Comme chacun le sait, si les sources de l'islam sont les mêmes – le Coran et les Hadîths – leur interprétation a donné au fil des siècles naissance à plusieurs écoles de jurisprudence : l'école hanafite, l'école mâlikite, l'école shâfi'ite, l'école hanbalite… Doit-on suivre une de ces écoles juridiques particulières ou chacun peut-il se référer directement aux textes du Coran et des Hadîths ? Chaque musulmane et chaque musulman n'ont pas les connaissances voulues pour interpréter ces deux sources, ni même pour faire le tri, dans les règlements établis par une école juridique donnée, entre ce qui y est immuable, et ce qui y est lié au contexte dans lequel des savants appartenant à cette école ont vécu. S'ils se réfèrent aux avis des savants, tournent-ils le dos aux sources premières de l'islam ?
Les positions sont parfois assez virulentes entre les partisans de telle ou telle réponse. Nous allons tenter d'apporter des éléments de réponse à cette question assez sensible.
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Cernons tout d'abord le point du débat :
1) Ce qui est certain c'est que le droit de rendre quelque chose permis, interdit ou obligatoire appartient en exclusivité à Dieu. Par ailleurs, Dieu nous a dit d'obéir à ce qu'Il dit et à ce que Son Messager dit (Coran). Ce qui revient à dire que les textes du Coran et des Hadîths sont les références suprêmes.
2) Ce qui est également certain, c'est qu'il faut également se référer aux avis de nos pieux prédécesseurs (as-Salaf us-sâlih). Nos sources ne sont que le Coran et les Hadîths. S'il faut se référer aux avis de ceux qui nous ont précédé, ce n'est pas en tant qu'autre source de législation mais seulement afin que nous puissions nous orienter dans notre compréhension de nos deux sources, afin que nous ne nous trompions pas dans ce qui peut être équivoque. Ceci d'autant plus que nous considérons sincèrement les Compagnons du Prophète et les deux générations qui les ont suivis dans le bien comme étant, selon les termes mêmes du Prophète, d'une part "la meilleure partie de cette Communauté", d'autre part les plus proches de la compréhension correcte des sources.
3) Ce qui est également certain c'est qu'il n'est pas permis de suivre l'avis de quelqu'un lorsque cet avis contredit ce que dit un verset du Coran ou un Hadîth du Messager de Dieu.
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Alors pourquoi chaque musulman ne se réfère-t-il pas directement au Coran et aux Hadîths ?
En fait, les musulmans ne sont pas tous du même niveau par rapport à leurs connaissances des textes des sources et de leur capacité à en extraire des principes pour les appliquer aux nouvelles questions. Selon Shâh Waliyyullâh, il y a sur ce point, parmi les musulmans, les 5 niveaux suivants :
– 1) al-mujtahid al-mutlaq : celui qui connaît suffisamment de textes du Coran et de la Sunna et les comprend, est capable de concilier ceux d'entre eux qui sont apparemment divergents et est capable d'en extraire des principes juridiques, tout ceci directement et sans référence à des principes d'interprétation déjà structurés. Cela requiert des compétences exceptionnelles. Et c'est ce que pratiquaient les savants musulmans aux noms desquels sont attachées des écoles d'interprétation juridique : Abû Hanîfah, Mâlik ibn Anas, ash-Shâfi'î, Ahmad ibn Hanbal... C'est ce que pratiquaient aussi d'autres personnages : al-Awzâ'î, al-Layth, al-Bukhârî, at-Tabarî, etc.
– 2) al-mujtahid al-mutlaq al-muntassib : celui qui possède globalement les compétences de la catégorie ci-dessus, mais qui s'est affilié à une école juridique, à l'exemple de Abû Yûssuf et de Muhammad ibn ul-Hassan au sein de l'école hanafite.
– 3) al-mujtahid fi-l-madh'hab : celui qui, dans le cadre global d'une école d'interprétation juridique, est capable de vérifier, pour ce qui relève de nouvelles questions juridiques (massâ'il), la présence de principes juridiques issus du Coran et de la Sunna, et aussi de prendre en compte le contexte pour modifier des règlements élaborés dans le passé par d'autres savants. Cette catégorie d'ijtihâd demande également des compétences très poussées, mais qui sont néanmoins moins rares.
– 4) al-'âlim al-mutabahhir : celui qui a des connaissances approfondies et connaît le sens des textes du Coran et de la Sunna et connaît parfaitement les interprétations qu'en ont données les savants avant lui.
– 5) al-'âmîy : celui qui ne connaît des règlements de l'islam que les grandes lignes (cf. 'Iqd ul-jîd fî ahkâm il-ijtihâd wa-t-taqlîd, Shâh Waliyyullâh).
Dès lors, que dire à celui qui appartient à la cinquième, ou même à la quatrième ou à la troisième catégories ? Qu'il doit rechercher de lui-même les règlements voulus à partir des sources de l'islam, et qu'il doit ne rien pratiquer jusqu'au moment où il sera capable d'extraire lui-même ces règlements ? Ou bien qu'il lui faut suivre les règles émises par un autre musulman avec l'intention de suivre le Coran et les Hadîths ? Il ne faut pas oublier que parfois, des Hadîths sont authentiques mais disent des choses qui se contredisent apparemment : le rôle du mujtahid est alors de concilier ces Hadîths. Cet homme en est-il capable ?
