Certains musulmans se trompent quand ils sont amenés à percevoir les idées auxquelles ils ont, dans un pays donné, à un moment donné, à faire face prioritairement. Ainsi, certains crient au scandale quand ils apprennent que quelques-uns de leurs coreligionnaires sont allés rencontrer des évêques ou des prêtres (ou encore des rabbins). D'autres voudraient encore écrire des livres au ton polémique pour réfuter tel ou tel concept du christianisme. Tout ceci semble être un manque de réflexion quant à la situation dans laquelle les musulmans se trouvent dans tel lieu et à tel moment.
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1) Délimitation entre islam et kufr, et interdiction de la contrainte pour convertir quelqu'un à l'islam :
Nous musulmans tenons le propos suivant : "Parfois certaines personnes disent : "Toutes les religions se valent, pourvu qu'on croie en quelque chose." Ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses. Toutes les religions ne sont pas pareilles et la question qui se pose est celle de la vérité. Il est normal que, par rapport à l'islam, religion à laquelle nous adhérons de tout notre cœur et de tout notre esprit, nous soyons persuadés être sur la vérité. Quoi de plus naturel, du reste, lorsqu'on sait qu'au regard de l'islam, athéisme, polythéisme, déisme sans reconnaissance de la nécessité d'adhérer au message envoyé par Dieu, et adhésion à un ancien message envoyé par Dieu à l'exclusion des plus récents messages… constituent tous des cas de "kufr akbar".
Nous abordons là les choses sous un aspect purement théologique : si les Gens du Livre sont bien sûr des croyants en Dieu, en un ou plusieurs messagers de Dieu et en le Jour dernier, la foi que Dieu agrée et au sens où le Coran l'entend ("îmân") demande qu'il y ait aussi croyance en le message de Muhammad. C'est bien pourquoi le Coran, qui désigne l'absence de cette foi voulue par le terme de "kufr" (mot qui signifie étymologiquement "voiler"), a employé ce terme pour désigner non seulement le fait de ne pas être monothéiste, mais également pour le fait de ne pas croire à la fois en Dieu et en le message envoyé par Son dernier messager (Coran 48/13) et de ne pas croire en chaque messager de Dieu (Coran 4/150-151). Il a donc employé ce terme à propos des Polythéistes aussi bien que des Gens du Livre : Coran 2/105 ; 98/6. De même, Dieu dit : "Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais (Il ne l’a pas fait) afin de vous éprouver dans ce qu’Il vous a donné. Aussi, pressez-vous vers les bonnes œuvres. Vers Dieu se fera votre retour à tous, et alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez" (5/48). La diversité des messages venant de Dieu constitue une épreuve pour les hommes, dans la mesure où il n'est pas toujours facile d'abandonner les traditions de ses pères pour un plus récent message divin.
Cependant, on ne peut forcer personne à embrasser l'islam : "Pas de contrainte en religion" (Coran 2/256). De plus, le Coran demande aux musulmans d'agir en bien avec tous les non musulmans (Coran 60/8), qu'ils soient Gens du Livre ou Polythéistes, ou autres.
Si ici-bas il n'y a que des arguments sur lesquels nous pouvons personnellement fonder notre conviction, dans l'au-delà, en revanche, Dieu montrera concrètement où se trouvait la vérité ; avoir fait le mauvais choix ici-bas se révèlera donc lourd de conséquences là-bas. "Les croyants, les juifs, les sabéens, les chrétiens, les zoroastriens et les polythéistes : Dieu tranchera entre eux tous le Jour du Jugement. Dieu est certes Témoin de chaque chose" (22/ 17). "Et dis [ô Muhammad] : "La vérité émane de votre Seigneur ; celui qui veut, qu'il croie, et celui qui veut, qu'il ne croie pas." [Mais] Nous avons préparé pour les injustes un feu..." (Coran 18/29) (fa hâdhâ takhyîr-u-mtihân).
En résumé : le musulman tolère, par rapport à ce monde, la pluralité de religions, mais sans renoncer à être convaincu d'être sur la vérité, et sans renoncer à penser que dans l'au-delà cette vérité se manifestera … Le Coran enseigne donc la liberté religieuse et le respect de l'autre sur le plan social, aussi bien que, sur le plan théologique, le rappel de sa responsabilité et des conséquences – dans l'autre vie – du choix qu'on aura fait dans cette vie-ci.
