Un certain nombre de personnes se plaisent à montrer du doigt l'actuel état de décadence intellectuelle et sociale de pays majoritairement musulmans (et surtout, parmi eux, de pays arabes) et à employer ensuite tous les raccourcis possibles et imaginables pour tenter de démontrer que l'islam et ses enseignements en sont les responsables :
– l'attachement des pays musulmans à un livre, le Coran, et à la Sunna, les enseignements d'un homme ayant vécu il y a de cela quatorze siècles, serait la cause de leur décadence intellectuelle et sociale ;
– leur croyance en un destin déjà tracé et voulu par Dieu expliquerait leur immobilité et leur passivité face à leur sort.
Il est vrai qu'on ne peut que faire le constat, concernant des pans entiers du public des pays musulmans, d'une stagnation intellectuelle ainsi que d'une sorte de léthargie et de passivité face à leur sort. Mais il n'est, à vrai dire, pas nouveau que des personnes essaient de présenter l'islam comme étant la cause de ces deux problèmes. A son époque déjà – le début du XXème siècle – Leopold Weiss (devenu ensuite Muhammad Asad) écrivait que les "opinions fausses sur l'islam" qui "prévalaient en Occident" "pouvaient être résumées ainsi : "Le déclin des musulmans est dû principalement à l'islam qui, loin d'être une idéologie religieuse comparable au christianisme ou au judaïsme, est plutôt un mélange impur de fanatisme d'hommes du désert, de sensualité grossière, de superstition et d'un fatalisme muet empêchant ses adhérents de participer au progrès de l'humanité vers des formes sociales plus élevées ; au lieu de libérer l'esprit humain des chaînes de l'obscurantisme, l'islam les a plutôt resserrées ; en conséquence, plus vite les peuples musulmans seront émancipés des croyances et des règles sociales de l'islam pour adopter le mode de vie de l'Occident, mieux cela vaudra pour eux-mêmes et pour le reste du monde…"" (Le chemin de la Mecque, p. 176).
Mais Asad répond : "Mes observations personnelles m'avaient maintenant persuadé que l'Occidental moyen se faisait de l'islam une image extrêmement déformée. Ce que je lisais dans les pages du Coran n'était pas une conception du monde "grossièrement matérialiste" mais au contraire une intense conscience de Dieu s'exprimant dans une acceptation rationnelle de toute la nature créée par Dieu ; c'était une synthèse harmonieuse de l'intellect et des besoins des sens, des impératifs spirituels et des nécessités sociales" (p. 176). Asad poursuit ainsi : "Il me devenait évident que la décadence des musulmans n'était due à aucune insuffisance de l'islam mais bien plutôt à leur propre incapacité à le vivre pleinement. En effet ce fut l'islam qui conduisit les musulmans des premiers âges à d'extraordinaires sommets culturels (…)" (p. 177). "Ce ne furent pas les musulmans qui ont fait la grandeur de l'islam, c'est l'islam qui a fait la grandeur des musulmans. Mais dès que leur foi devint routine et eut cessé d'être un programme de vie mis consciemment en pratique, l'élan créateur qui étayait leur civilisation déclina, laissant graduellement la place à l'indolence, à la stérilité et à la décadence culturelle" (p. 179).
L'acceptation du destin et l'attachement à des textes n'impliquent normalement pas l'acceptation passive du cours des choses et la stérilité intellectuelle. En effet, l'acceptation du destin empêche de se lamenter sur les choses du passé, ce qui d'ailleurs n'engendre que perte de temps et d'énergie ; elle n'empêche ni le désir de changement quant à la situation présente ni les projets quant à l'avenir. Et puis, à côté de la croyance en le destin (al-qadr), il y a aussi en islam le concept du jihâd : ce terme ne désigne pas systématiquement une entreprise militaire mais, d'une façon plus générale, désigne l'effort à fournir pour se rapprocher de la justice. "C'est cet acquiescement de l'esprit musulman devant l'immutabilité de l'événement passé, cette reconnaissance que tout ce qui est arrivé devait arriver de telle manière et non autrement, c'est cela qui est si souvent et si faussement interprété par les Occidentaux comme un "fatalisme" inhérent à la mentalité islamique. Mais en réalité l'acceptation [passive] du destin par un musulman se rapporte au passé et non à l'avenir. Ce n'est pas un refus d'agir, d'espérer et de progresser, mais bien un refus de regarder une réalité passée comme autre chose qu'un acte de Dieu" (Ibid., p. 148).
