Question :
Nous savons que les messages des prophètes antérieurs à Muhammad avaient une destination régionale précise et n'étaient pas destinés à toute l'humanité. Est-ce que les hommes qui, bien que n'étant pas des fils d'Israël se sont convertis au judaïsme ou au christianisme, sont bien des Gens du Livre ? Sur un autre plan : est-elle valable auprès de Dieu, la foi de celui qui se convertit à un message qui ne lui était pas destiné ?
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Réponse :
En fait il faut savoir qu'il y a, par rapport à un prophète donné :
- d'une part son "peuple" ("qawmuhû"),
- d'autre part les "destinataires originels" de son message ("ummat ud-da'wa bi asl il-ba'tha").
Il y a donc 3 choses différentes que désignent les termes "ummat un-nabî" :
– la "ummat un-nassab" (le groupe auquel le prophète appartient sur le plan ethnique) ;
– la "ummat ud-da'wa" (les humains auxquels le message du prophète s'adresse de façon originelle) ;
– et la "ummat ul-ijâba" (les humains qui ont apporté foi en le caractère véridique de ce prophète).
Dans le cas des prophètes ayant précédé Muhammad (sur eux la paix), le peuple du prophète était aussi le destinataire originel de son message, et ce, que ce "peuple" soit son peuple ethnique ("ummat un-nassab") (comme dans le cas des prophètes israélites) ou bien son peuple d'adoption (comme ce fut le cas de Loth, dont ce qui est désigné comme son peuple, "qawmuhû", était en fait constitué des gens dont il n'était pas parent mais au milieu desquels il s'était installé et vivait).
Par contre, dans le cas de Muhammad (sur lui la paix), il y a une différence entre "son peuple" d'une part et "les destinataires originels de son message" d'autre part.
En effet, "le peuple de Muhammad" ("qawmuhû" / "ummat un-nassab lahû") fut les Arabes (cf. Al-Jawâb us-sahîh 1/177, Fat'h ul-bârî 6/745) (il fut donc "mab'ûth fîhim"). Par contre, "les destinataires originels de son message" ("ummat ud-da'wa lahû bi asl il-ba'tha") furent les humains dans leur ensemble (et il fut donc "mab'ûth ilayhim").
Ainsi, c'est parlant de la "ummat ud-da'wa" des prophètes que Muhammad (sur lui la paix) a dit : "Les prophètes étaient envoyés vers leur peuple (qawm) de façon spécifique (khâssatan), et j'ai été envoyé vers les humains de façon générale ('âmmatan)" (rapporté par al-Bukhârî, n° 328, Muslim, n° 521).
Mais c'est une référence à la "ummat un-nassab" / "qawm" du Prophète que les textes suivants font pour leur part :
– "وَمَا أَرْسَلْنَا مِن رَّسُولٍ إِلاَّ بِلِسَانِ قَوْمِهِ لِيُبَيِّنَ لَهُمْ" : "Et Nous n'avons envoyé de messager, qu'avec la langue de son peuple, pour qu'il leur explicite (les choses)" (Coran 14/4) ;
– "Un peuple aux visages larges comme s'ils étaient des boucliers, et aux petits yeux, "poussera" ma Umma par trois fois (…)" (Ahmad 21873) ;
– "Les fils de Qantûrâ [= les Turk] seront les premiers à prendre à ma Umma sa souveraineté" (Fat'h ul-bârî 6/745) : Ibn Hajar pense que "ummatî" désigne probablement ici : "ummat un-nassab", donc les musulmans Arabes. Lire notre article expliquant ces hadîths et traitant des Turk.] (cliquez ici).
Il faut ici rappeler qu'entre les différents messages des différents messagers (russul) il y a d'une part des similitudes et d'autre part des différences (shir'a wa min'haj) : cliquez ici.
Il faut enfin souligner que les humains nés à l'époque de Muhammad ou après elle mais à qui son message n'est pas parvenu de façon suffisante ne seront pas responsables devant Dieu de leur non adhésion à ce message (cliquez ici).
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Ceci étant dit, quels furent les devoirs de l'un de ces prophètes dont le message n'était pas destiné à toute l'humanité quant à la diffusion de son message ?
Il y a ici deux dimensions...
– Premièrement) Les humains qui ne faisaient pas partie du peuple (qawm) de ce prophète et qui eurent connaissance de son message, pouvaient-ils, devaient-ils adhérer à la voie que celui-ci apportait ?