Ce propos choque certains non-musulmans : pour eux, dire "Notre religion est la vérité", c'est déjà être porteur d'intolérance, voire de fanatisme. Pourtant, ce propos, les musulmans ne sont pas les seuls a le tenir : l'évêque de la Réunion, Mgr Gilbert Aubry, par exemple, dit lui aussi : "Il est certaines personnes qui disent : "Toutes les religions se valent, pourvu qu'on croie en quelque chose." Or ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses. Toutes les religions ne sont pas pareilles et la question qui se pose est celle de la vérité. Par contre il ne faut pas devenir intolérant vis-à-vis de ceux qui ont choisi une autre religion" (fin de citation, substance d'un propos maintes fois répété sur la scène publique).
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2) Différents degrés de proximité :
Au sein du "kufr akbar", il y a des degrés différents : on dit qu'il y a "des voiles plus épais que d'autres" – "kufr aghlaz min kufr". Il y a des "kufr akbar" qui ont, plus que d'autres kufr akbar, des points de croyance communs avec la "îmân". C'est ce qui explique pourquoi, lorsqu'ils étaient encore à la Mecque et que la guerre faisait rage en Asie Mineure entre les Byzantins de Héraclius et les Perses de Khosrô II Parwîz, le Prophète (sur lui la paix) et ses Compagnons souhaitaient la victoire des Byzantins chrétiens sur les Perses adorateurs de feu, alors que les idolâtres mecquois souhaitaient exactement l'inverse ; Ibn Abbâs précise que cela était dû au fait que les Perses étaient, comme les Mecquois, polythéistes (rapporté par at-Tirmidhî, n° 3193, voir aussi n° 3194). Ibn Taymiyya développe comme suit un commentaire de adh-Dhahhâk : "Celui qui adhère à une religion du Livre ("ahl ul-kitâb") est plus proche de la vérité que celui qui est polythéiste ("al-mushrikîn"). Et celui qui est polythéiste ("al-mushrik billâh") est plus proche de la vérité que celui qui est athée ("al-mu'attil ul-jâhid"). Nous avons déjà souligné le fait que lorsque les Perses et les Byzantins se faisaient la guerre et que les Perses vainquirent les Byzantins, cela déplut aux Compagnons du Prophète. Ceci car les chrétiens sont plus proches des croyances que Dieu agrée, que les zoroastriens. Or les prophètes sont envoyés avec comme principe de donner préférence au meilleur des deux biens possibles et au moins mauvais des deux maux inévitables" (d'après Al-Jawâb us-sahîh, 1/240).
A propos des Gens du Livre, ar-Râzî écrit pour sa part que le "kufr" des Chrétiens Trinitaires est plus épais ("aghlaz") que le "kufr" des Juifs : ces derniers divergent à propos de la reconnaissance de Jésus et de Muhammad comme prophètes de Dieu, alors que les premiers divergent à propos de la reconnaissance de Muhammad et de la conception même du monothéisme. Cependant, souligne ar-Râzî, les Chrétiens ont de grandes qualités de cœur [notamment un détachement par rapport à ce monde et le dévouement pour autrui qu'ils appellent : "charité chrétienne"], ce qui, d'une façon différente, rejoint ce que Dieu agrée pour les hommes, et qu'Il a notamment rappelé dans Son message envoyé par Muhammad (Tafsîr ur-Râzî). Ibn Taymiyya a écrit des lignes voisines (Majmû' ul-fatâwâ, 28/611).
