîn" (bi-n-nisbati li iqâmatihî fî hayât il-mar' ash-shaksiyya) : ici le terme "dîn" désigne "la religion agréée par Dieu, soit le dernier message que Dieu a envoyé aux humains" ; concrètement, ici cela recouvre, par rapport aux actions de l'individu :
----- 1.1) l'acceptation de ce message et la préservation de tout ce qui annule l'adhésion à lui (an-nutqu bi-sh-shahâdatayn, wa-l-ijtinâbu 'an nawâqidh-il-islâm) ;
----- 1.2) l'acquisition de la connaissance (ta'allum) de base nécessaire ;
----- 1.3) l'acquisition des croyances autres que celles relatives à ce que nous venons de voir ; le développement de la certitude (yaqîn) par rapport à ces croyances ; ceci constitue respectivement les points C et D dans un autre de nos articles ;
----- 1.4) le développement du lien spirituel avec Dieu, ce qui s'obtient par la purification de l'intérieur de tout ce que Dieu n'aime pas (takhliya) (y compris des actions diminuant l'adhésion au monothéisme parfait), et par l'avancée spirituelle vers Dieu (dhikr ullâh al-qalbî) (il s'agit respectivement des points B et F dans l'article vers lequel nous venons de mettre le lien), laquelle avancée s'obtient par le moyen des actions de rappel (tadhkîr) et par la pratique des actions purement cultuelles (al-'ibâdât) (cliquez ici, ici et ici) (cf. Al-Muwâfaqât, 1/509, où on voit ces différents aspects mentionnés ensemble) ;
----- 1.5) le fait d'accomplir toutes les règles ta'abbudî applicables à soi par rapport au lieu et au moment où on vit, règles qui ont été instituées par l'islam et sont en rapport avec les autres objectifs (ceux que nous allons énumérer ci-après) ;
– 2) "الدِيْن", "ad-dîn" (bi-n-nisbati li tamkînihî fi-l-mujtama' wa fi-l-ardh) : l'effort pour la diffusion et l'établissement du dîn (cf. Al-Muwâfaqât, 1/325, 211, 529) ; ceci se fait par le moyen des actions de revivification des sciences religieuses, et de l'action d'exhorter au bien et d'empêcher le mal, avec toutes les branches de cette dernière action, selon les besoins du moment (cliquez ici) (Izâlat ul-khafâ' 'an khilâfat il-khulafâ', p. 13 ; Asr-é hâdhir mein dîn kî taf'hîm-o-tashrîh, p. 111) (ceci est d'habitude classé comme faisant partie du Maqsad précédent, mais nous l'avons cité séparément, restreignant le précédent au dîn dans son rapport à l'effort de l'individu sur lui-même, nous exposons pourquoi dans un autre article) ;
– 3) "التَكافُل", "at-takâful" : la solidarité dans la société (ceci appartient à ce qui ne relève pas de ce qui fait les intérêts et les plaisirs personnels de l'individu : cf. Al-Muwâfaqât, 1/479-480) ;
– 4) "العَدْل", "al-'adl", l'établissement de la justice dans la société, ce qui se fait par le fait que chacun dans la société jouisse réellement des droits ("الحُقُوْق", "al-huqûq") qui lui sont accordés dans les textes (même remarque que pour la Maqsad précédente) ;
– 5) "الأُخُوَّة", "al-ukhuwwa" : la fraternité dans la société, avec l'affection et la chaleur humaine (même remarque que pour la Maqsad précédente) ;
– 6) "النَفْس", "an-nafs" : la vie, l'intégrité physique, la santé physique de l'individu (ceci, par contre, appartient à ce qui relève des intérêts de l'individu ; et il en sera de même de toutes les Maqsad qui vont suivre) ;
– 7) "عَقْل", "al-'aql" : l'intellect, la raison, l'intelligence, la santé mentale de l'individu ;
– 8) "المال", "al-mâl" : les biens matériels, la propriété individuelle ;
– 9) "النَسْل", "an-nasl" : la filiation, la famille ;
– 10) "العِرْض", "al-'irdh" : la dignité de l'individu au milieu de ses semblables ;
– 11) "الأَمْن", "al-amn" : la sécurité de chaque individu ;
– 12) "الحُرّيّة", "al-hurriya" : le fait de ne pas être emprisonné et de demeurer en liberté ; il y a aussi la liberté, accordée socialement, de demeurer dans une autre religion que l'islam…
(Rappelons qu'il est question ici des objectifs supérieurs de l'ensemble des enseignements de l'islam : la morale et l'éthique sont incluses dans les implications de ces objectifs.)
