Question :
Je me rends compte que les avis de Abû Hanîfa sont issus d'une approche moins littérale que celle d'autres savants et que ses avis sont très souvent souples. Le seul problème c'est que j'ai lu que l'une des causes de sa souplesse dans ses avis et interprétations était son accès restreint aux Hadîths, de par sa localisation dans la ville de Kufa et non dans celles de La Mecque ou Médine ; et qu'une autre cause était la priorité qu'il donnait à son opinion personnelle (ra'y) sur les textes des Hadîths lui étant parvenus.
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Réponse :
Abû Hanîfa – de son nom an-Nu'mân ibn Thâbit – est né en l'an 80 de l'hégire à Kufa et est mort en l'an 150. Il est connu comme le référent ("imâm") d'une école d'interprétation juridique du droit musulman.
Nous allons aborder ensemble ce que vous avez soulevé de questions…
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1) Abû Hanîfa ne connaissait-il que très peu de Hadîths ?
Certaines personnes ont écrit que la ville de Kufa était pauvre en Hadîths par rapport aux villes de La Mecque et de Médine.
Mustafâ as-Sibâ'î répond : "C'est une erreur que ces gens ont commise pour n'avoir pas eu connaissance de la place de Kufa à l'époque de Abû Hanîfa ni des voyages de Abû Hanîfa à la recherche de la connaissance dans les plus célèbres villes de l'Islam. Kufa a été depuis sa fondation en l'an 17 de l'hégire un lieu où de nombreux Compagnons se sont installés. Omar y avait envoyé Abdullah ibn Mas'ûd – connu sous le nom de Ibn Umm 'Abd –, celui-là même qui avait été le sixième à embrasser l'islam, afin qu'il leur enseigne le Coran et les instruise dans la compréhension de la religion" (As-Sunna wa makânatuhâ fi-t-tashrî' il-islâmî, p. 452). Or Omar était tellement conscient des compétences de Abdullâh Ibn Mas'ud qu'il rappela un jour aux gens de Kufa combien il avait été généreux à leur égard : "Je vous ai donné préférence sur moi-même en vous envoyant Abdullâh [et en ne le gardant pas à Médine]" (Ibid., p. 452). Entre l'an 36 et l'an 40, Alî, le quatrième calife, s'installa lui aussi à Kufa et y diffusa lui aussi son savoir. As-Sibâ'î cite al-'Ajalî, qui a évalué à près de 1500 le nombre de Compagnons du Prophète qui s'installèrent dans la seule Kufa, sans même parler des autres villes d'Irak (op. cit., p. 453). Ibrâhim an-Nakha'î, célèbre savant de hadîth et de fiqh, a lui aussi vécu à Kufa. En un mot, Kufa était un lieu où, contrairement à ce que certains croient, les sciences religieuses (sciences liées au Coran, Hadîths et Fiqh) étaient développées.
D'autres personnes ont écrit que Abû Hanîfa ne connaissait que peu de Hadîths.
As-Sibâ'î écrit qu'il est sûr que certains Hadîths ne soient pas parvenus à Abû Hanîfa (op. cit., p. 459) – comme d'autres n'étaient pas parvenus à Omar ibn ul-Khattâb, d'autres encore à d'autres mujtahidûn comme Mâlik, ash-Shâfi'î, etc. –, mais cela ne veut pas dire que Abû Hanîfa ne connaissait que peu de Hadîths !
As-Sibâ'î écrit que pour être un mujtahid mutlaq comme Abû Hanîfa, il faut avoir de solides connaissances dans les Hadîths qui traitent des règles (ahkâm) ; or ces Hadîths se comptent par milliers. "Comment des imams ont-ils pris en compte la somme de jurisprudence que Abû Hanîfa a laissée, l'ont retransmise vers tous les horizons et se sont appliqués à l'approuver et à le discuter si cette somme n'est fondée sur rien ?" (op. cit., p. 449).
Je dirai même : comment alors un spécialiste de Hadîths tel que at-Tahâwî a pu se dire hanafite et écrire des ouvrages tels que Shar'hu ma'âni-l-âthâr et Shar'hu mushkil il-âthâr ?