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3) Deux critères à prendre en compte : moindre éloignement dans les croyances et l'éthique par rapport a l'islam / tolérance pratique vis-à-vis des musulmans :
Proximité de croyances et / ou de valeurs avec celles de l'islam :
En Inde, au XIXème siècle, la colonisation britannique avait favorisé des tentatives – parfois parvenues à leurs fins – d'évangélisation de la population indienne. Déjà éprouvée par la destitution de l'empereur moghol, qui était musulman, la communauté musulmane indienne dut faire face à des tentatives de christianisation. Le commun des musulmans, qui n'était pas assez versé dans la connaissance des textes de l'islam, se trouvait désemparé face aux arguments des pasteurs lorsque ceux-ci diffusaient dans le peuple des critiques sur les enseignements du Coran. Les ulémas durent donc intervenir pour faire face à ces idées. C'est dans ce contexte que le savant indien Cheikh Rahmatullâh Kîrânwî (connu dans les pays arabes sous le nom de "Rahmatullâh al-hindî") écrivit son célèbre Iz'hâr ul-haqq ; cet ouvrage, très documenté et offrant de solides argumentations, répond à toutes les critiques et attaques des missionnaires ; cependant, sa formulation est due au contexte dans lequel il fut écrit.
Des musulmans ont émigré de l'Inde et se sont installés dans des pays occidentaux : une majorité de la population s'y trouvant se présente comme étant chrétienne (même si pour une partie conséquente d'entre elle, être chrétien relève plus de la culture que de véritables croyances enracinées dans le cœur). Une grande erreur serait alors de reproduire dans ces pays occidentaux et en ce début de XXIème siècle la même posture par rapport au christianisme que celle que, en Inde, les musulmans des XIXème et début du XXème siècle durent adopter, au motif que "nos grands ulémas de l'Inde ont fait ainsi ; si on fait différemment d'eux, on s'égare". Il y a une différence entre le contexte dans lequel ces illustres ulémas ont vécu et celui dans lequel nous vivons : devant eux, il y avait un public musulman qui avait à faire face à des idées diffusées par un missionnariat disposant de l'appui du puissant colonisateur, et qui risquait donc, par manque de connaissances, d'abandonner l'islam pour embrasser le christianisme. En Occident, le public musulman, pris dans son ensemble, a à faire face à d'autres problèmes : attaques intellectuelles de l'athéisme militant, mises en doute de l'existence même de Dieu et de tout ce qui n'est pas visible, laïcisme militant, permissivité ambiante, manque de repères, sentiment de vide dans sa vie, etc. Ici, c'est principalement par rapport à ces idées là que les responsables musulmans doivent diriger leur attention. Cela ne veut pas dire que ici et là certains musulmans vivant en Occident n'aient pas certains questionnements ou certains doutes par rapport à des affirmations chrétiennes : au contraire, il est nécessaire de leur apporter les clarifications voulues à ce sujet et de leur rappeler que ces croyances chrétiennes sont aussi du kufr akbar ; nous parlons seulement des problèmes que rencontrent la plus grande partie du public musulman et vers lesquels leur attention doit se tourner prioritairement.
Plus encore : différemment de la situation dans l'Inde de l'époque, il faut, ici, raisonner en termes de "plus ou moins grande proximité de croyances". Ainsi, lorsque des gens dont les parents et les grands-parents étaient musulmans deviennent chrétiens parce qu'ils manquent de connaissances par rapport aux critiques de missionnaires, il s'agit, dans notre regard, d'un abandon de la "imân" pour le "kufr" ; nous ne pouvons pas empêcher ces gens d'agir ainsi, mais cela nous attriste terriblement. Mais lorsque des gens dont les parents et les grands-parents étaient chrétiens de croyance – et croyaient en Dieu, même avec les croyances d'Incarnation et de Trinité – deviennent athées, n'est-ce pas, au regard de tout musulman, avoir quitté un "kufr" pour un "kufr aghlaz minh" ? Nous musulmans sommes persuadés être sur la vérité. Cependant nous n'avons pas le droit de contraindre quelqu'un à accepter l'islam : le choix de l'islam ne peut être que personnel. Dès lors, n'avons-nous pas à faire comme les Compagnons du Prophète à la Mecque, qui trouvaient les croyances des Byzantins plus proches des leurs que celles des Perses ? Lequel des deux a des croyances plus proches de l'islam : le christianisme, même post-nicéen, ou l'athéisme matérialiste ? Il est donc attendu que nous disions qu'en tant que musulmans, le fait qu'une partie conséquente des populations d'Europe occidentale soit en train d'abandonner graduellement le christianisme – même au niveau de la seule croyance en Dieu et en la tenue d'un jugement dernier dans une vie après la mort – pour adopter l'agnosticisme ou l'athéisme, cela nous attriste.
