Ni fondamentalistes ni intégristes

S'il est deux termes qu'on a pris l'habitude d'employer à tort et à travers, ce sont bien "intégriste" et "fondamentaliste". Leur emploi à propos de musulmans est devenu tellement courant dans des médias que le public s'est mis à les répéter et à les appliquer comme si leur sens était évident : "Les musulmans qui portent la barbe et les musulmanes qui revêtent le foulard, que sont-ils sinon des intégristes ? Le conférencier qui cite un verset du Coran pour expliquer sa position sur tel point me donne ainsi la preuve qu'il est fondamentaliste. – Mais qu'est-ce qu'un fondamentaliste ? et un intégriste ? – Euh..."

La vérité est là : on répète des mots dont on ne connaît pas vraiment le sens. Et c'est le flou qui entretient la méfiance.

Il serait peut-être temps de s'interroger : que signifient vraiment les mots "fondamentaliste" et "intégriste" ? Sont-ils applicables à des courants musulmans ?

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Origine des termes "intégrisme" et fondamentalisme" :

Au XVIIème siècle, dans le droit fil du cortège de conflits, d'actions et de réactions que, depuis la Renaissance en Europe occidentale, humanistes puis libres penseurs d'une part et clergé catholique d'autre part entretiennent – les premiers au nom d'une certaine vision de l'homme et au nom de la raison, les autres au nom de la foi –, un mouvement voit le jour qui entend vouloir passer au crible de la raison chaque donnée de la foi chrétienne et de la Bible et critiquer tout ce qui apparaît irrationnel. C'est le "rationalisme", et certains penseurs occidentaux nommeront la période qui s'ouvre : "l'âge de la raison". Lord Herbert et Hobbes sont quelques-uns des leaders de ce mouvement de pensée. On dira de Voltaire (XVIIIème siècle) qu'il appartient à la même tendance.

Les idées rationalistes seront reçues différemment dans les milieux croyants du christianisme. Parmi les deux grandes tendances qui se dessinent figurent d'un côté le "modernisme", de l'autre le "renouveau catholique".

La tendance "moderniste" entend allier la foi chrétienne – à laquelle elle est attachée – et les arguments des rationalistes – aux idées desquels elle est également sensible. Elle reste convaincue de la véracité de la Bible dans son essence mais pense que l'interprétation en a été faite par l'Eglise d'une façon qui est discutable et qu'une révision complète des dogmes de la foi chrétienne s'impose à la lumière de la rationalité moderne ; certaines parties non importantes du texte biblique peuvent également, en cas de nécessité, être considérées comme non authentiques. Ernest Renan appartient à ce courant de pensée.

Pour le "renouveau catholique", en revanche, il est hors de question de remettre en cause les dogmes de la foi chrétienne professés depuis tous ces siècles ; ce mouvement refuse donc aussi bien les idées rationalistes – qui sont d'ailleurs souvent édictées sur le ton du scepticisme voire de l'ironie – que les idées modernistes. Les idées "modernistes" sont condamnées par l'Eglise en 1907. Pour cette dernière, tous les dogmes adoptés par les chrétiens depuis des siècles sont valables, et le renouveau consiste à les affirmer de nouveau.

C'est dans ce contexte que naît le terme "intégrisme". Critiquant les "modernistes" et leurs revendications de faire des choix dans les éléments de la foi chrétienne en fonction de leur conformité ou non-conformité avec les principes de la raison, des catholiques entendent défendre l'intégrité de la foi. Ils sont alors décriés par des modernistes comme étant des "intégristes".

C'est à propos d'une problématique très voisine, mais cette fois dans la tradition protestante, que naît le terme "fondamentalisme" : certains pasteurs rejettent les théories darwiniennes relatives à l'évolution des espèces, car ils pensent qu'elles contredisent la lettre du récit biblique de la création du monde en six jours ; ces pasteurs fondent alors la World's Christian Fundamental Association, pour défendre les points de la foi qui sont fondamentaux à leurs yeux. Ils sont alors décrits par leurs opposants comme étant des "fondamentalistes".

Ces deux dernières explications proviennent d'un article du Monde écrit par Xavier Ternisien et publié le 8 octobre 2001.