En fait Abû Hanîfa a appris les Hadîths du célèbre ash-Sha'bî : adh-Dhahabî a écrit que celui-ci était "le plus grand maître de Abû Hanîfa" (cité dans Dars-é Tirmidhî, tome 1 p. 93). Et c'est surtout Hammâd ibn Sulaymân, célèbre spécialiste de Hadîths et de fiqh qui a formé Abû Hanîfa (Hammâd figure en tant que maillon de chaîne de transmission dans Sahîh Muslim, Sunan Abî Dâoûd, Sunan at-Tirmidhî). Abû Hanîfa a également eu des élèves qui furent de grands savants de Hadîths : Abdullâh ibn ul-Mubârak en est un exemple, Yahyâ ibn Sa'ïd al-Qattân un autre.
Shâh Waliyyullâh a décrit la période où différents Compagnons se sont installés dans différentes villes de l'espace musulman : les uns à Damas, d'autres à Kufa, d'autres encore à Bassora, d'autres sont restés dans le Hedjaz. Ces Compagnons enseignaient à des élèves, les Tâbi'ûn, les Hadîths et les raisonnements par analogie qu'ils faisaient (ce qui constituait leur fatwas) ; d'autres savants avaient été nommés juges ("qâdhî") dans ces villes, et leurs jugements (aqdhiya) y constituèrent une jurisprudence sur laquelle les élèves se fondaient. A côté des points communs, les jurisprudences que les Compagnons développèrent ainsi dans différentes villes présentèrent certaines divergences, dues au fait que chacun connaissait des Hadîths qu'un autre ne connaissait pas et au fait que les façons d'extraire des règles d'un texte ne sont pas toujours les mêmes entre les Compagnons. Dans la génération des Tâbi'ûn, on en était arrivé à l'existence de différentes "écoles de jurisprudence" embryonnaires, les deux plus connues étant celle du Hedjaz et celle de Kufa.
L'école du Hedjaz se fondait sur les fatwas de Ibn Omar, Aïcha, Ibn Abbâs et Zayd ibn Thâbit et sur les jugements rendus par Omar, Uthmân et les juges qui avaient exercé à Médine.
Celle de Kufa était bâtie quant à elle sur les fatwas de Ibn Mas'ûd, les fatwas et les jugements de Alî et les jugements de Shurayh et d'autres juges de Kufa.
Shâh Waliyyullâh écrit que ce fut Sa'ïd ibn al-Mussayyib qui fut le chef de file de l'école du Hedjaz et Ibrâhîm an-Nakha'î celui de l'école de Kufa.
Shâh Waliyyullâh écrit enfin que Mâlik ibn Anas "hérita" de la jurisprudence de l'école du Hedjaz (surtout de Médine) et Abû Hanîfa de celle de l'école de Kufa (Hujjatullâh il-bâligha, 1/404-420).
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2) Abû Hanîfa n'était-il pas fiable en tant que transmetteur de Hadîths (râwî dha'îf) ?
Certains spécialistes du Hadîth ont dit que les Hadîths dans la chaîne de transmission desquels figure Abû Hanîfa n'est pas acceptable, car Abû Hanîfa "était certes fiable sur le plan moral ('adâla), mais non pas par rapport aux exigences intellectuelles (dhabth)" (voir par exemple Silsilat ul-ahâdith idh-dha'îfa wa-l-mawdhû'a, 1/661-668).
Cheikh Habib ur-Rahmân al-A'zamî, célèbre spécialiste de Hadîths, a apporté des contre-arguments à ces avis.
Primo, il a fait valoir que ces avis sont ceux de certains spécialistes de Hadîths seulement et non de la totalité d'entre eux ; au contraire, d'autres tout aussi illustres spécialistes de Hadîths ont déclaré Abû Hanîfa acceptable en tant que transmetteur de Hadîths aussi : al-A'zamî cite – preuves à l'appui – Ibn Ma'în, Ibn ul-Madînî, Ibn Abd il-Barr… (Al-Albânî shudhûdhuhû wa akhtâ'uh, pp. 113-114).