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Suivre (ittibâ') les avis d'un savant, est-ce tourner le dos au Coran et aux Hadîths ?
Non, bien sûr.
Il y a bien à ce sujet le propos de Ibn Hazm disant que suivre les fatwas d'un savant est interdit, car il s'agit de suivre le Coran et les Hadîths.
Mais cette interdiction, explique Shâh Waliyyullâh, est applicable uniquement au cas où le fait de suivre ainsi les fatwas d'un savant devient excessif, c'est-à-dire dans l'un des trois cas suivants :
a) soit considérer que la prière faite sous la direction (imâma) de celui qui suit une école juridique différente n'est systématiquement pas valable ;
b) soit considérer que le savant dont on suit les fatwas est infaillible et qu'il ne peut donc jamais faire d'erreur, même involontaire ;
c) soit avoir les compétences voulues pour savoir que telle opinion de tel savant contredit formellement un Hadîth authentique et clair, mais rester cramponné quand même à cette opinion par esprit sectaire.
Ces trois cas, écrit Shâh Waliyyullâh, tombent sous le coup de l'interdiction.
Le propos d'Ibn Hazm, ajoute-t-il, ne peut cependant pas s'appliquer à celui qui a bien l'intention de suivre le Coran et les Hadîths mais n'a pas les compétences voulues pour :
1) connaître une très grande quantité de Hadîths du Prophète et différencier ce qui en est authentique de ce qui ne l'est pas ;
2) savoir comment concilier ceux d'entre les Hadîths qui sont apparemment divergents ;
3) savoir comment extraire des textes du Coran et des Hadîths les principes qui pourront être appliqués aux nouvelles questions.
Un musulman n'ayant pas ces compétences doit bien, écrit Shâh Waliyyullâh, suivre les fatwas d'un mufti, et ce avec l'intention de suivre de la sorte le Coran et les Hadîths (sachant que le mufti ne fait soit qu'en répéter les règles, soit en appliquer les principes à de nouvelles questions juridiques).
Ne pouvant pas connaître les éventuelles erreurs de ce mufti, il suffit à ce musulman de garder à l'esprit qu'en dehors du Prophète, nul n'est infaillible dans ses opinions. Après tout, conclut Shâh Waliyyullâh, même à l'époque du Prophète (sur lui la paix) et des Compagnons, les musulmans avaient l'habitude de demander des fatwas à ceux d'entre eux qui avaient des compétences en matière d'interprétation du Coran et des Hadîths (cf. Hujjatullâh il-bâligha, 1/443-447). Nous en avons fourni un exemple dans notre article parlant des Mutamadh'hib et des Ghayr Mutamadh'hib, avec Ibn Abbâs et des musulmans qui avaient confiance en l'avis de Zayd.
"Aucun reproche ne peut être fait à celui qui ne considère permis que ce que Dieu et Son Messager ont déclaré permis, et interdit ce que Dieu et Son Messager ont déclaré interdit, mais qui, se sachant manquer de connaissances pour connaître les nombreux Hadîths du Prophète (sur lui la paix), pour savoir comment concilier les Hadîths qui sont apparemment divergents, et pour savoir comment extraire des textes du Coran et des Hadîths les principes à appliquer dans les nouvelles questions, suit un savant qu'il considère très compétent. Ce faisant, il garde l'intention de suivre ainsi le Coran et les Hadîths et de délaisser l'avis de ce savant sans dénigrement s'il apparaît de façon sûre que cet avis contredit un Hadîth authentique et clair du Prophète" (d'après Hujjat ullâh il-bâligha, 1/446-447).
Shâh Waliyyullâh écrit : "La Communauté du Prophète – ou au moins ceux qui sont à considérer parmi elle – s'est mise d'accord jusqu'aujourd'hui pour considérer qu'il est permis de suivre une de ces quatre écoles. Il y a en cela des bienfaits qui sont clairs, spécialement aujourd'hui où les ardeurs à l'effort ont diminué, où les âmes s'adonnent abondamment à la recherche du plaisir, et où chacun se complaît dans son avis personnel" (Hujjat ullâh il-bâligha, 1/442).
Se référer à une école donnée, oui donc, cela est nécessaire pour tout musulman qui n'a pas les capacités voulues pour interpréter directement le Coran et les Hadîths (cf. As-sahwa al-islâmiyya bayn al-ikhtilâf alm-mashrû' wat-tafarruq al-madhmûm, pp. 134, 140 et 142). C'est bien pourquoi moi, l'auteur des articles de ce site, je suis l'école hanafite (attabi' ul-madh'hab al-hanafî). Comme l'a écrit Shâh Waliyyullâh, "il y a en cela des bienfaits qui sont clairs, spécialement aujourd'hui où les ardeurs à l'effort ont diminué, où les âmes s'adonnent abondamment à la recherche du plaisir, et où chacun se complaît dans son avis personnel".