Intégrisme et fondamentalisme ont donc tous deux comme point commun que, face aux affirmations ou aux critiques formulées sur la base de la raison, ils réaffirment la véracité des données chrétiennes. Intégrisme et fondamentalisme diffèrent cependant quant aux sources de ces données : dans le cas de l'intégrisme, ces données sont issues non pas seulement des Ecritures mais des Ecritures perçues au travers de la Tradition, c'est-à-dire de l'interprétation de ces Ecritures telle qu'elle a été fixée au cours des siècles par les différents Conciles, les Pères de l'Eglise et les Papes. Dans le cas du fondamentalisme, en revanche, les données à réaffirmer sont issues directement des Ecritures – conformément à la tradition protestante de retour aux sources ("sola scriptura") –, mais ces Ecritures sont considérées dans leur stricte littéralité. Il y a donc dans l'intégrisme l'idée d'un refus de reconsidérer la Tradition par rapport à la rationalité, et dans le fondamentalisme l'idée d'un refus d'adopter une interprétation allégorique de certains passages des Ecritures par rapport à la rationalité.

D'après une seconde définition du terme "intégrisme", celui-ci remonterait au XVIIIème siècle, quand un prêtre en Espagne tente de nouveau l'intégration de la structure étatique à la structure religieuse catholique. L'objectif est donc d'intégrer l'une à l'autre ; de là le terme "intégriste" pour décrire ce genre de personnes.

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D'après Le Robert Dictionnaire historique de la langue française :

Le terme "fondamentalisme" "désigne (v. 1920) un courant théologique qui s'en tient à une lecture littérale de l'Ecriture (donc aux fondements)".

Quant au terme "intégriste", il "est un emprunt à l'espagnol integrista, membre d'un parti espagnol voulant la subordination de l'Etat à l'Eglise" (…).
"Par extension, le mot désigne un adversaire du modernisme (…)".

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Ces deux termes sont-ils applicables aux écoles de pensée musulmanes ?

Dans l'espace de la civilisation musulmane, différentes tendances existent quant au champ à donner à la raison par rapport aux textes de la révélation. Lire à ce sujet notre article : Couple raison-révélation : cinq tendances hier et aujourd'hui. La tentation était forte d'appliquer les termes "fondamentalistes" et "intégristes", issus de la civilisation chrétienne, à certaines de ces tendances musulmanes, et certaines personnes n'y ont pas résisté : on s'est donc mis à qualifier d'"intégristes" les musulmans qui désirent rester fidèles à la Tradition, c'est-à-dire à l'interprétation des Ecritures héritée des ulémas de siècles passés ; de "fondamentalistes" ceux qui entendent, pour l'orientation de leur pensée et la conduite de leurs affaires, revenir aux Ecritures (Coran et Sunna), considérant prioritairement celles-ci et secondairement la Tradition, c'est-à-dire l'interprétations des écoles ; enfin d'"intégristes" tous ceux qui n'entendent pas séparer le religieux du social dans les pays musulmans. Tout cela par analogie avec l'histoire des actions et réactions, réformes et contre-réformes que la civilisation occidentale a connues dans ses rapports avec le religieux.

Mais la question que tout musulman est en droit de poser à ceux qui font ces analogies et emploient ces termes à son sujet est : Qu'entendez-vous par "fondamentalistes" et "intégristes" ?

Car tout est-il semblable entre les courants chrétiens portant ces noms et les courants musulmans ?

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Sont-ils comme les "intégristes" chrétiens, les musulmans qui n'entendent pas faire de coupure entre les textes des sources et la gestion de la cité ?

