Deux questions quant aux objets dont le nom a été mentionné dans le Coran ou la Sunna relié à une règle précise (hukm) :
Première question : Parfois une légère transformation se produit dans l'objet, qui entraîne un changement de nom ; suffit-elle, ou bien est-ce une transformation de la nature même qui est nécessaire pour que la règle ne soit plus applicable ?
Seconde question : Est-il permis de provoquer délibérément cette transformation avec l'objectif que la règle ne soit plus applicable, ou bien cela relève-t-il d'une hîla interdite ?
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A ce sujet les hadîths suivants peuvent être cités…
– A) Hadîth de Ibn Abbâs :
"عن ابن عباس، قال: رأيت رسول الله صلى الله عليه وسلم جالسا عند الركن، قال: فرفع بصره إلى السماء فضحك، فقال: "لعن الله اليهود ثلاثا، إن الله حرم عليهم الشحوم فباعوها وأكلوا أثمانها. وإن الله إذا حرم على قوم شيئًا، حرم عليهم ثمنه"
Ibn Abbâs rapporte que le Prophète (sur lui soit la paix) a dit à propos de certains croyants se référant à la Loi de Moïse (sur lui soit la paix) : "Dieu leur avait interdit les graisses, (mais) ils les vendirent et en mangèrent la contrepartie marchande" ; il existe deux versions quant à la suite du hadîth :
– d'après une version (que j'appellerai ici la version 1) : "وإن الله إذا حرم على قوم شيئا، حرم عليهم ثمنه" : "Or lorsque Dieu interdit quelque chose, il interdit aussi la contrepartie marchande de cette chose" (Ahmad, 2961) ;
– d'après une autre version (que j'appellerai ici la version 2) : "وإن الله إذا حرم على قوم أكل شيء، حرم عليهم ثمنه" : "Or lorsque Dieu interdit de manger quelque chose, il interdit aussi la contrepartie marchande de cette chose" (Abû Dâoûd, 3488).
– B) Hadîth de Jâbir :
"عن جابر بن عبد الله رضي الله عنهما، أنه: سمع رسول الله صلى الله عليه وسلم، يقول عام الفتح وهو بمكة: "إن الله ورسوله حرم بيع الخمر، والميتة والخنزير والأصنام." فقيل: يا رسول الله، أرأيت شحوم الميتة، فإنها يطلى بها السفن، ويدهن بها الجلود، ويستصبح بها الناس؟ فقال: "لا، هو حرام." ثم قال رسول الله صلى الله عليه وسلم عند ذلك: "قاتل الله اليهود إن الله لما حرم شحومها جملوه، ثم باعوه، فأكلوا ثمنه"
Jâbir rapporte quant à lui que le Prophète (sur lui soit la paix) a dit ceci à propos des mêmes croyants : "Lorsque Dieu leur interdit les graisses, ils les firent fondre, les vendirent et en mangèrent la contrepartie marchande" (al-Bukhârî 2121, Muslim 1581).
– C) Hadîth de Omar ibn ul-Khattâb :
"عن ابن عباس رضي الله عنهما قال: بلغ عمر بن الخطاب أن فلانا باع خمرا، فقال: قاتل الله فلانا، ألم يعلم أن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "قاتل الله اليهود حرمت عليهم الشحوم، فجملوها فباعوها"
Omar ibn ul-Khattâb rapporte que le Prophète (sur lui soit la paix) a dit à ce même propos : "Les graisses leur avaient été interdites, ils les firent fondre et les vendirent" (al-Bukhârî 2110, Muslim 1582).
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Ici deux questions se posent :
– i) Qu'est-ce qui "avait été explicitement interdit" à ces croyants de cette communauté antérieure :
--- manger ces graisses d'animaux ?
--- ou bien vendre ces graisses ?
– ii) Et à quelle hîla (astuce pour contourner la règle) ont-il eu recours ?
Il y a divergence sur le sujet...
--- Ibn Hajar a choisi la première option : ce qui leur avait été explicitement interdit était de manger ces graisses (Fath ul-bârî 4/524) :
Le fait est que (d'après l'interprétation shafi'ite) ce dont toute utilisation est interdite pour tout croyant et croyante, il est interdit de le vendre (ce qui correspond à la version "1" du hadîth A).
De même, ce que les gens utilisent principalement de la façon interdite et secondairement de la façon permise et dont l'utilisation de façon interdite concerne tout croyant et croyante, il est également interdit de le vendre (ce qui correspond à la version "2" du hadîth A) (cliquez ici).
Et c'était le cas de ces graisses pour ces croyants : ils ne devaient pas les consommer ni les utiliser (Shar'h Muslim 11/8).
Eu égard à cette règle, et même si cela ne leur avait pas été spécifié, il leur était aussi interdit de vendre ces graisses.
Dès lors, ce que le Prophète a ici mis en exergue est que les textes ayant interdit la consommation d'une chose "X", ces croyants ont eu recours à la hîla qui consiste à vendre cette chose pour en retirer de l'argent et utiliser ensuite celui-ci, arguant qu'on n'a pas utilisé la chose interdite "X" mais seulement sa contrepartie marchande.