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VIII) Ces objectifs supérieurs n'ont pas été donnés de façon brute (mujmal), à charge ensuite à chacun de les appliquer comme il le comprendrait selon sa perception personnelle :
Ces objectifs ont été pris en considération, mais au travers de règles et de principes de différentes strates :
– il y a la règle relative à l'action détaillée (hukm juz'î / tafsîlî, mansûs 'alayh), qui est communiquée par les textes des sources ; l'applicabilité de cette règle est parfois commandée par une cause ("sabab") et des conditions ("shurût"), ainsi qu'éventuellement par un principe motivant("'illa") (cliquez ici et ici) ;
– cette règle détaillée (appréhendée en relation avec son principe motivant, 'illa, présent dans l'action) permet soit de réaliser une Maslaha (quand le principe motivant en constitue une), soit de se préserver d'une Mafsada (quand le principe motivant en constitue une) (c'est la réalisation de cette Maslaha ou la préservation de cette Mafsada qui constitue la "hikma juz'iyya" de cette règle) ;
– et la réalisation de cette Maslaha permet de réaliser d'un des objectifs – Maqsad – supérieurs ("maqsad min al-maqâssid al-'ulyâ"), comme le fait de se préserver de cette Mafsada permet de ne pas nuire à un objectif supérieur.
Parfois, entre l'objectif supérieur et la sagesse s'intercale une autre strate encore : celle d'une Maslaha plus générale : une "maslaha 'âmma" / une "maqsad khâss").
Il faut aussi noter ici que, parfois, lorsque la Maslaha que la règle détaillée permet de réaliser fait par ailleurs l'objet d'un impératif explicite dans les textes des sources, on désigne cette Maslaha sous le nom de "hukm kullî" aussi.
Par ailleurs, d'après les écoles malikite et hanbalite, quand un cas nouveau se présente pour lequel on ne trouve pas de cas détaillé similaire dans les textes, on peut se fonder sur la Maslaha pour qu'elle serve de principe-motivant ('illa) par rapport à l'exportation de la règle vers le nouveau cas ; il s'agit du qiyâs ul-maslaha : cliquez ici.
Nous avons donc :
– a) la règle relative à l'action détaillée (hukm juz'î / tafsîlî, mansûs 'alayh), qui est présente dans les textes des sources ; l'applicabilité de cette règle est parfois commandée par une cause ("sabab") et des conditions ("shurût"), ainsi qu'éventuellement à un principe motivant("'illa") ;
– b) cette règle détaillée (appréhendée en relation avec son principe motivant, 'illa, présent dans l'action) permet soit de réaliser une Maslaha (quand le principe motivant en constitue une), soit de se préserver d'une Mafsada (quand le principe motivant en constitue une) (c'est la réalisation de cette Maslaha ou la préservation de cette Mafsada qui constitue la "hikma juz'iyya" de la règle détaillée) ;
– c) et la réalisation de cette Maslaha b permet de réaliser d'un des objectifs – Maqsad – supérieurs ("maqsad min al-maqâssid al-'ulyâ"), comme le fait de se préserver de cette Mafsada b permet de ne pas nuire à un objectif supérieur. (Parfois, la Maslaha b permet la réalisation d'une Maslaha plus générale – "maslaha 'âmma" / "maqsad khâss" – qui vient s'intercaler entre la Maslaha b et le Maqsad c.)