Selon la seconde définition du terme "intégriste", les "intégristes catholiques" furent des personnes qui désiraient intégrer le religieux à l'institution étatique des pays chrétiens, mais qui désiraient le faire par le biais d'un clergé ; en effet, dans le catholicisme, c'est le clergé qui est le moyen d'exprimer le religieux, et le sacre est la solution pour montrer que Dieu est du côté de l'autorité civile.
Or en islam il n'y a pas de clergé : pas d'intermédiaire entre Dieu et la conscience et pas de hiérarchie institutionnalisée et infaillible. Chaque musulman est à la fois civil et religieux et il n'y a ni classe sacerdotale ni sacre. En islam il y a certes la Loi, mais la Loi n'est pas donnée de façon détaillée en ce qui concerne le domaine des affaires sociales. Ainsi, commentant le principe des pays musulmans : "Lâ siyâssata illâ mâ wâfaqa-sh-shar'" ("On ne doit faire de gestion de la cité que selon ce qui est en conformité avec les sources"), Ibn ul-Qayyim relate et approuve ces propos d'un savant : "Si tu veux dire par là que la gestion de la cité ne doit se faire que d'une façon qui ne contredit pas les principes des sources, alors cela est vrai. Mais si tu veux dire par là que la gestion de la cité ne doit se faire que par les éléments qui sont explicités dans les textes des sources, alors c'est faux et ce serait traiter de faux ce que les Compagnons du Prophète ont fait" (At-Turuq ul-hukmiyya, p. 21). Louis Gardet écrit à propos de la cité musulmane : "(…) il s'agit d'une organisation de la cité qui entend prendre ses principes premiers d'une loi reçue comme révélée par Dieu". Plus loin il précise : "Cela ne veut nullement dire que l'organisation de la cité ne requiert point recherche et initiative humaines". "(Le temporel) s'enracine en des principes reçus comme révélés. La loi (...) [est donc] un jugement de la raison pratique se prononçant sur la conformité ou non-conformité d'une décision nouvelle avec ces principes intangibles" (Panorama de la pensée islamique, Sindbad, p. 187). Ce "jugement de la raison pratique" implique donc qu'il y ait, aux côtés des docteurs de la loi, des spécialistes en matière scientifique, sociale etc. pour faire une loi qui soit à la fois respectueuse des principes révélés et en prise avec les réalités de la société et de l'époque. De plus, de nombreux articles explicités dans la Loi font l'objet d'avis divergents depuis quatorze siècles d'histoire musulmane, et on peut prendre en compte la réalité du contexte pour appliquer ici tel avis plutôt que tel autre.
Le concept est donc très différent en islam de ce qu'il est dans le catholicisme. Le terme d'origine espagnol "intégriste" n'est donc pas applicable à des musulmans simplement parce qu'ils ne font pas de coupure entre sources de nature religieuse et société majoritairement musulmane.

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Sont-ils comme les "fondamentalistes" chrétiens, ces musulmans qui sont de la tendance réformiste ?

Non, car si les musulmans de la tendance réformiste – réformisme madh'habî y compris – entendent revenir aux Ecritures tout en tenant compte de la Tradition (ârâ' ul-fuqahâ'), c'est avec l'idée de pouvoir justement adopter une dynamique permettant de tenir compte des découvertes et du contexte. Il suffit à ce sujet de lire les quatre articles suivants :
"L'appréhension d'un texte au sens allégorique en islam" ;
"Ahl ul-hadîth et ahl ur-ra'y : deux traditions interprétatives" ;
"Abû Hanîfa, les Hadîths et les interprétations qu'il en faisait" ;
"La raison : un aller-retour entre connaissances des textes et savoirs temporels".

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Sont-ils comme les "fondamentalistes" chrétiens, ces musulmans qui sont de la tendance littéraliste (zâhirite) ?

Non, car chez eux le littéralisme revêt un tout autre aspect que celui qu'il possède chez les courants protestants dont nous avons parlé plus haut. On peut prendre la mesure de ces différences en étudiant la méthodologie et les avis de Ibn Hazm, un des savants les plus connus de la tendance littéraliste zâhirite. Explications…

Si le protestantisme a lancé comme mot d'ordre "l'Ecriture seule" ("sola scriptura"), force est de constater – et c'est la première différence d'avec le zâhirisme – qu'il n'a pas fait un retour aux Ecritures seules comme le prône le zâhirisme. En effet, pour ce qui est du protestantisme, il n'a pas abandonné les interprétations de Paul, les décisions des Conciles des premiers siècles et les explications hellénisantes des Pères de l'Eglise. Michel Servet (1511-1553), un contemporain de Luther et Calvin – les fondateurs du protestantisme –, publia De Trinitatis erroribus ; il déclara dans cet ouvrage qu'il "n'emploierait pas le mot Trinité, qu'on ne trouve pas dans l'Ecriture, et qui semble uniquement perpétuer une erreur philosophique" ; il taxa la Trinité de "doctrine incompréhensible, incompatible avec la nature des choses". L'Eglise catholique condamna Servet pour ces propos. Mais ce furent les calvinistes qui le firent arrêter, juger et brûler vif. Calvin justifia ce châtiment en disant "défendre la vérité certaine". La différence avec le zâhirisme est évidente : cette tendance musulmane considère que tout ce qui ne relève pas strictement des textes des Ecritures ne s'impose pas à elle. On pourrait objecter à cela que Calvin ne fit que suivre le consensus dégagé lors des Conciles de Nicée (325) et Chalcédoine (451), et que le zâhirisme considère lui aussi le consensus des ulémas (ijmâ') comme étant loi formelle. Mais en fait, déjà il faudrait établir que lors des conciles de Nicée et de Chalcédoine il y a bien eu consensus de l'ensemble des docteurs chrétiens. D'un autre côté, pour la majorité des ulémas – zâhirites y compris –, le consensus n'est possible que s'il se fonde sur un texte du Coran ou de la Sunna (voir Ussûl ul-fiqh al-islâmî, Az-Zuhaylî, tome 1 pp. 558-560). De plus, la tradition zâhirite considère quant à elle que le consensus des ulémas (ijmâ') sur un avis donné n'a force de loi absolue que si auparavant il n'y a pas eu à son sujet des avis divergents chez les ulémas ; sinon elle pense que le consensus n'a pas force de loi formelle (voir Ussûl ul-fiqh al-islâmî, tome 1 p. 591). Enfin, au cas où deux avis ont été formulés par des savants de par le passé, la tradition zâhirite pense que les ulémas compétents ont l'entière possibilité de penser un troisième ou un quatrième avis, en tant que nouvelle façon de conciler les différents textes existant (voir Ussûl ul-fiqh al-islâmî, tome 1 p. 492).