"ومما يناسب هذا المقام التنبيه على مسائل ضلت في بواديها الافهام وزلت الأقدام، وطغت الأقلام.
منها أن هذه المذاهب الأربعة المدونة المحررة قد اجتمعت الأمة - أو من يعتد به منها - على جواز تقليدها إلى يومنا هذا. وفي ذلك من المصالح ما لا يخفى لا سيما في هذه الأيام التي قصرت فيها الهمم جدا، وأشربت النفوس الهوى وأعجب كل ذي رأي برأيه. فما ذهب إليه ابن حزم حيث قال: "التقليد حرام لا يحل لأحد أن يأخذ قول أحد غير رسول الله صلى الله عليه وسلم بلا برهان (...)"، إنما يتم فيمن له ضرب من الاجتهاد ولو في مسألة واحدة، وفيمن ظهر عليه ظهورا بيّنا أن النبي صلى الله عليه وسلم أمر بكذا، ونهى عن كذا، وأنه ليس بمنسوخ، إما بأن يتتبع الأحاديث وأقوال المخالف والموافق في المسألة فلا يجد لها نسخا، أو بأن يرى جمعا غفيرا من المتبحرين في العلم يذهبون إليه، ويرى المخالف له لا يحتج إلا بقياس أو استنباط أو نحو ذلك، فحينئذ لا سبب لمخالفة حديث النبي صلى الله عليه وسلم إلا نفاق خفي، أو حمق جلي"
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C'est l'excès qui est blâmable quand on suit une école juridique :
C'est de l'excès que les musulmans doivent se préserver, écrit aussi Shâh Waliyyullâh. Or, les degrés d'excès pouvant apparaître chez les uns et les autres sont différents. Les lignes suivantes ressortent de ce que Shâh Waliyyullâh a écrit...
Pour le musulman qui est du niveau 2, il est sûr que de toutes façons il changera tout avis de son école qui contredit un Hadîth authentique et clair. C'est par exemple ce que Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan ont fait par rapport à de nombreux avis de Abû Hanîfa.
En ce qui concerne celui qui est du niveau 3, il doit "chercher suffisamment de Hadîths pour se préserver de contredire un Hadîth authentique et clair et ce sur quoi les pieux prédécesseurs se sont mis d'accord" (Iqd ul-jîd, Shâh Waliyyullâh, p. 79). Il doit également actualiser les règles que les savants du passé de son école ont émis en fonction du contexte dans lequel ils vivaient (voir Iqd ul-jîd, p. 81).
Quant au musulman du niveau 4, s'il s'aperçoit, après des recherches poussées (tabahhur, ijtihâd wa law fî mas'alah), qu'un avis donné de l'école juridique qu'il suit n'est pas conforme à ce que dit un Hadîth authentique et clair, il doit délaisser cet avis et suivre le Hadîth.
Par rapport au musulman qui est du niveau 3 ou 4, l'excès consiste à avoir découvert, après des recherches poussées et approfondies (tabahhur), qu'un avis donné de l'école juridique qu'il suit n'est pas conforme à ce que dit un Hadîth authentique et clair, mais de penser quand même : "Je préfère faire une interprétation forcée – ta'wîl – de la parole du Prophète plutôt que de délaisser cet avis de mon école". Voilà l'excès dont il faut se préserver.
A celui qui ne connaît des règles de l'islam que les grandes lignes (niveau 5), on ne peut pas demander de faire des recherches approfondies ! Pour lui, l'excès c'est de se mettre à penser ceci : "Ce savant ne peut pas se tromper, et même s'il apparaissait clairement qu'il s'est trompé à propos d'un avis, je suivrais quand même cet avis". C'est cela, écrit Shâh Waliyyullâh, qui est blâmable en ce qui le concerne. Il lui faut donc, tout au contraire, garder à l'esprit que "en dehors du Prophète, il arrive à tout grand savant de se tromper involontairement dans ses interprétations des textes des sources". Ce grand savant recevra d'ailleurs une récompense pour une telle erreur. Un autre excès le concernant consiste à dire : "Il ne faut pas accomplir la prière sous la direction d'un musulman qui suit d'autres avis juridiques que ceux que je suis". Nous avions déjà vu plus haut que cela constituait une autre forme d'excès.
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Synthèse de cet article :
Il s'agit de suivre une école juridique parce que, comme l'a dit Shâh Waliyyullâh, "il y a en cela des bienfaits qui sont clairs, spécialement aujourd'hui où les ardeurs à l'effort ont diminué".
Cependant, il s'agit de suivre cette école de façon éclairée et intelligente : al-ittibâ' 'alâ basîra. Pour cela, comme l'a écrit Shâh Waliyyullâh, il suffit de garder à l'esprit qu'en dehors du Prophète, nul savant n'est infaillible, et il ne faut pas considérer qu'il serait interdit de faire la prière sous la direction d'un imam d'une autre école que la sienne.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).