La réponse à cette question est comme suit…
----- Cas A) S'ils disposaient déjà du message authentique d'un autre prophète, et qu'ils prenaient connaissance du message de ce prophète-ci, il devenait nécessaire pour eux d'avoir comme croyance que ce prophète-ci en est bien un ("لاَ نُفَرِّقُ بَيْنَ أَحَدٍ مِّنْهُمْ" – Coran 2/285 et 3/84 –, voir aussi Coran 4/150), mais il n'était pas nécessaire pour eux de se conformer (i'tissâm) aux aspects du message de ce prophète qui étaient différents du message du prophète de leur peuple à eux (shir'a wa minhâj).
----- Cas B) Par contre, s'ils ne disposaient pas du message authentique d'un autre prophète, alors, pour peu qu'ils prenaient connaissance du message de ce prophète-ci et bien que celui-ci était d'un autre peuple qu'eux, il était nécessaire pour eux d'adhérer à ceux de ses enseignements qui leur parvenaient, aussi bien en ses principes communs aux autres voies révélées par Dieu qu'en ses spécificités par rapport à elles.
Ceci explique pourquoi Dieu a non seulement fait les éloges de l'épouse de Pharaon (Coran 66/11) et du parent de Pharaon qui se convertirent au message de Moïse (Coran 40/28) mais, surtout, a reproché à Pharaon et à ceux qui se trouvaient dans son entourage de ne pas avoir accepté le message de Moïse (Coran 40/46, 11/98-99) : le fait est que toutes ces personnes se trouvaient dans ce cas B.
Ces deux cas ont été explicités par Cheikh Thânwî :
"Jin anbiyâ' alayhim us-salâm kî da'wat 'âm nahîn hé, un ké zamâné mein 'alâwa us qawm ké jin kî taraf ba'that huwî hé, bâqî aur lôgôn par (ba sharté ké un tak khabar punh'tché) :
– Ussûlé dîniyya mein tô (ittihâdé ussûlé jamî'é sharâ'ï' kî wajah sé) ittibâ' us nabî ka wâjib hôta hé ;
– Aur furû' mein yé tafsîl hé ké (…) :
--- jin kî taraf aur kô'ï nabî mab'ûth hôn, un par to sirf us khâs nabî kâ ittibâ' wâjib hôtâ hé ;
--- aur jin kî taraf kô'ï nabî mab'ûth na hô, un par ussî nabiyyé jadîd kâ ittibâ' dharûrî hôtâ hé" (Bayân ul-qur'ân tome 2 p. 22).
(Soulignons ici que dans la distinction faite ici entre "ussûl" et "furû'", ces deux termes renvoient à "al-qism ul-mushtarak bayn jamî' ir-rissâlât" et "ash-shir'a wa-l-minhâj" respectivement. Car ces deux termes sont parfois utilisés avec un autre sens : ainsi, à la question bien connue "Hal yakûnu ghayr-ul-muslimîn mukhâtabîna bi-l-furû'ï aydhan, am bi-l-ussûli faqat ?", le mot "furû'" y revêt le sens de "al-a'mâl", par opposition à "al-'aqâ'ïd ul-assâsiyya", désignés ici par le mot "ussûl".)
La plupart des mujtahids sont d'avis que ceux qui n'étaient pas fils d'Israël mais se sont convertis au message de Jésus sont considérés "Gens du Livre", et les deux règles de licité de la consommation de l'animal qu'ils ont abattu et du mariage avec une femme d'entre eux sont applicables par rapport à eux (sous réserve des autres conditions aussi, bien sûr) (cliquez ici).
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– Deuxièmement) Ce prophète et ses disciples devaient-ils faire connaître aux peuples autres que le leur le message divin qui était destiné de façon originelle à leur peuple précis ?
La réponse à cette question pourrait être donnée sous la forme des deux points suivants (wallâhu a'lam)…
----- Cas 1) Aux humains qui ne faisaient pas partie de leur peuple ("qawm"), mais que géographiquement ils côtoyaient et qui ne disposaient pas du message authentique d'un autre prophète (cas B suscité), il est arrivé que ce prophète et ce peuple fassent connaître ce message.
C'est bien pourquoi Moïse invita explicitement Pharaon à accepter son message (Coran 79/17-19).
