Il y a ici 3 clauses. Nous parlons d'une action qui :
– relève du domaine temporel (et non pas du domaine cultuel) ;
– qui est en soi un bien (et non pas en soi un mal, comme l'action de tuer ou de blesser) ;
– qui s'exerce sur un être/ objet ('ayn) qui est licite par rapport à la personne quant à l'exercice de cette action (et non pas que cela s'exercerait sur tous les êtres/ objets existant sur Terre, car, pour certains êtres, par rapport à certaines actions, la règle première est l'illicéité, comme les personnes humaines, par rapport au fait d'en tirer profit sexuellement : le mariage rend cela licite par rapport à telle personne précise).
A propos d'une action qui satisfait à ces 3 clauses, la règle première est la permission originelle.
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A) Dieu Lui-même en a parlé :
A.a) "هُوَ الَّذِي خَلَقَ لَكُم مَّا فِي الأَرْضِ جَمِيعاً" : "Il est Celui qui a créé pour vous tout ce qu'il y a sur la terre" (Coran 2/29). Le propos est clair : ce qu'il y a sur la Terre s'offre à l'utilisation humaine (de façon équilibrée, bien sûr). Ce verset a été cité par al-Mubârakpûrî aussi pour étayer la règle de la permission originelle (Tuhfat ul-ahwadhî, commentaire du hadîth n° 1726).
A.b) A propos des polythéistes de la Mecque, qui avaient décrété un certain nombre d'interdits sur une base religieuse, arguant que Dieu Lui-même les a interdits, Dieu dit : "قُلْ أَرَأَيْتُم مَّا أَنزَلَ اللّهُ لَكُم مِّن رِّزْقٍ فَجَعَلْتُم مِّنْهُ حَرَامًا وَحَلاَلاً قُلْ آللّهُ أَذِنَ لَكُمْ أَمْ عَلَى اللّهِ تَفْتَرُونَ" : "Dis : "Voyez-vous ce que Dieu a fait descendre pour vous de subsistance, dont vous avez ensuite décrété une partie licite et (une partie) illicite", dis : "Est-ce Dieu qui vous en a donné la permission ou bien inventez-vous des choses à propos de Dieu ?"" (Coran 10/59).
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B) Cela figure dans des Hadîths du Prophète (sur lui la paix) et dans des Athâr de Compagnons :
B.a) "عن سعد قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: أعظم المسلمين في المسلمين جرما، من سأل عن أمر لم يحرم فحرم على الناس من أجل مسألته" : Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "(Un des) plus grands péchés commis par un musulman à propos des musulmans est qu'il questionne au sujet de quelque chose qui n'avait pas été interdit et que cela soit alors déclaré interdit à cause de sa question" (rapporté par al-Bukhârî, n° 6859, Muslim, n° 2358). Cela est également très explicite... Le verset suivant dit la même chose : "يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُواْ لاَ تَسْأَلُواْ عَنْ أَشْيَاء إِن تُبْدَ لَكُمْ تَسُؤْكُمْ وَإِن تَسْأَلُواْ عَنْهَا حِينَ يُنَزَّلُ الْقُرْآنُ تُبْدَ لَكُمْ عَفَا اللّهُ عَنْهَا وَاللّهُ غَفُورٌ حَلِيمٌ" : "O vous qui avez apporté foi, ne questionnez pas au sujet de choses qui, si elles vous sont énoncées, vous affligeront. Et si vous questionnez au sujet de ces choses alors que le Coran est en train d'être révélé, elles vous seront énoncées. Dieu a passé sur (elles) ("'afâ-llahu 'anha"). Et Dieu est Pardonnant, Calme" (Coran 5/101)... Ici une question se pose : Comment quelque chose peut-il être interdit suite à une question, alors que Dieu n'interdit que ce qui est déjà, en soi, un mal pour l'homme : si cela n'est pas en soi un mal, comment Dieu va-t-Il l'interdire suite à la question de quelqu'un ? et si cela est en soi un mal, ce n'est pas le fait d'avoir questionné qui aura eu une incidence sur le fait que Dieu l'ait interdit... La réponse à cette question sera apportée plus bas, au point 3.