Pour découvrir plusieurs exemples de cette stratification, cliquez ici.
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IX) La prise en considération de ces Maqsad et de leurs différents niveaux pour toute situation entraînant un conflit entre deux Actions Nécessaires, ou deux Actions Interdites, ou une réunion d'une Action Nécessaire et d'une Mafsada, ou d'une Action Interdite et d'une Maslaha :
Le Coran et la Sunna orientent déjà notre raison à propos de ce qui prédomine de Maslaha et de Mafsada au sein des actions humaines. Ainsi, l'islam dit à propos des pays musulmans que, face à une invasion armée, il est obligatoire pour le musulman qui y vit de défendre son pays (c'est une Maslaha), bien que cela mette en danger sa vie (ce qui constitue une Mafsada) : on voit par là que si la préservation de la vie est un des objectifs supérieurs (maqsad), la préservation du dîn établi dans son pays envahi a ici priorité sur elle… (La loi dans les pays laïques dit d'ailleurs chose très voisine aux citoyens de ceux-ci.)
De même, Dieu a dit explicitement de l'alcool qu'il contient "des bienfaits pour les humains" et "une grande nocivité", mais "sa nocivité est plus grande que son bienfait" (Coran 2/219). Le bienfait de l'alcool est qu'il procure par exemple à l'organisme une sensation de chaleur et l'aide ainsi à supporter le froid ; de plus, la consommation de vin en quantité modérée a des effets bénéfiques sur le muscle cardiaque. Le méfait de l'alcool consiste notamment en tous les ravages que sa consommation engendre chez l'individu sur le plan physique, sur sa santé mentale, chez la famille et chez la société. On voit par là que si ce qui contribue à la préservation de la santé physique (nafs) est recherché, ici les méfaits que cela engendre par ailleurs a fait que Dieu a jugé que ce bienfait de l'alcool n'est pas suffisant pour contrebalancer les ravages qu'il cause par ailleurs, et Il l'a donc strictement interdit.
C'est ce qui est ainsi formulé : "Dieu n'a rendu obligatoire quelque chose que parce que cela renferme pour l'homme une Maslaha Khâlissa (Pure) ou Râjiha (Dominant ce que cela renferme aussi de Mafsada). Et Dieu n'a interdit quelque chose que parce que cela renferme pour l'homme une Mafsada Khâlissa (Pure) ou Râjiha (Dominant ce que cela renferme aussi de Maslaha)."
"والشريعة إنما تأمر بالمصالح الخالصة أو الراجحة" (MF 1/194) ; "والشارع لا يحظر على الإنسان إلا ما فيه فساد راجع أو محض. فإذا لم يكن فيه فساد أو كان فساده مغمورا بالمصلحة لم يحظره أبدا" (MF 29/180) ; "ويكفي المسلم أن يعلم أن الله لم يحرم شيئا إلا ومفسدته محضة أو غالبة. وأما ما كانت مصلحته محضة أو راجحة فإن الله شرعه" (MF 27/178).
"إذا عظمت المصلحة، أوجبها الرب في كل شريعة؛ وكذلك إذا عظمت المفسدة، حرمها في كل شريعة" (Qawâ'id ul-ahkâm fî islâh il-anâm, 1/61). "فكل مأمور به ففيه مصلحة الدارين أو إحداهما؛ وكل منهي عنه ففيه مفسدة فيهما أو في إحداهما" (Qawâ'id ul-ahkâm fî islâh il-anâm, 1/11) (voir aussi 1/39).
"Et il se peut que vous n'aimiez pas une chose alors qu'elle est bonne pour vous. Et il se peut que vous aimiez une chose alors qu'elle est mauvaise pour vous. Dieu sait et vous ne savez pas" (Coran 2/216).