Plus encore : face au militantisme qui confond neutralité vis-à-vis des religions et volonté de faire disparaître toute trace de religion, les musulmans doivent ne pas oublier les croyances communes qu'ils ont avec les chrétiens.
D'un autre côté, si les athées n'ont pas de croyances communes avec les musulmans, s'ils sont humanistes, ils partagent des principes et des valeurs avec les musulmans. Face à une dégradation des valeurs de la société et à un manque de repères éthiques, face à la problématique de savoir élaborer un développement durable (alliant économie, social et écologie), les musulmans peuvent et doivent apporter leur contribution pour le bien de la société.
Nous avons parlé jusqu'à présent de la proximité de croyances et / ou de valeurs. Les relations entre humains sont autre chose encore, et nous allons en parler ci-après.
Tolérance vis-à-vis des musulmans :
Il fut un temps (l'an 6) où le Prophète (sur lui la paix) fit une trêve avec les polythéistes de la Mecque, qui l'avaient maintes fois attaqués (la dernière en date étant l'an 5) mais qui n'avaient désormais plus les possibilités de le faire. La trêve signée, le Prophète put aller régler le problème de Khaybar, dont les habitants, pourtant des Gens du Livre, l'avaient attaqué un an auparavant (en l'an 5) et ne semblaient pas être sur le point de s'arrêter, bien au contraire. Voyez : ici, le Prophète signe une trêve avec ceux qui n'ont plus la possibilité de le combattre mais sont Polythéistes, et fait face à ceux qui le combattent bien que Gens du Livre.
Nous pouvons ici établir un autre parallèle avec notre situation d'aujourd'hui. Si, au niveau des croyances, le christianisme est plus proche de la foi musulmane que l'athéisme, il arrive que certains polythéistes, voire même certains athées, soient plus proches, mais cette fois au niveau des relations avec les musulmans, que certains chrétiens. Le fait est que certains d'entre ces derniers sont malheureusement animés d'un véritable esprit de croisade – mot qu'ils ne se privent d'ailleurs pas d'employer devant le monde entier, comme l'a fait un certain G. W. Bush –, tandis qu'il existe des polythéistes qui n'ont aucun sentiment de haine particulier vis-à-vis de l'islam (j'en connais personnellement plusieurs). Il est aussi des athées qui n'ont rien contre l'islam et qui disent : "L'islam est une religion en laquelle certains humains croient toujours parce qu'ils n'ont pas encore su s'en débarrasser, comme nous l'avons fait par rapport au christianisme. Libre à eux : à eux leurs croyances, à moi ma non croyance. Et tant pis pour eux : ils ne savent pas ce qu'ils perdent en se privant de vivre de façon hédoniste comme moi je peux le faire."
Dans certains pays, il vaut d'ailleurs mieux, pour des musulmans, être voisins d'athées de ce genre – qui considèrent l'islam comme un fait purement sociologique et anthropologique mais ont des rapports humains amicaux avec les musulmans – que de gens affiliés à des groupuscules fondamentalistes chrétiens, qui clament haut et fort que Muhammad était un Antéchrist et que l'éradication de l'islam est la priorité absolue pour la réussite de leur religion, et dont le comportement s'en fait ressentir.
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Conclusion :
En tant que musulman vivant au sein d'une population majoritairement chrétienne, on est amené à apporter des clarifications à des problématiques soulevées par des prédications chrétiennes à propos de tel et tel points de croyances et de culte, à propos des relations entre différentes fois, à propos de notre vision de tel concept ou de tel autre. Mais il faut pour cela adopter un ton adapté. Il est de plus nécessaire pour les musulmans de ne pas se tromper dans la désignation des idées auxquelles ils ont à faire face. A l'instar des Compagnons du Prophète à la Mecque, ils doivent raisonner en termes, d'une part, de proximité de croyances et de valeurs, et, d'autre part, de plus grande amitié des uns et des autres à leur égard.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).