B.b) "عن أبي الدرداء رضي الله عنه، رفع الحديث قال: ما أحل الله في كتابه فهو حلال، وما حرم فهو حرام، وما سكت عنه فهو عافية، فاقبلوا من الله العافية، فإن الله لم يكن نسيا. ثم تلا هذه الآية {وما كان ربك نسيا" : Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Ce que Dieu a déclaré licite dans Son Livre est licite ; ce qu'Il a déclaré illicite est illicite ; et ce au sujet de quoi Il n'a rien dit ("sakata 'anh") est (chose sur quoi Il a) passé ("'âfiya"), tenez-vous en donc au fait que Dieu a passé (sur cela), car Dieu n'en était pas à oublier…" (rapporté par al-Hâkim, n° 3419, et al-Bayhaqî). Al-Arna'ût a cité ce hadîth en note de bas de page sur Riyâd us-sâlihîn n° 1830, et a relaté de al-Haythamî que les maillons de la chaîne de ce Hadîth étaient fiables.
B.c) "عن سلمان قال: سئل رسول الله صلى الله عليه وسلم عن السمن والجبن والفراء، فقال: "الحلال ما أحل الله في كتابه، والحرام ما حرم الله في كتابه، وما سكت عنه فهو مما عفا عنه" :
Questionné au sujet de (la licité) du beurre fondu, du fromage et du (port de la) pelisse, le Prophète fit cette réponse : "Le licite est ce que Dieu a (explicitement) déclaré licite dans Son Livre et l'illicite est ce qu'Il déclaré illicite dans Son Livre. Quant à ce au sujet de quoi Il n'a rien dit ("sakata 'anh"), c'est chose sur quoi Il a passé ("mâ 'afâ 'anh")" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 1726). L'authenticité de ce Hadîth fait cependant l'objet d'avis divergents (At-Tanbîhât al-malîha, p. 39).
B.d) "عن أبي ثعلبة الخشني رضي الله عنه عن رسول الله صلى الله عليه وسلم قال: "إن الله تعالى فرض فرائض فلا تضيعوها. وحد حدودا فلا تعتدوها. وحرم أشياء فلا تنتهكوها. وسكت عن أشياء رحمة لكم غير نسيان فلا تبحثوا عنها" : Il est également relaté que le Prophète a dit : "Dieu a fixé des obligations, ne les négligez pas. Il a fixé des choses, ne les transgressez pas. Il a déclaré certaines choses interdites, ne les commettez pas. Et Il n'a rien dit ("sakata 'an") au sujet de certaines choses par miséricorde pour vous et non pas par oubli, ne posez pas de questions à leur sujet" (rapporté par al-Hâkim, ad-Dâraqutnî, al-Bayhaqî). La chaîne de transmission n'en est cependant pas correcte, puisqu'elle n'est pas ininterrompue : en effet, elle est constituée, en son extrémité, du rapport que Mak'hûl fait de Abû Tha'laba ; or il n'est pas établi que Mak'hûl a pu apprendre des Hadîths directement de Abû Tha'laba (voir note de bas de page sur Riyâd us-sâlihîn, n° 1830).
B.e) "عن ابن عباس، قال: "كان أهل الجاهلية يأكلون أشياء ويتركون أشياء تقذرا. فبعث الله تعالى نبيه صلى الله عليه وسلم وأنزل كتابه، وأحل حلاله، وحرم حرامه؛ فما أحل فهو حلال، وما حرم فهو حرام، وما سكت عنه فهو عفو؛ وتلا {قل لا أجد فيما أوحي إلي محرما} إلى آخر الآية"
Ibn Abbâs a dit quant à lui : "Les gens de la période de l'Ignorance consommaient certaines choses et délaissaient d'autres en les considérant mauvaises. Dieu envoya Son Prophète, fit descendre Son Livre, et fit connaître ce qu'Il a rendu licite et ce qu'Il a rendu illicite. Ce qu'Il a déclaré licite est licite ; ce qu'Il a déclaré illicite est illicite ; et ce au sujet de quoi Il n'a rien dit ("sakata 'anh") est (chose sur quoi Il a) passé ("'afw")" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 3800).
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Quelques points complémentaires :
1) "Ce que Dieu a déclaré illicite dans Son Livre" :
– soit Dieu l'a Lui-même déclaré illicite dans le Coran ;
– soit c'est le Messager de Dieu qui l'a déclaré illicite dans la Sunna, ce qui revient au Coran puisque celui-ci renvoie explicitement à la Sunna comme étant une référence complémentaire (cliquez ici pour en savoir plus).