Secundo, al-A'zamî rappelle la célèbre règle de la science des principes du Hadîth : "At-ta'dîl – mub'haman kâna aw mufassaran – yuqaddamu 'ala-l-jar'h il-mub'ham" : lorsqu'un transmetteur de Hadîths est déclaré apte par certains spécialistes mais pas par d'autres, alors si ceux qui l'ont déclaré inapte n'en ont pas avancé le motif précis (jar'h mub'ham), c'est l'avis disant qu'il est apte qui a priorité. Or c'est le cas à propos de Abû Hanîfa : aucun des avis disant qu'il n'est pas apte en tant que transmetteur de Hadîth n'avance de motif précis (Ibid., pp. 114-125).
Tertio, al-A'zamî fait valoir que Abû Hanîfa n'est pas le seul à avoir été discuté en tant que transmetteur de Hadîths : d'autres transmetteurs – dont certains comptent pourtant parmi ceux de Sahîh ul-Bukhârî et Sahîh Muslim et dont d'autres ont été considérés comme fiables par al-Albânî – font eux aussi l'objet d'avis favorables de la part de certains spécialistes de Hadîths et d'avis les déclarant inaptes par d'autres spécialistes de Hadîths. Al-A'zamî dresse une liste impressionnante de tels transmetteurs, preuves à l'appui (Ibid., pp. 102-113). D'ailleurs Ibn Ma'ïn a un avis défavorable à propos de ash-Shâfi'î en tant que transmetteur de Hadîths (Dars-é Tirmidhî, p. 100).
Encore un point : le fait que Abû Hanîfa n'ait pas été cité en tant que transmetteur dans les recueils classiques de Hadîth n'est pas non plus une preuve qu'il est inapte en tant que transmetteur. En effet, Muslim n'a, dans son recueil, pas cité al-Bukhârî dans la chaîne d'un seul Hadîth : est-ce une preuve que celui-ci serait inacceptable ?
En vérité, comme l'a écrit Ibn Abd il-Barr, tout ce que certains spécialistes de Hadîth reprochaient à Abû Hanîfa – et c'est ce qui les a conduit à dire qu'il était inapte en tant que transmetteur de Hadîths – est qu'ils pensaient qu'il prenait davantage en compte ses opinions personnelles que les textes des Hadîths (Al-Intiqâ'). Ainsi Ibn Abî Shayba a-t-il, dans son Musannaf, consacré un chapitre à un certain nombre de points à propos desquels, selon lui, l'avis de Abû Hanîfa contredit le texte des Hadîths. Ce grief est-il fondé ?
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3) Abû Hanîfa entendait-il donner préférence à ses opinions personnelles sur les textes des Hadîths ?
Non.
Et une chose très claire le prouve : Abû Hanîfa lui-même a dit à ses élèves : "Si je dis une parole qui contredit le Coran ou le Hadîth du Prophète, délaissez cette parole" et : "Lorsque le Hadîth est authentique, mon avis est ce qu'il dit" (cité dans Sifatu salât in-nabî, pp. 22-24).
Cependant, Abû Hanîfa possède une tradition même d'interprétation qui est, sur certains points, différente de celle de ash-Shafi'î et surtout de Ahmad ibn Hanbal : alors que pour ces deux derniers personnages on parle de l'école des "ahl ul-hadîth", on dit de Abû Hanîfa qu'il est de l'école des "ahl ur-ra'y" – avec un sens particulier au terme "ra'y"). C'est cela qui cause parfois certaines incompréhensions.