Seconde différence : Luther enseigna que l'homme, après la Chute, était complètement détruit ; ceci l'amena à renforcer la nécessité de la Rédemption, donc la foi en Jésus mort pour la rémission du péché originel, et, partant, l'idée que les œuvres importent peu par rapport à la foi, seule cause de salut ("sola fide"), qui s'obtient par la seule grâce divine ("sola gratia") (ce qui lui permit d'ôter toute nécessité de passer par l'Eglise mais le conduisit simultanément à sa conception particulière de la prédestination). Sa conception de l'homme fut jugée par trop négative par des humanistes de l'époque, notamment par le catholique Erasme. Pour sa part, la tradition zâhirite adopte pleinement la conception que l'islam enseigne de l'homme sur terre, qui est celle de l'innocence. Deux principes essentiels découlent de cette conception et régissent les obligations et les interdictions en islam : l'homme bénéficie de l'absence d'obligation (barâ'at udh-dhimma ou al-barâ'a al-asliyya) et de la permission originelle concernant l'ensemble des choses terrestres (al-ibâha al-asliyya) tant qu'un texte du Coran ou de la Sunna ne vient pas nuancer cet état des choses. Tous les ulémas sont d'accord sur ces deux principes ; mais la tradition littéraliste zâhirite les a poussés à leur paroxysme en enseignant d'une part que le texte en question doit être parfaitement authentique (s'il relève de la Sunna) et d'autre part qu'il n'y a pas d'analogie possible (qiyâs) entre le cas spécifié dans un texte comme étant interdit et un cas passé sous silence dans les textes ; or, le terme présent dans le texte est pris dans sa stricte littéralité (zâhir ul-lafz), ce qui aboutit parfois et paradoxalement à des permissions plus larges que dans d'autres traditions. Voyez plutôt…
La règle première étant la permission originelle, Ibn Hazm, qui pense que le Hadîth interdisant la musique n'est pas parfaitement authentique, et qui considère que les autres textes ne sont pas explicites sur le sujet ("lahw al-hadîth") et que l'analogie est impossible par rapport à d'autres interdits, dit que la musique est en soi permise.
La règle première étant l'absence d'obligation, l'école zâhirite, considérant que le Hadîth rendant obligatoires les petites ablutions avant de toucher une copie coranique n'est pas parfaitement authentique et que le verset du Coran ("Lâ yamassuhû illa-l-mutahharûn", 56/78-79) n'est pas explicite sur le sujet (car il peut n'évoquer que les anges), dit que les petites ablutions ne sont pas obligatoires avant de toucher une copie coranique.
La règle première étant la permission, Ibn Hazm, affirmant que les textes du Coran et de la Sunna n'interdisent explicitement que les relations intimes hors cadre licite ("zinâ") mais que la masturbation n'entre pas dans le cadre de ce terme "zinâ", affirmant aussi que l'analogie est impossible, dit que la masturbation est en soi permise. La règle première étant la permission, Ibn Hazm, affirmant que les sources déclarent que l'allaitement ("radhâ'a") rend interdit le mariage entre frère et sœur de lait mais que le fait de prendre du lait maternel et de le donner au biberon au bébé n'entre pas dans le cadre du terme "allaitement", affirmant aussi que l'analogie est impossible, dit que le cas de l'interdiction de mariage ne sera pas établi s'il a été donné au bébé du lait maternel dans un biberon.
Considérant que le Coran a établi que le témoignage de deux femmes est possible (2/282) et que le principe général s'applique partout tant qu'aucun texte authentique ne vienne affirmer une exception, affirmant aussi qu'il n'y a pas de texte authentique et explicite dans le Coran et la Sunna qui fasse une exception pour les femmes dans le cas d'un meurtre, l'école zâhirite est d'avis que les femmes peuvent tout à fait témoigner dans le cas d'un meurtre.
La règle première étant la permission, l'école zâhirite, considérant que les sources interdisent la consommation de certains aliments mais que si un morceau d'un de ces aliments a été mélangé à d'autres ingrédients où il a subi une transformation et que le résultat est ensuite dénommé par un nom autre que celui de l'aliment interdit, il n'est pas interdit de le consommer… Mon objectif ici n'est nullement de me prononcer sur ces avis (et donc de dire si je les partage ou non) ; il est seulement de donner au lecteur un aperçu de la méthodologie zâhirite et de prouver que le zâhirisme ne correspond pas du tout au littéralisme des fondamentalistes de la tradition protestante.