Etaye cette première option le fait que Samura ayant vendu de l'alcool à un non-musulman (apparemment Samura savait qu'il était interdit de consommer de l'alcool mais ne savait pas que le Prophète en avait également interdit la vente : c'est une des interprétations de son acte, et c'est celle que Ibn Hajar a retenue), Omar, ayant appris cela, cita ce hadîth pour rappeler que ce qu'il est interdit de consommer, il est aussi interdit de le vendre : cela est dit dans le hadîth C suscité. Le hadîth concernant la vente des graisses semble donc bien vouloir dire que c'était le fait de consommer ces graisses qui avait été explicitement interdit à ces croyants d'une communauté antérieure, et que ce qu'il leur a été reproché est d'avoir vendu ce qui leur avait été interdit de consommer (Fath ul-bârî 4/523-524).
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--- Si par contre on considère la seconde option, ce hadîth signifierait que vendre ces graisses leur avait été également explicitement interdit :
Dès lors, ce que le Prophète a ici mis en exergue est que la révélation ayant explicitement interdit la vente d'une chose nommée X, ces croyants eurent recours à la hîla qui consiste à changer légèrement cette chose au point de ne plus l'appeler X mais X', afin de pouvoir faire valoir que le texte de la révélation parlant de la vente de X, l'interdiction ne s'applique pas à la vente de X'. La hîla a donc consisté en le fait de réaliser ce genre de transformation dans une chose interdite pour pouvoir contourner la règle.
Etayent cette seconde option les deux versions rapportées par Jâbir (hadîth B) et Omar (hadîth C), où il est dit qu'ils ont eu recours à la fonte des graisses avant de les vendre. Cela pourrait indiquer que consommer ces graisses mais aussi les vendre leur avaient été explicitement interdits, et qu'ils pensèrent qu'en les faisant fondre ils pourraient contourner l'interdit de vente parce que le nom serait changé.
Je penche (maylân) vers cette seconde interprétation.
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Ici surgit une question :
Cette seconde interprétation implique qu'ils devaient jeter ces graisses et non pas chercher à les transformer pour les vendre. Pourquoi, alors, l'école hanafite dit-elle qu'il est interdit de consommer de le vin et de le vendre, mais qu'il est autorisé de le transformer volontairement en vinaigre (cliquez ici), et ensuite de consommer celui-ci ou le vendre ? Le principe qu'induisent les hadîths suscités ne voudrait-il pas qu'on ne cherche pas à le transformer afin d'en changer le nom ?
De même, certains shafi'ites disent que, le hadîth ayant interdit de vendre des idoles, si quelqu'un a trouvé une idole enfouie dans sa terre, il ne peut bien sûr pas la vendre ni l'offrir telle quelle ; par contre, s'il la brise en petits morceaux, il peut vendre ces morceaux en tant que gravats (Shar'h Muslim 11/7-8 ; Fat'h ul-bârî 4/537). Le principe des hadîths cités plus haut ne voudrait-il pas qu'on ne cherche pas à transformer la statue afin d'en changer le nom ?
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Ce que je me contenterai de dire c'est que théoriquement il y a ici 2 possibilités...
----- Première possibilité :
Lorsque le principe dit qu'il est interdit de vendre quelque chose parce qu'il est interdit de l'utiliser, cela signifie qu'il est également interdit de chercher à le transformer, même complètement, avec l'objectif que la règle ne soit plus applicable au produit nouveau ; le produit interdit doit tout simplement être jeté.
Cependant, dans l'école hanafite le cas de l'alcool fait exception à cette règle, dans la mesure où si on ne peut ni utiliser ni vendre du vin tel quel, on peut cependant chercher à le transformer en vinaigre, qu'on pourra utiliser ou vendre.
Ce caractère exceptionnel est peut-être dû au fait que la transformation complète du vin se fait sans contact direct avec le vin : il suffit d'ajouter le produit voulu dans le récipient. Par contre, il faut manipuler les graisses illicites pour pouvoir les transformer complètement, d'où l'interdiction de chercher à le faire à leur sujet.
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----- Seconde possibilité :
Le cas évoqué dans le hadîth rapporté par Ibn Abbâs, Jâbir et Omar revient au fait que ces croyants de la communauté antérieure n'avaient procédé qu'à un simple changement d'état, la graisse étant passée de l'état solide à l'état liquide : le changement de nom qui s'est alors opéré n'exprime aucun changement de nature (lequel a, seul, une répercussion sur l'applicabilité de la règle), mais un simple changement d'état, ce qui en soi n'est pas suffisant pour induire une non-applicabilité de la règle.
Par contre, lorsque le produit illicite a subi une transformation complète (une dilution, ou une transformation chimique), la règle n'est effectivement plus applicable et on peut utiliser le produit fini ou le vendre. C'est dans ce sens que va l'avis des hanafites autorisant de transformer le vin en vinaigre. C'est également dans ce sens que va l'avis de certains shafi'ites autorisant celui qui a trouvé une idole enfouie dans sa terre, de la briser en petits morceaux et de vendre ceux-ci en tant que gravats (Shar'h Muslim 11/7-8 ; Fat'h ul-bârî 4/537).
On pourrait donc également chercher à transformer les graisses illicites pour ensuite les consommer, mais à condition que la transformation soit complète (du moins d'après l'école hanafite, car l'école shafi'ite est quant à elle très restrictive quant au caractère licite d'un aliment pour cause de "transformation complète").
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----- Je penche (maylân) vers cette seconde possibilité.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).