Ci-après 4 dimensions qui mettent en exergue les spécificités de cette tradition hanafite en matière d'interprétation des textes :
1) La lecture d'un texte à la lumière du principe général issu de l'ensemble des autres textes (fahm un-nass al-juz'î fî dhaw' il-qâ'ida al-'âmma) :
Cette approche transparaît sous plusieurs aspects :
1.1) L'extraction de règles des Hadîths avec quelques conditions :
Les sources principales de l'islam sont le Coran et l'ensemble des Hadîths (la Sunna). De plus les Hadîths offrent des règles qu'il est, à l'instar des versets du Coran, nécessaire de suivre (yufîdu-l-wujûb). Certes. Cependant, la différence entre chaque verset du Coran et certains propos attribués au Prophète est que chaque verset du Coran est relaté par une quantité de gens telle qu'il est impossible qu'il y ait eu une compréhension divergente dans le texte (on ne parle pas là du sens) ; on dit que "le Coran est "mutawâtir" (bi naqli jîl 'an jîl)". Par contre il arrive que le texte même d'une parole que le Prophète a prononcée dans un cas particulier soit comprise un peu différemment par un Compagnon (des exemples vont suivre). Abû Hanîfa a donc quelques conditions pour extraire une règle d'un Hadîth donné, qui est certes authentique mais qui n'est pas "mutawâtir" ni "mash'hûr".
Un de ces principes est qu'il est d'avis que le Compagnon qui rapporte le Hadîth ne doit pas avoir donné la fatwa d'une façon qui contredit le contenu du Hadîth ; sinon c'est un argument qui, soit remet en cause l'authenticité de ce Hadîth, soit montre que le Hadîth n'est pas à prendre dans un sens absolu. Ainsi, selon Abû Hanîfa, alors que Aïcha a rapporté le Hadîth : "Toute femme qui se marie sans l'autorisation de son représentant, son mariage est faux, faux, faux", elle a elle-même marié sa nièce Hafsa bint Abd ir-Rahmân alors que le père de celle-ci n'était pas au courant (rapporté par at-Tahâwî, Shar'hu ma'ânîl-âthâr, tome 3 p. 8). Abû Hanîfa en a donc déduit que Aïcha n'a pas considéré le propos de ce Hadîth, qu'elle a pourtant elle-même relaté du Prophète, comme étant à appréhender en son sens littéral, mais en un sens voisin : "bâtil" ne peut donc pas vouloir dire dans ce Hadîth : "invalide", mais : "contraire à la bienséance".
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1.2) La lecture des Hadîths à la lumière des principes issus du texte du Coran :
Un autre principe du même genre, issu de la même volonté, est que Abû Hanîfa lit un Hadîth qui n'est ni "mutawâtir" ni "mash'hûr" à la lumière de la règle que le Coran communique.
Ainsi, Abû Hanîfa est d'avis qu'une femme peut se marier même sans l'autorisation de son père, parce que le Coran dit : "… ne les empêchez pas qu'elles se remarient avec leur (anciens) maris s'ils sont tous deux d'accord, selon la bienséance" : Abû Hanîfa souligne que le verbe ("yankihna") ayant pour sujet un pronom qui représente la femme elle-même, le Coran montre donc qu'elle est habilitée à se marier elle-même ; dès lors, le Hadîth disant "Pas de mariage sans représentant" sera compris non pas dans le sens d'une obligation mais dans le sens d'une forte recommandation morale (naf'y ul-kamâl, lâ naf'y us-sihha) : pour Abû Hanîfa, conformément à ce Hadîth, il n'est pas bien, humainement parlant, qu'une jeune fille se marie sans même prendre l'avis de son père ; mais si elle le fait quand même son mariage sera, conformément à ce que montre ce texte du Coran, juridiquement valide.
Cette façon de procéder – lire le Hadîth à la lumière du verset coranique – n'a pas été inventée par Abû Hanîfa. Avant lui d'illustres Compagnons y ont eu recours. Voyez plutôt…
Abdullâh ibn Omar déclara une fois que le Prophète avait dit : "Le défunt est puni pour les pleurs que ses proches font à sa mort". Ibn Abbâs l'informa alors que Aïcha avait expliqué que le Prophète ne pouvait avoir dit qu'un défunt serait systématiquement puni pour les pleurs de ses proches, car ceci contredisait le verset du Coran offrant la règle générale : "Nulle âme ne portera le péché d'une autre" (rapporté par al-Bukhârî, n° 1226, Muslim, n° 928). En une autre occasion, ayant été informée de ce que Abdullâh ibn Omar rapportait, Aïcha remarqua : "(Abdullâh) n'a pas menti, il a fait erreur." Puis elle expliqua qu'en fait, le Prophète était passé près de la tombe d'une personne morte en étant incroyante. Les proches de la défunte la pleuraient, et le Prophète fit cette observation disant que pendant que ses proches pleuraient sa mort, la défunte était en train d'être punie dans sa tombe pour son incroyance (rapporté par Muslim, n° 932). Selon Aïcha, il s'agissait donc du cas particulier d'une personne, et le Prophète n'avait pas dit de règle mais avait constaté ce qui se passait, et Ibn Omar avait cru que le Prophète avait dit une règle générale s'appliquant à toute personne décédée.