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Cependant, l'idéal est une chose et le réel est une chose. Et, parfois, le Réel fait que le musulman se retrouve dans une situation où, s'il ne commet pas un interdit, il demeure (ou bien tombe) dans un problème plus grand encore. A l'exemple de Aïcha (que Dieu l'agrée), qui, étant allée chercher son collier, est restée sans le vouloir en arrière de l'armée. Or, les gens chargés de hisser son palanquin sur le chameau ne se sont pas rendus compte qu'elle ne s'y trouvait pas, à cause de son poids léger. C'est ainsi qu'elle se retrouva toute seule au beau milieu de nulle part, dans le désert d'Arabie.
Safwân ibn ul-Mu'attal (que Dieu l'agrée), qui marchait en arrière de l'armée, vit de loin une forme humaine ; s'étant approchée, il reconnut Aïcha, prononça le formule de Istirjâ', et, sans dire un mot, descendant de son chameau, le lui présenta. Or, pour une femme, voyager seule avec un homme qui n'est ni son mari ni son proche parent, cela est interdit. Mais si, dans cette situation, Aïcha appliquait cet interdit, elle devait rester seule dans le désert plus longtemps encore (le temps que Safwân rattrape l'armée et informe le Prophète de ce qui s'était passé, et que celui-ci envoie un proche de Aïcha la récupérer), ce qui constituait une Mafsada plus grande encore... Elle n'eut d'autre choix que d'accepter de cheminer sur la monture de Safwân, celui-ci marchant devant.
Faire un effort pour chercher si on peut avoir recours à une action en soi interdite parce que la situation entraîne que si on ne fait pas cette action interdite, on tombera dans une Mafsada plus grande encore, ou bien on négligera une action comportant une Maslaha nécessaire, ou bien si on peut délaisser une action obligatoire parce que la situation entraîne que si on fait cette action obligatoire, on négligera une action comportant une Maslaha encore plus nécessaire : cela devient nécessaire quand ces deux éléments s'y trouvent exceptionnellement présents (Ijtimâ'u mâ huwa Maslaha fî nazar ish-shar' wa mâ huwa Mafsada fî nazarihî / Izdihâm ul-Hassanatayn / Izdihâm us-Sayyi'atayn) : quand les circonstances font qu'entreprendre quelque chose, cela constitue, ou mène à, faire deux actions, la première étant une maslaha shar'iyya mais la seconde étant une mafsada shar'iyya. Il s'agit alors de déterminer qu'est-ce qui, de cette maslaha et de cette mafsada, prédomine, afin de statuer en fonction.
Cette détermination se fait :
--- d'une part par considération pour la classification verticale des différents niveaux de Maslaha ou de Mafsada (dharûrî / hâjî / tahsînî),
--- mais aussi, d'autre part, par référence à la classification horizontale (de l'important au plus important) des différents Maqsads auxquels les Maslaha ou Mafsada en présence se rattachent.
En effet :
--- pour une Maslaha de niveau dharûrî mêlée à une Mafsada de niveau tahsînî, c'est la première qui l'emporte, quel que soit le Maqsad auquel ces Maslaha et Mafsada sont rattachées ;
--- par contre, si une Maslaha de niveau hâjî se trouve mêlée à une Mafsada de même niveau (hâjî), c'est la Maslaha ou la Mafsada reliée à la Maqsad la plus importante qui sera considérée prioritaire.
Par ailleurs, si l'action ne renferme pas en soi cette Maslaha ou cette Mafsada (layssa fi-l-hâl), mais est seulement susceptible de l'entraîner (yufdhî ilayh fi-l-ma'âl), et ce à cause du contexte (différent de celui de l'époque du Prophète), il y a encore la prise en considération de la probabilité de cet entraînement (yaqîn / zann ghâlib / zann mujarrad / shakk / wahm : certain / fort probable / probable / possible à 50% / peu probable) (c'est ce que Aïcha avait fait à propos de la venue des femmes à la mosquée, et ce par rapport à la dégradation des moeurs qu'elle constatait dans le nouveau contexte : cliquez ici).