2) Qu'une chose ou qu'une action (ou une tradition) soit maskût 'anh (c'est-à-dire que Dieu et Son Messager n'ont rien dit à son sujet) et relève du domaine dit 'afw (ce mot transparaît dans plusieurs des Hadîths cités plus haut), cela signifie bien que la règle première à son sujet est la licité.
Cependant, cela n'implique pas systématiquement qu'elle soit licite : en effet, il faut également vérifier qu'il ne se trouve pas en elle un principe ('illa ou maslaha mursala) qui induit une interdiction ou un caractère déconseillé. Ibn Rushd écrit : "وأما ما سكت عنه الشارع من الأحكام، فقال الجمهور: إن طريق الوقوف عليه هو القياس" (Bidâyat ul-mujtahid, 1/13). Commentant le Hadîth cité plus haut en B.3, al-Mubarakpûrî l'a lui aussi clairement dit (Tuhfat ul-ahwadhî, commentaire du n° 1726). C'est bien pourquoi fumer du tabac et en consommer sont interdits : ces actes n'ont certes été explicitement mentionnés comme étant interdits ou déconseillés ni dans le Coran ni dans la Sunna, mais ils tombent sous le coup d'un principe qui, lui, est bien extrait du Coran et de la Sunna, et selon lequel ce dont il est prouvé que cela fait du tort à la santé physique est interdit (cliquez ici).
Mais dans le cas où il est établi qu'aucun principe (ni 'illa ni maslaha mursala) n'est présent, la règle de la permission originelle reste applicable. Ibn Taymiyya écrit : "Mais en ce qui concerne les actes relevant des 'âdât, il s'agit de ce que les hommes on pris l'habitude de faire dans leurs affaires du monde, de ce dont ils ont besoin. Et la règle est ici la permission" (Al-Qawâïd un-nûrâniyya al-fiqhiyya, p. 134).
3) Comment quelque chose peut-il être interdit suite à une question, alors que Dieu n'interdit que ce qui est déjà mal pour l'homme : si cela n'est pas en soi un mal, comment Dieu va-t-Il l'interdire suite à la question de quelqu'un ? et si cela est en soi un mal, ce n'est pas le fait d'avoir questionné qui aura eu une incidence sur le fait que Dieu a interdit...
La réponse à cette questions est que cela est envisageable dans les cas où la dominance de la Maslaha sur la Mafsada, ou au contraire de la Mafsada sur la Maslaha est faible (45% pour l'un contre 55% pour l'autre, par exemple). C'est d'ailleurs par rapport à ce genre de cas que le Prophète (sur lui soit la paix) a parfois toléré une action qui contenait un "petit quelque chose" : Le Prophète laissait faire ; un Compagnon est intervenu ; comment est-ce possible ?.
Lire deux autres articles au sujet de ces notions de Maslaha et de Mafsada, pure ou dominante :
--- Maqâssid ; Maslaha et Mafsada. Ce que la Révélation a l'objectif de faire naître et de protéger en l'homme ;
--- A) La règle (hukm) concernant l'action ('amal) – B) Le motif auquel la règle est reliée ('illat ul-hukm) – C) Le fait que le motif constitue une maslaha ou une mafsada, selon ce qu'il représente pour les objectifs supérieurs (maqâssid).
4) "Ne posez pas de questions à leur sujet" : Poser la question au sujet de ce à propos de quoi ni Dieu ni Son Messager n'ont rien dit était à éviter à l'époque du Prophète, car la révélation se faisait encore : "O vous qui avez apporté foi, ne questionnez pas au sujet de choses qui, si elles vous sont énoncées, vous affligeront ; or, si vous questionnez au sujet de ces choses alors que le Coran est en train d'être révélé, elles vous seront énoncées" (Coran 5/101).
Mais depuis la mort du Dernier des prophètes, la révélation divine n'a plus lieu, et il n'y a donc plus de problème à questionner au sujet de ce genre de choses ; cela est même nécessaire lorsque le point à propos duquel on questionne est important. Par contre poser des questions inutiles ou destinées à "noyer le poisson dans l'eau" et à éviter la pratique, cela reste bien entendu toujours blâmable.
