L'ensemble "kâfirûn" est plus général que celui de "mushrikûn" - اسم الكافر يشمل المُشْرك وغيره؛ فالكافر أَعَمّ من المشرك

A) Un certain nombre de coreligionnaires ont mal compris le sens du terme "kâfir" :

Ils croient en effet que "kâfir" et "ahl ul-kitâb" sont deux ensembles totalement distincts (mutabâyinân), n'ayant l'un aucun recoupement avec l'autre.

Alors que dans l'usage coranique, l'homme à qui le message d'un prophète qui lui était destiné est parvenu et qui a choisi de ne pas y adhérer est "kâfir" / "dans le kufr".
En effet, car le Coran a utilisé le terme "kufr" aussi bien à propos de ne pas reconnaître l'unicité de Dieu qu'à propos de reconnaître Son unicité mais non pas le caractère de messager d'un de Ses Messagers : "إِنَّ الَّذِينَ يَكْفُرُونَ بِاللّهِ وَرُسُلِهِ وَيُرِيدُونَ أَن يُفَرِّقُواْ بَيْنَ اللّهِ وَرُسُلِهِ وَيقُولُونَ نُؤْمِنُ بِبَعْضٍ وَنَكْفُرُ بِبَعْضٍ وَيُرِيدُونَ أَن يَتَّخِذُواْ بَيْنَ ذَلِكَ سَبِيلاً أُوْلَئِكَ هُمُ الْكَافِرُونَ حَقًّا وَأَعْتَدْنَا لِلْكَافِرِينَ عَذَابًا مُّهِينً" (Coran 4/150-151) ; "قُلْ إِن كُنتُمْ تُحِبُّونَ اللّهَ فَاتَّبِعُونِي يُحْبِبْكُمُ اللّهُ وَيَغْفِرْ لَكُمْ ذُنُوبَكُمْ وَاللّهُ غَفُورٌ رَّحِيمٌ قُلْ أَطِيعُواْ اللّهَ وَالرَّسُولَ فإِن تَوَلَّوْاْ فَإِنَّ اللّهَ لاَ يُحِبُّ الْكَافِرِينَ" (Coran 3/31-32).

Depuis l'époque de Muhammad (sur lui la paix), est donc "kâfir" / "dans le kufr" tout homme qui a eu connaissance de son message mais a choisi de ne pas y adhérer (soit parce qu'il n'a pas été convaincu de sa véracité, soit parce que, bien qu'au fond de lui-même convaincu, il a refusé de le reconnaître, ou il a refusé d'y adhérer). "Kufr" est un terme dont le sens étymologique est "voiler" et qui désigne le fait de ne pas avoir la foi que Dieu agrée.

C'est pourquoi le Coran a utilisé ces termes "kufr" et "kâfir" à propos aussi bien des polythéistes ("mushrikûn") que des Gens du Livre ("ahl ul-kitâb") : "مَّا يَوَدُّ الَّذِينَ كَفَرُواْ مِنْ أَهْلِ الْكِتَابِ وَلاَ الْمُشْرِكِينَ أَن يُنَزَّلَ عَلَيْكُم مِّنْ خَيْرٍ مِّن رَّبِّكُمْ وَاللّهُ يَخْتَصُّ بِرَحْمَتِهِ مَن يَشَاء وَاللّهُ ذُو الْفَضْلِ الْعَظِيمِ" (Coran 2/105) ; "إِنَّ الَّذِينَ كَفَرُوا مِنْ أَهْلِ الْكِتَابِ وَالْمُشْرِكِينَ فِي نَارِ جَهَنَّمَ خَالِدِينَ فِيهَا أُوْلَئِكَ هُمْ شَرُّ الْبَرِيَّةِ" (Coran 98/6).

Ces termes s'appliquent également aux athées ("dahriyyûn") : voir par exemple Ad-Durr ul-mukhtâr, 6/362.

"Kâfir" est donc un ensemble plus général (a'amm) que l'ensemble "Ahl ul-kitâb". Aussi, un Chrétien ayant eu connaissance du message de Muhammad et ayant choisi en son âme et conscience de ne pas y adhérer est "kâfir" (même s'il est Unitarien) : c'est-à-dire qu'il s'est voilé par rapport à la foi que Dieu agrée.

ahlulkitab

Ceci étant dit, les Chrétiens, qui sont kâfir, sont-ils Gens du Livre (ahl ul-kitâb), ou bien Polythéistes (mushrîk) ? Et d'abord, qu'est-ce que cela change-t-il, si ces deux groupes sont aujourd'hui kâfir pour n'avoir pas apporté foi en le message de Muhammad ? La réponse est ci-après...