C'est aussi pourquoi Joseph présenta le monothéisme à ses deux compagnons de prison (Coran 12/36-41). A l'époque de Moïse, un croyant de la famille de Pharaon dit à la cour de Pharaon, parlant de leur peuple en général : "Et Joseph vous avait auparavant apporté les preuves évidentes. Vous n'aviez alors cessé d'être dans un doute au sujet de ce qu'il vous avait apporté. Jusqu'à ce quand il mourut, vous dîtes : "Dieu n'enverra jamais plus après lui de Messager"" : "وَلَقَدْ جَاءكُمْ يُوسُفُ مِن قَبْلُ بِالْبَيِّنَاتِ فَمَا زِلْتُمْ فِي شَكٍّ مِّمَّا جَاءكُم بِهِ حَتَّى إِذَا هَلَكَ قُلْتُمْ لَن يَبْعَثَ اللَّهُ مِن بَعْدِهِ رَسُولًا كَذَلِكَ يُضِلُّ اللَّهُ مَنْ هُوَ مُسْرِفٌ مُّرْتَابٌ" (Coran 40/34). Par cette dernière phrase, ils voulurent dire que primo Joseph n'était pas un messager de Dieu, et que secundo, à supposer que Joseph l'ait vraiment été, Dieu, voyant qu'ils n'avaient pas cru en lui, n'enverrait plus un autre messager après lui (Bayân ul-qur'ân).
Maintenant, devaient-ils le faire, ou n'était-ce pas une obligation sur eux, je ne sais pas (لا أدري).
Ce prophète et son peuple gardaient à l'esprit qu'il y avait des priorités, et donc que, en cas de déviance de leur peuple du droit chemin, la priorité restait de faire des efforts pour le guider de nouveau plutôt que de prêcher aux humains "étrangers".
----- Cas 2) Par contre, par rapport aux humains qui ne faisaient pas partie de leur peuple (ethnique ou d'adoption) et qui étaient géographiquement éloignés d'eux, il est certain qu'ils n'avaient pas le devoir particulier de faire des efforts pour leur faire connaître le message qu'ils avaient reçu, ou de mettre en place des causes pouvant permettre à terme de faire connaître celui-ci.
Cela constitue la différence par rapport à la mission de Muhammad (sur lui soit la paix)...
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Un point supplémentaire à propos du message de Jésus (sur lui soit la paix) :
Tout ce qui précède nous permet de préciser un point supplémentaire à propos du message de Jésus fils de Marie. Ce dernier était un Messager (rassûl) de Dieu à l'intention des Fils d'Israël (Coran 3/49), c'est-à-dire que son message s'adressait de façon originelle à ces derniers.
Cependant, les Fils d'Israël étant alors installés non plus seulement en Judée mais aussi tout autour du bassin méditerranéen – et même plus loin, comme en Perse –, il était normal, eu égard à tout ce que nous avons dit jusqu'à présent, que son message, s'adressant de façon initiale à ceux-ci, soit aussi adressé, quoique de façon secondaire (voir le Deuxièmement ci-dessus), à ceux qui côtoyaient ces Fils d'Israël, qui ne disposaient du message authentique d'aucun autre prophète et qui prenaient connaissance de son message à lui.
Ceci fait que si notre croyance à nous musulmans est que ce fut avec Muhammad que le message venant de Dieu fut véritablement destiné à toute l'humanité, cela ne nous empêche pas de considérer que certaines prémisses de cette vocation à l'humanité étaient décelables dans le message de Jésus (nous disons "prémisses" puisqu'il s'agissait d'un caractère secondaire, et non pas originel).
Quand vint l'époque de Muhammad, deux grands empires – celui des Romains et celui des Perses – avaient unifié sous leur bannière des nations fort différentes, favorisant ainsi dans l'esprit de plus d'hommes le développement concret du sentiment d'appartenir à la grande famille humaine. A côté de cette réalisation sur le plan civilisationnel, des avancées avaient aussi été réalisées sur le plan religieux : le judaïsme, ainsi que, depuis le Ier siècle de l'ère grégorienne, le christianisme avaient diffusé dans toute la région les concepts de Dieu l'unique, de prophètes de Dieu, d'anges et de jugement dernier.
Le moment était alors arrivé pour la venue du dernier message monothéiste envoyé par Dieu.
Ce fut chez les Arabes que Muhammad fut suscité, et chez eux qu'il commença à diffuser le message. Les Arabes, qui sont la "ummat un-nassab" / "qawm" du Prophète Muhammad, furent ainsi les destinataires premiers de son message (Hujjat ullâh il-bâligha 1/355-356, 341-342, Al-Fawz ul-kabîr, p. 45).
Cependant, il ne s'agit pas d'une primauté de destination (ceux-là étant destinataires du message de façon originelle, les autres ne l'étant que de façon secondaire) mais d'une primauté dans le temps, pour des raisons pratiques.
En effet, il fallait bien que le Prophète apparaisse quelque part et que ce soit de là que son message parte. Mais, dès le début, alors que le Prophète était encore à la Mecque, son message était déjà présenté comme s'adressant, de façon originelle même, à l'humanité tout entière : Coran 25/1, 6/90, 12/104, 38/87, 67/52, 81/27 (ces versets sont pré-hégiriens) (cliquez ici).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).