Enfin, une troisième différence est le recours au sens allégorique : aussi attaché à l'interprétation littéraliste qu'il soit, Ibn Hazm n'a pas hésité à conférer à des textes des Ecritures tels que "L'espace compris entre ma maison et ma chaire est un jardin parmi les jardins du paradis" et "Le Syr-daria, l'Amou-daria, l'Euphrate et le Nil sont des fleuves du Paradis" un sens métaphorique ; il a justifié cette interprétation au motif que l'observation des sens ("dharûrat ul-hiss") montre le contraire de ce que la stricte littéralité du texte semble indiquer (cf. Al-Muhallâ, point  919). A propos d'autres points aussi Ibn Hazm a employé cette même formule pour argumenter son avis : "dharûrat ul-hiss wa-l-mushâhada". Dans la tradition protestante, par contre, Luther ne se démarqua pas d'une interprétation littérale de la parole évangélique "Ceci est mon corps, ceci est mon sang" et il refusa d'appréhender ce passage au sens allégorique ; il continua donc à croire en la doctrine de la transsubstantiation du pain et du vin lors de l'Eucharistie, contrairement à Wycliffe par exemple.

On le voit, la tradition littéraliste zâhirite est différente des courants littéralistes issus de la tradition protestante.

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Conclusion :

La Raison est la faculté qui permet à l'homme d'analyser et de critiquer les données intellectuelles qui lui parviennent. La Modernité consiste à accepter l'idée du changement et du progrès et à pouvoir adopter la nouveauté.

Les Fondements de l'Islam, c'est-à-dire ses Ecritures, sont le Coran (parole de Dieu) et la Sunna (paroles, actes et approbations du Prophète) ; la dimension d'Ecriture du texte coranique est évidente car ce texte a été transcrit intégralement du vivant même du Prophète ; quant à la Sunna elle était certes, durant le vivant du Prophète, pour une petite partie rédigée et pour la plus grande partie transmise oralement ; cependant, depuis sa transcription systématique aux premiers siècles de l'Islam, elle n'est désormais plus disponible que sous forme écrite, dans les recueils de Hadîths (cf. Hujjat ullâh il-bâligha 1/383).

La Tradition est quant à elle formée de l'ensemble des interprétations (aqwâl) faites par les savants nous ayant précédés (aslâfunâ as-sâlihûn) : les Compagnons du Prophète, leurs élèves, les élèves de leurs élèves, ensuite tous les savants s'étant réclamés de leur voie jusqu'aujourd'hui.

Il faut aussi rappeler qu'en langue française, le suffixe "-iste" exprime souvent l'idée d'excès dans l'attachement à un élément donné par rapport à un autre élément, cet autre élément étant susceptible de concurrencer le premier élément et d'établir une perspective d'équilibre. Ainsi, "moderne" désigne "celui qui est favorable à la modernité et qui en prend une part conséquente" ; par contre, "moderniste" désigne "celui qui ne considère que le nouveau, se projette dans le futur et rejette tout ce qui vient du passé".

Ces deux rappels effectués, voici ce que nous pouvons dire...