5) Ce principe de la licité originelle concerne toutes les actions humaines relevant du domaine temporel (à l'exclusion des actions relevant du domaine spirituel). Ibn Taymiyya écrit :
"الوجه الثالث: أن تصرفات العباد من الأقوال والأفعال نوعان: عبادات يصلح بها دينهم، وعادات يحتاجون إليها في دنياهم. فباستقراء أصول الشريعة، نعلم أن العبادات التي أوجبها الله أو أحبها لا يثبت الأمر بها إلا بالشرع؛ وأما العادات فهي ما اعتاده الناس في دنياهم مما يحتاجون إليه، والأصل فيه عدم الحظر، فلا يحظر منه إلا ما حظره الله سبحانه وتعالى. (...).
ولهذا كان أحمد وغيره من فقهاء أهل الحديث يقولون: إن الأصل في العبادات: التوقيف، فلا يشرع منها إلا ما شرعه الله تعالى (...)؛ والعادات الأصل فيها: العفو، فلا يحظر منها إلا ما حرمه. (...)
وهذه قاعدة عظيمة نافعة. وإذا كان كذلك، فنقول: البيع والهبة والإجارة وغيرها هي من العادات التي يحتاج الناس إليها في معاشهم، كالأكل والشرب واللباس؛ فإن الشريعة قد جاءت في هذه العادات بالآداب الحسنة: فحرمت منها ما فيه فساد، وأوجبت ما لا بد منه، وكرهت ما لا ينبغي، واستحبت ما فيه مصلحة راجحة، في أنواع هذه العادات ومقاديرها وصفاتها. وإذا كان كذلك، فالناس يتبايعون ويستأجرون كيف شاءوا ما لم تحرم الشريعة؛ كما يأكلون ويشربون كيف شاءوا ما لم تحرم الشريعة؛ وإن كان بعض ذلك قد يستحب أو يكون مكروها؛ وما لم تحد الشريعة في ذلك حدًا، فيبقون فيه على الإطلاق الأصلي".
"Les activités humaines, qu'elles soient paroles ou actions, sont de deux catégories : 'ibâdât (…) et 'âdât (…). Par induction des principes des sources musulmanes, nous savons que les (actes qui relèvent de la catégorie des) 'ibâdât, qu'ils soient obligatoires ou recommandés, l'enseignement (amr) à leur sujet ne s'établit que par les sources. Mais en ce qui concerne les (actes qui relèvent de la catégorie des) 'âdât, il s'agit de ce que les hommes on pris l'habitude de faire dans leurs affaires du monde, de ce dont ils ont besoin. Et le principe est ici la permission : on ne peut donc interdire que ce que Dieu a interdit. Ceci car rendre obligatoire ou interdit relève de la législation de Dieu [et l'acceptation de celle-ci constitue l'adoration de Dieu] ; or la façon d'adorer Dieu doit avoir été enseignée par Dieu. Dès lors, ce à propos de quoi Dieu n'a rien enseigné, comment pourrait-on dire que cela est interdit ?
C'est pourquoi Ahmad et d'autres juristes parmi les ahl ul-hadîth disaient : "La règle pour ce qui relève des 'ibâdât est de s'en tenir à ce qui a été spécifié dans les sources, et seul ce que Dieu a spécifié est légal ("yushra'u"). (…) Et la règle pour ce qui appartient au domaine des 'âdât est la permission, et on ne peut interdire que ce que Dieu a interdit. (…)."
Ceci est un principe important. Nous dirons donc : A propos de la vente, les dons, les locations, et autres actions dont les hommes ont besoin pour vivre – comme manger, boire et s'habiller –, les sources musulmanes ont énoncé d'excellents principes : elles ont interdit ce qui est mauvais, rendu obligatoire ce qui est nécessaire, déconseillé ce qui ne convient pas et recommandé ce qui est convenable : tout ceci s'applique aux types d'actes relevant des 'adât comme à leurs quantités et leurs qualités. Dès lors, les hommes peuvent vendre et louer selon les moyens qu’ils veulent, comme ils peuvent manger de la façon qu'ils veulent, dès qu’ils respectent ces principes – ce qui est interdit, ce qui est déconseillé, ce qui est recommandé [et ce qui est obligatoire]. Et quand les sources n'ont rien fixé, cela reste dans le cadre de la permission originelle" (MF 29/16-18 - Al-Qawâ'ïd un-nûrâniyya al-fiqhiyya, pp. 134-135).
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A lire, en complément :
- Dans les actions humaines (أفعال الإنسان), la règle première est-elle le caractère "bien", le caractère "autorisé", ou bien le caractère "interdit" ?
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).