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B) Si les Gens du Livre qui n'ont pas apporté foi en le message de Muhammad sont eux aussi "kafir", pourquoi le Coran nomme-t-il ces Gens du Livre séparément des Polythéistes ?

Parce que certaines règles sont liées aux premiers qui ne sont pas applicables aux seconds. Il s'agit de règles relevant des relations des musulmans avec eux dans les affaires de ce monde :
1) le musulman peut consommer l'animal que quelqu'un des Gens du Livre a abattu (sous réserve que les autres conditions soient aussi remplies, bien sûr) mais non celui qu'un autre non musulman a abattu ;
2) le musulman peut se marier avec une femme qui est "Gens du Livre" (sous réserve que les autres conditions soient aussi remplies) mais non avec une femme qui n'est ni musulmane ni "Gens du Livre".

De plus, les Gens du Livre sont, bien que kâfir bi kufr akbar également, moins éloignés de la vérité que les Polythéistes : cliquez ici pour en savoir plus.

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C) De nombreux coreligionnaires posent cependant ici une autre question : Les Chrétiens qui sont Unitariens sont bien sûr Gens du Livre ; mais ceux qui sont Trinitaires, sont-ils des Gens du Livre ou bien des Polythéistes ? Et ceux qui rendent un culte aux saints et aux martyrs, sont-ils des Gens du Livre ou bien des Polythéistes ?

Il est d'ailleurs à noter, en passant, que le débat a eu lieu aussi chez les savants juifs, dans la mesure où les juifs orthodoxes considèrent qu'ils ne doivent pas entrer dans un lieu de culte où l'on adore d'autres entités que Dieu. Les savants juifs ont donc dû chercher à établir si les Chrétiens Trinitaires étaient des monothéistes (de sorte qu'ils puissent entrer dans leurs lieux de culte), ou s'ils ne l'étaient pas. Quelques recherches nous apprennent qu'il y eu, chez ces savants juifs, des avis divergents sur la question, l'avis de Maïmonide étant que les Chrétiens Trinitaires ne sont pas monothéistes.

Chez les ulémas, l'avis de la quasi-totalité d'entre eux, depuis les temps anciens, est que les Chrétiens Trinitaires sont bien des Gens du Livre et non pas des Polythéistes : ceci entraîne que les musulmans ont la possibilité de vivre à leur égard les deux règles susmentionnées (consommation de la chair de l'animal abattu et mariage).

Quand on questionnait Abdullâh ibn Omar au sujet du mariage avec une chrétienne, il disait : "Dieu a interdit que les musulmans se marient avec des femmes polythéistes. Or je ne connais pas de polythéisme (shirk) plus grand qu'une personne dise que son dieu est Jésus, alors qu'il n'est qu'un serviteur parmi les serviteurs de Dieu" (rapporté par al-Bukhârî, n° 4981). Et Ibn Omar ne parlait pas d'un simple caractère déconseillé mais bien d'une interdiction (Fat'h ul-bârî 9/515). Il considérait donc que la licité du mariage avec une chrétienne ne concerne que la chrétienne qui ne divinise pas Jésus (Ibid.).

Or ceci est un avis… complètement isolé (tafarrud) de Ibn Omar ! Ibn Taymiyya écrit que la licité du mariage avec une chrétienne [sous réserve que les autres conditions soient aussi remplies, bien sûr] est "l'avis de la grande majorité des savants des temps anciens et suivants, parmi les quatre imams et les autres" ("madh'habu jamâhir is-salaf wal-khalaf min al-aïmmat il-arba'a wa ghayrihim"), avant de citer ensuite le propos de Ibn Omar rapporté par al-Bukhârî comme étant différent (Majmû' ul-fatâwâ 14/91 et 32/178). Dans un autre ouvrage, Ibn Taymiyya a décrit le principe selon lequel "pour établir une réglementation – un acte (cultuel) recommandé, ou un acte (temporel) autorisé, ou un acte obligatoire ou interdit – n'est pas (suffisant) un avis qui est relaté d'un Compagnon mais qui est isolé en sorte que les autres Compagnons n'ont pas été d'accord avec lui et en sorte que ce qui est établi du Prophète (sur lui la paix) le contredit" ; et parmi les exemples de tels avis qu'il a cités, il y a "l'avis de Ibn Omar selon lequel il n'est pas autorisé de se marier avec une femme "gens du livre"" (Qâ'ida jalîla fi-t-tawassul wa-l-wassîla, p. 134 puis p. 138). Ibn Hajar écrit de même à propos de cet avis de Ibn Omar : "Il a été dit que Ibn Omar a eu ici un avis isolé. Car Ibn ul-Mundhir a dit : "Il n'est rapporté d'aucun des Anciens qu'il ait interdit cela"" (Fat'h ul-bârî 9/515-516).