De même, l'attachement à des textes n'entraîne normalement pas non plus l'immobilisme et la stérilité intellectuelle, puisque ces textes eux-mêmes prévoient explicitement que des questions nouvelles verront le jour et nécessiteront des réponses tenant compte des principes des textes mais répondant à ces nouveautés. A coté de l'attachement aux sources (al-i'tissâm bi-l-kitâb wa-s-sunna) il y a également en islam le concept de l'ijtihâd, qui consiste à fournir les efforts voulus pour comprendre les textes, les principes qui en découlent et les lier avec les nouveautés du contexte.
Ijtihâd et Jihâd sont les deux efforts qui instituent une dynamique dans la pensée et l'être musulmans. Abu-l-Hassan 'Alî an-Nadwî écrit que les musulmans – et surtout leurs leaders – "ont besoin de qualités pointues et très vastes, que nous pouvons résumer en deux termes : le jihâd et l'ijtihâd ; ce sont deux termes légers et simples (en apparence) mais dont les réalités et les implications sont en fait très profondes" (Mâ dhâ khassira-l-'âlamu b-inhitât il-muslimîn, p. 116). An-Nadwî explique ensuite ce que signifie le terme jihâd, précisant qu'il fait référence à toute une dynamique et n'est pas le synonyme de la seule entreprise militaire [nous l'avons expliqué dans l'article traitant de ce concept]. An-Nadwî explique ensuite ce que signifie le mot ijtihâd (pp. 116-117) ; nous avons abordé quant à nous quelques-unes de ses implications dans plusieurs articles : cliquez ici, ici et ici. An-Nadwî poursuit en disant que c'est un manquement par rapport à ces deux qualités, surtout chez les leaders musulmans, qui a été l'un des facteurs ayant entraîné la décadence des musulmans (op. cit., p. 118).
Muhammad Asad l'a aussi écrit : "Au bout de deux ou trois siècles, ils glissèrent dans un marais de conventions intellectuelles, cessèrent de penser par eux-mêmes et se contentèrent de répéter les phrases mortes des générations précédentes, oubliant que toute opinion humaine est liée au temps et (…) donc dans la nécessité d'un perpétuel renouvellement" (op. cit., p. 278). "Pour qu'un renouveau se produise, c'est la réflexion qui doit être encouragée au lieu de sa contrefaçon actuelle" (p. 176). Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas se référer aux interprétations de ses précédesseurs : ne pas le faire conduirait à tout relativiser pour légitimer, par une interprétation tendancieuse des textes, tout ce qui se fait dans la société (Sharî'at ul-islâm sâliha, p. 145, pp. 137-139). Il s'agit de se référer aux textes des sources, et également aux interprétations faites par l'ensemble des pieux prédécesseurs, se refusant alors à s'écarter d'un consensus de ces derniers (Zâhirat ul-ghuluww, p. 15, Sharî'at ul-islâm sâliha, p. 105). Là où il n'y a pas eu consensus mais divergence, il ne s'agit pas non plus d'adopter n'importe lequel des avis existant ; il s'agit de considérer de façon prioritaire les Textes, puis, à l'intérieur de leur cadre, de prendre en considération les interprétations et les avis des savants (Sharî'at ul-islâm sâliha, p. 79). Au sein de l'ensemble de cette pluralité d'interprétations, il s'agit d'étudier soigneusement les différents avis, avec les argumentations sur lesquelles chacun d'eux repose ; c'est ensuite qu'il s'agit, pour les ulémas compétents, de donner préférence à l'un de ces avis, selon un ensemble de critères comprenant la validité de l'argumentation sur laquelle il repose, la correspondance avec les objectifs généraux de l'islam, la nécessité du contexte et la souplesse (Al-ijtihâd ul-mu'âssir, p. 24).
Asad conclut, liant ensemble le manque de réflexion et la passivité : "Ne fallait-il pas voir la contrepartie de cette stagnation intellectuelle dans l'acceptation passive, presque indolente, de la part de tant de musulmans, de l'inutile pauvreté dans laquelle ils vivaient et dans leur consentement muet devant tant d'injustices sociales qu'ils subissaient ?" (op. cit., p. 176).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).