Lire à ce sujet :
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C'est ici qu'il faut souligner un point important... On ne peut se passer des textes des sources et se fonder sur sa raison pure pour procéder à cet exercice. C'est-à-dire que pour procéder à l'exercice de l'évaluation (muwâzana) entre Maslaha et Mafsada, on ne peut se fonder sur sa raison pure ; il faut se référer aux indices que les textes des sources ont laissés à travers les règles détaillées (ahkâm tafsîliyya /juz'iyya) qu'ils communiquent ; ces sources éclairent donc la raison humaine quant à l'échelle existant entre les différents Maqâssid des prescriptions et entre les différents niveaux de Maslaha / Mafsada que chaque action renferme.
Ibn Taymiyya écrit :
"{فاتقوا الله ما استطعتم} . فإذا ازدحم واجبان لا يمكن جمعهما فقدم أوكدهما لم يكن الآخر في هذه الحال واجبا ولم يكن تاركه لأجل فعل الأوكد تارك واجب في الحقيقة. وكذلك إذا اجتمع محرمان لا يمكن ترك أعظمهما إلا بفعل أدناهما لم يكن فعل الأدنى في هذه الحال محرما في الحقيقة. وإن سمي ذلك ترك واجب وسمي هذا فعل محرم باعتبار الإطلاق لم يضر. ويقال في مثل هذا ترك الواجب لعذر وفعل المحرم للمصلحة الراجحة أو للضرورة؛ أو لدفع ما هو أحرم وهذا كما يقال لمن نام عن صلاة أو نسيها: إنه صلاها في غير الوقت المطلق قضاء. هذا وقد قال النبي صلى الله عليه وسلم {من نام عن صلاة أو نسيها فليصلها إذا ذكرها فإن ذلك وقتها لا كفارة لها إلا ذلك} . وهذا باب التعارض باب واسع جدا لا سيما في الأزمنة والأمكنة التي نقصت فيها آثار النبوة وخلافة النبوة، فإن هذه المسائل تكثر فيها؛ وكلما ازداد النقص ازدادت هذه المسائل. ووجود ذلك من أسباب الفتنة بين الأمة؛ فإنه إذا اختلطت الحسنات بالسيئات وقع الاشتباه والتلازم: فأقوام قد ينظرون إلى الحسنات فيرجحون هذا الجانب وإن تضمن سيئات عظيمة؛ وأقوام قد ينظرون إلى السيئات فيرجحون الجانب الآخر وإن ترك حسنات عظيمة؛ والمتوسطون الذين ينظرون الأمرين قد لا يتبين لهم أو لأكثرهم مقدار المنفعة والمضرة أو يتبين لهم فلا يجدون من يعينهم العمل بالحسنات وترك السيئات؛ لكون الأهواء قارنت الآراء ولهذا جاء في الحديث: {إن الله يحب البصر النافذ عند ورود الشبهات ويحب العقل الكامل عند حلول الشهوات} . فينبغي للعالم أن يتدبر أنواع هذه المسائل"
"(...) Ce chapitre de l'opposition ("ta'ârudh") est un chapitre très vaste, particulièrement dans les époques et les lieux dans lesquels les traces du prophétat et du califat du prophétat ont diminué : ces questions-là se posent alors en grand nombre. Et autant cette diminution s'amplifie, autant ces questions augmentent. La présence de cette ["ta'ârudh"] constitue une des causes de trouble dans la Umma ; en effet, lorsque les actes de bien se retrouvent (ainsi) imbriqués aux actes de mal, se produisent alors le flou et la difficulté à séparer [le bien du mal] [dans le texte : "talâzum"] : il y a alors des gens qui prennent en considération : les actes de bien seulement, et leur donnent préférence même s'ils impliquent d'énormes actes de mal ; et d'autres gens qui prennent en considération : les actes de mal seulement, et donnent préférence au fait de (les délaisser), même si cela implique de délaisser d'énormes actes de bien. (...)" (MF 20/57-58).