Qu'est-ce que cette quasi-totalité des ulémas répondent alors à l'argumentation selon laquelle les Chrétiens Trinitaires considèrent Jésus comme Dieu incarné ? La question se pose d'autant plus que Dieu Lui-même dit : "Ils ont pris leurs érudits, leurs moines ainsi que le Messie fils de Marie comme rabb en dehors de Dieu, alors qu'il ne leur a été demandé que d'adorer un seule ilâh, en dehors de qui il n'y a aucun ilâh. Pureté à Lui de ce qu'ils associent" (Coran 9/31). Voyez : il est bien dit : "de ce qu'ils associent ("yushrikûn")".
La question se pose avec plus d'acuité encore à propos des Chrétiens qui rendent un culte à Marie ("le culte marial") ou qui invoquent des saints et des martyrs ("le culte des saints") en disant qu'ils vont intercéder pour eux auprès de Dieu l'Unique. Le fait est que le Coran dit de ceux qu'il nomme "Polythéistes" aussi qu'ils possèdent un embryon de conception monothéiste ("tawhîd") : "Si tu leur demandes : "Qui a créé les cieux et la terre ?", ils diront : "C'est Dieu"" (Coran 31/25, 39/38), et le Coran relate aussi d'eux avoir comme intention, en rendant un culte à ces autres entités que Dieu, qu'elles intercèdent pour eux auprès de Dieu (Coran 10/18). Pourtant, le Coran a considéré quand même ces personnes comme Polythéistes, eu égard au fait qu'elles rendaient du culte à d'autres entités que Dieu. N'est-ce pas le même raisonnement existant entre ces Polythéistes et les Chrétiens qui rendent un culte aux saints ?

Certains musulmans répondent à cela en disant que les Chrétiens, même Trinitaires et même pratiquant le culte des saints, diffèrent des Polythéistes dans la mesure où eux disposent d'Ecritures d'origine céleste, dont une partie conséquente est toujours présente.

Cependant, cette réponse n'est pas suffisante, eu égard au fait que les Zoroastriens ne sont pas des Gens du Livre d'après l'avis qui est pertinent (cliquez ici pour en savoir plus). Or, d'après les recherches de certains ulémas, eux aussi disposent d'Ecritures d'origine céleste, où l'on trouve toujours, au milieu de retouches humaines, des propos purement monothéistes.

Voici donc une autre proposition de réponse... Les chrétiens non-unitariens font effectivement acte de shirk akbar, comme l'a dit le verset coranique suscité (9/31). Et les chrétiens qui pratiquent le culte des saints pratiquent en effet une forme de shirk comparable à celui des Polythéistes ("Ces saints intercèderont pour nous auprès de Dieu"). Cependant, ils n'ont pu marier cette invocation des saints au monothéisme qu'en ayant introduit une distinction entre "culte de latrie" – réservé à Dieu – et "culte de dulie" – dont ils disent que cela peut être pratiqué vis-à-vis des saints. De même, certains Chrétiens abattent des animaux au nom de saints : si la majorité des ulémas pensent qu'un tel animal ne peut pas être consommé par un musulman, ils n'ont en revanche pas dit que ces Chrétiens étaient devenus Polythéistes (cliquez ici). Le fait est que les Chrétiens sont demeurés très attachés à la croyance en certains Messagers de Dieu – tels que Abraham, Moïse et Jésus – et à des Ecritures dont une partie conséquente est d'origine divine. C'est cet attachement réel qui fait que, malgré leurs actes de shirk akbar, ils ont été considérés comme Gens du Livre et non comme Polythéistes.
Ibn Taymiyya écrit : "Il n'y a pas, dans la religion originelle des Gens du livre, de shirk (…) ; mais les Chrétiens ont rajouté du shirk, comme Dieu l'a dit : " Pureté à Lui de ce qu'ils associent". Là où Dieu dit qu'ils ont fait du shirk, c'est parce qu'ils en ont rajouté ; et là où Dieu a fait une distinction entre eux et les Polythéistes, c'est parce que leur religion originelle est de suivre les livres révélés, lesquels enseignent le monothéisme et non l'associationnisme." Quant au verset où Dieu a dit que les Chrétiens font acte de shirk, Ibn Taymiyya en dit que "Dieu n'a pas dit des Gens du Livre qu'ils sont "Polythéistes" ("mushrik"), employant un nom, mais a dit qu'ils "ont fait acte d'associationnisme ("shirk"), employant un verbe (…). Or le nom véhicule un sens plus accentué que celui que véhicule le verbe" (Majmû' ul-fatâwâ 14/91-93 et 32/178).
Ibn Taymiyya explique : "فليسوا على التوحيد المحض؛ وليسوا كالمشركين الذين يعبدون الأوثان ويكذبون الرسل. فلهذا جعلهم الله نوعا من غير المشركين تارة؛ وذمهم على ما أحدثوه من الشرك تارة" : "Ils ne sont pas sur le pur monothéisme, mais ne sont pas non plus semblables aux polythéistes qui adorent les idoles et traitent de menteurs (tous) les envoyés de Dieu. Dieu a donc tantôt parlé des Chrétiens comme étant différents des Polythéistes, tantôt leur a reproché le shirk qu'ils ont innové" (Al-Jawâb us-sahîh, 2/49).