Nous musulmans sommes attachés aux Ecritures (Coran et Sunna), que nous considérons comme des Sources (masdar) et des Fondements (ussûl) qui intéressent la globalité de la vie. Mais nous ne sommes pas fondamentalistes car la structure même des textes de ces Ecritures permet la contextualisation de leur contenu par le biais de l'ijtihâd (effort de réflexion à propos des silences des textes mais aussi à propos de l'interprétation de nombreux textes), donc par un effort de Raison.
Ceci entraîne, de l'autre côté, que nous sommes rationnels car nous considérons positivement la Raison et lui accordons son droit, mais que nous ne sommes pas rationalistes car ce que la raison a découvert dans le monde, nous en orientons la perception et l'application par les principes issus des Sources.

Nous musulmans sommes attachés à la Tradition (la somme des interprétations faites par les savants prédécesseurs : aqwâl ul-fuqahâ'). Cependant nous ne sommes pas traditionalistes car dans le domaine des 'âdât la règle première est la permission et nous pouvons donc le pratiquer même si les prédécesseurs ne l'ont pas connu ; de plus, parmi les règles ta'abbudî, donc les interprétations elles-mêmes, une partie conséquente fait l'objet de divergences chez les prédécessuers eux-mêmes et peut donc connaître une contextualisation par rapport à la Modernité.
Ceci entraîne, de l'autre côté, que nous sommes modernes mais non pas modernistes car nous orientons la concrétisation de la modernité par les interprétations faisant l'objet d'un consensus (ijmâ') au sein de la Tradition (aqwâl ul-fuqahâ').

Il n'est pas en soi impossible d'employer les termes d'une civilisation donnée pour décrire les concepts d'une autre civilisation. La démarche demande cependant un minimum de méthodologie. Quand on sait qu'on ne peut pas "exporter" tels quels des outils adaptés au réseau électrique d'un continent donné vers un autre continent sous peine de causer de graves problèmes, on se demande pourquoi on n'adopte pas la même démarche à propos des termes et des concepts. Il faudrait donc avant tout faire l'effort de comprendre ce que les termes désignent ici et ce que les concepts sont là avant de les appliquer tels quels à d'autres traditions religieuses, là où les catégories, les problématiques et les dynamiques sont totalement différentes.

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Note 1 :

Il y a dans le monde musulman un phénomène qui est celui de la violence commise par certains musulmans à l'égard d'innocents – musulmans ou non musulmans. Il faut dénoncer, au nom même de notre référence au Coran et à la Sunna, les agissements de ce "groupe de la violence" – très minoritaire mais bel et bien existant, et dont les actions sont spectaculaires – (il s'agit de "fassîl al-'unf" pour reprendre les termes de al-Qardhâwî dans son livre Mustaqbal ul-ussûliyya al-islâmiyya, p. 19). Cependant, il s'agit d'autre chose encore que ce dont nous avons parlé ici : sur cette page, le but de notre propos a été seulement de montrer que le seul fait de se référer aux textes du Coran et de la Sunna ne fait pas du musulman un fondamentaliste, de même que le simple fait de s'efforcer d'être en accord avec les principes de ces sources n'en fait pas un intégriste. Ici il faut dire deux choses encore :
- la violence contre des innocents, elle, est inacceptable au nom même de notre référence aux Coran et Sunna ;
- et surtout, ce n'est pas la référence aux Coran et Sunna qui, en soi, fait de certains individus des êtres violents. François Burgat écrit : "Sauf à considérer que les modes d'action de l'armée révolutionnaire irlandaise attestent d'une liaison congénitale du catholicisme avec le terrorisme, force est de constater que la "violence islamiste" s'explique moins par les références idéologiques de ceux qui en font la promotion que par leur itinéraire personnel et leur environnement politique et économique. Aucun historien sérieux ne s'est risqué à essayer de démontrer que la religion musulmane avait dans son ensemble produit significativement plus de violence politique que l'un quelconque des autres dogmes, religieux ou matérialistes, les exemples récents ne faisant pas défaut en ce domaine" (L'islamisme en face, 2002, p. 119).

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Note 2 :

C'est le savant Mannâ' al-Qattân qui pense que, en dépit de l'usage fait par certains types de personnes des pays musulmans, lesquels suivent en cela des médias occidentaux, le terme "fondamentalisme" (en arabe : "ussûliyya") n'est pas applicable aux mouvements de la réforme musulmane, car il désigne l'interprétation "littéraliste de chaque terme du texte biblique, avec une méfiance vis-à-vis de la raison et de la pensée scientifique", ce qui, poursuit-il, "est très différent de ce à quoi appelle le mouvement islamique" (Iqâmat ul-muslim fî baladin ghayri islâmî, pp. 18-19).

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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