" فتبين أن السيئة تحتمل في موضعين دفع ما هو أسوأ منها إذا لم تدفع إلا بها وتحصل بما هو أنفع من تركها إذا لم تحصل إلا بها؛ والحسنة تترك في موضعين إذا كانت مفوتة لما هو أحسن منها، أو مستلزمة لسيئة تزيد مضرتها على منفعة الحسنة. هذا فيما يتعلق بالموازنات الدينية.
وأما سقوط الواجب لمضرة في الدنيا؛ وإباحة المحرم لحاجة في الدنيا؛ كسقوط الصيام لأجل السفر؛ وسقوط محظورات الإحراموأركان الصلاة لأجل المرض فهذا باب آخر يدخل في سعة الدين ورفع الحرج الذي قد تختلف فيه الشرائع؛ بخلاف الباب الأول؛ فإن جنسه مما لا يمكن اختلاف الشرائع فيه وإن اختلفت في أعيانه بل ذلك ثابت في العقل"
"Il ainsi devenu clair que l'acte de mal est supporté en deux occasions :
- repousser l'acte qui est plus mauvais que lui, lorsque cet (acte) ne peut être évité que par le biais (du recours au premier acte de mal) ;
- pratiquer l'acte que le fait de pratiquer est plus profitable que le fait de délaisser, lorsque cet acte ne peut être pratiqué que par le biais (du recours au premier acte de mal).
Et l'acte de bien est délaissé en deux occasions :
- lorsqu'il fait perdre l'acte [de bien] qui est meilleur que lui ;
- lorsqu'il implique un acte de mal dont le méfait est supérieur à son bienfait à lui.
Tout ceci relève de ce qui est lié aux muwâzanât du dîn.
(...)" (MF 20/53).
Ibn Taymiyya écrit encore (à la fin de ce qu'il écrit à propos du Amr bi-l-ma'rûf et Nah'y 'an il-munkar précisément, mais qu'il vient de relier au principe plus général de soupeser la maslaha et la mafsada dans bien d'autres actions) :
"وجماع ذلك داخل في القاعدة العامة: فيما إذا تعارضت المصالح والمفاسد والحسنات والسيئات أو تزاحمت؛ فإنه يجب ترجيح الراجح منها فيما إذا ازدحمت المصالح والمفاسد وتعارضت المصالح والمفاسد. فإن الأمر والنهي وإن كان متضمنا لتحصيل مصلحة ودفع مفسدة فينظر في المعارض له فإن كان الذي يفوت من المصالح أو يحصل من المفاسد أكثر لم يكن مأمورا به؛ بل يكون محرما إذا كانت مفسدته أكثر من مصلحته.
لكن اعتبار مقادير المصالح والمفاسد هو بميزان الشريعة! فمتى قدر الإنسان على اتباع النصوص لم يعدل عنها؛ وإلا اجتهد برأيه لمعرفة الأشباه والنظائر؛ وقل أن تعوز النصوص من يكون خبيرا بها وبدلالتها على الأحكام"
"Mais la considération des degrés des maslaha et des mafsada se fait selon la balance (mîzân) de la Loi. Aussi :
– tant qu'il y a la possibilité de suivre les textes, on ne doit pas le délaisser [et chercher à établir par lui-même les degrés des maslaha et mafsada] ;
– au cas où ce n'est pas possible, on fait l'effort de son opinion pour connaître les cas semblables etles cas ressemblants. Et il y a en fait peu de cas où les textes feront défaut à qui connaît parfaitement et les textes et leur indication des normes" (MF 28/129).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).