C'est cela qui fait la différence entre les Chrétiens qui ont divinisé Jésus et les Polythéistes. L'attachement des premiers aux Ecritures célestes fait que, malgré la présence de shirk akbar, ils sont considérés comme appartenant, au sein de l'ensemble général "kâfir bi kufrin akbar", à la catégorie "Gens du Livre", et non à celle "Polythéistes"...

Verres

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D) Une autre question se pose ici : Si des musulmans se mettent à dire, comme l'ont fait les Chrétiens Trinitaires, que Dieu l'Unique s'est incarné en Muhammad, ou s'ils se mettent à invoquer des saints musulmans, alors ils font un shirk akbar qui fait sortir de l'islam. Pourquoi donc les Chrétiens qui ont ajouté ce shirk à la religion monothéiste originelle de Jésus ne sont-ils pas considérés comme ayant quitté le Christianisme et donc ne faisant plus partie de ces Gens du Livre à propos desquels les deux règles susmentionnées s'appliquent ?

Il semble que la réponse soit la suivante…

Le message apporté par Muhammad est – comme tout message apporté par un messager de Dieu – très strict quant à sa propre orthodoxie, au point que celui ou celle qui fait, en connaissance de cause, un acte de shirk akbar quitte l'islam et tombe donc dans le kufr. Ce message considère aussi que ne peut pas être approuvé le fait que des gens adhérant au message d'un prophète antérieur à Muhammad aient mélangé aux enseignements authentiques de ce prophète d'autres enseignements relevant du shirk.

Cependant, ce message dit encore que, du moment que ces gens ont choisi de rester dans cette religion antérieure et ne pas adhérer au message de Muhammad, ils sont dans le kufr akbar : même s'ils n'avaient pas mélangé des actes de shirk au message originel de ce messager antérieur, ils seraient déjà dans le kufr akbar en ayant choisi de ne pas adhérer au message plus récent : dans les deux cas il s'agit de kufr akbar, et cela reste "le non-islam". Or, d'une part, même les Chrétiens qui ont adopté ces mélanges ont, malgré tout, foi en des Ecritures témoignant d'un enseignement purement monothéiste, croient en Abraham, Moïse et d'autres personnages comme étant d'authentiques prophètes de Dieu, croient que Dieu nous rétribue pour ce que nous faisons, et ont des valeurs communes avec celles du message apporté par Muhammad. D'autre part, il est établi à propos de ces deux règles – avec qui il est permis de se marier et comment abattre un animal – que les Ecritures auxquels les juifs et les chrétiens se réfèrent ont conservé les enseignements authentiques des Messagers précédents (Jawâhir ul-fiqh, Mufti Muhammad Shafî', 1/397). Ce sont ces deux facteurs qui font que, bien que croyant en l'Incarnation, en la Trinité et en la possibilité de rendre un culte aux saints, les Chrétiens ont un degré de proximité qui fait que le musulman peut consommer la chair de l'animal qu'un chrétien a saigné (et, d'après un des deux avis, sur lequel il a alors prononcé alors le Nom de Dieu), et qu'il peut se marier avec une chrétienne chaste. Cliquez ici pour lire un autre article encore sur le sujet.

Les choses sont différentes à propos de l'attachement à un message qui n'est pas abrogé : ceci n'est pas du kufr mais de l'islam ; celui qui, tout en s'en réclamant, en dévie gravement par le fait d'adorer Muhammad, par exemple, celui-là n'est plus à l'intérieur de ce message...

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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