Un autre exemple : une femme Compagnon, Fâtima bint Qays, relata que le Prophète lui avait dit que la femme divorcée définitivement n'avait droit, pendant la durée du délai ('idda), ni à une pension alimentaire ni au logement de la part de son ex-mari. Omar ibn ul-Khattâb observa que cette femme s'était peut-être trompée sur le sens de la parole du Prophète, car ce qu'elle relatait là n'était pas en accord avec ce qui est établi de principes du Coran et de l'ensemble de la Sunna du Prophète (rapporté par Abû Dâoûd, n° 2291). Dans une autre version, Omar lui dit : "Si tu m'amènes deux témoins que le Prophète a dit cela, alors d'accord. Sinon, eh bien nous n'allons pas délaisser [la règle générale et apparente] que dit le Livre de Dieu…" (rapporté par an-Nassâ'ï, n° 3549).
Voyez : Omar a dit considérer le texte relaté du Prophète dans le cadre de la règle générale offerte par le Livre de Dieu. Certes, cette question, ainsi que cette parole de Omar, font l'objet de longues discussions parmi les savants, mais ce qui m'intéresse ici est seulement de montrer qu'avant Abû Hanîfa, des Compagnons ont eu recours à ce principe de comprendre le texte que quelqu'un relate du Prophète à la lumière du principe général qu'offre le Coran.
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1.3) La compréhension d'un Hadîth donné à la lumière du principe dégagé de l'ensemble des autres Hadîths :
Un exemple : différents Hadîths montrent que le Prophète levait ses mains pendant la prière à des moments différents : certains textes rapportent ainsi qu'il levait ses mains à chaque changement de position, d'autres textes qu'il les levait en cinq fois, d'autres en trois fois, et d'autres en une fois seulement (au début) (pour plus de détails, lire mon article sur le sujet). Tous ces Hadîths sont authentiques. Mais les écoles de ash-Shâfi'î et Ahmad ont donné priorité au Hadîth le plus authentique : celui qui dit "3 fois" est rapporté par un plus grand nombre de Compagnons et il a donc priorité ; les autres Hadîths, ceux qui disent "5 fois" ou plus, sont considérés comme ayant été abrogés.
La tendance "ahl ur-ra'y", elle, part de deux faits : primo elle est convaincue que tous les Hadîths relatés à ce sujet sont authentiques : non pas seulement ceux qui disent "3 fois", mais également ceux qui disent plus, ainsi que celui qui dit "1 fois seulement" ; secundo, les écoles shafi'ite et hanbalite reconnaissent qu'il y a eu abrogation à ce sujet : le Prophète levait ses mains en un plus grand nombre de fois au début, et cela a été progressivement abrogé ensuite. Pourquoi, alors, s'arrêter au Hadîth qui dit "3 fois" ? La logique veut qu'on suive le principe général reconnaissant le processus d'abrogation et qu'on aille donc jusqu'au bout : "3 fois" semble donc aussi avoir été abrogé par "1 fois".
Le même procédé d'interprétation transparaît à propos des questions juridiques suivantes :
- transformer soi-même de l'alcool en vinaigre ;
- laver les vêtements souillés par l'urine du nourrisson ;
- vendre et acheter un chien qu'il est autorisé de garder chez soi, etc.
Cette lecture d'un texte donné à la lumière des principes généraux extraits des autres textes déjà établis, Abû Hanîfa na l'a pas inventée non plus. Avant lui, Abdullâh ibn Abbâs la faisait.
Ainsi, Abû Hurayra était d'avis que la consommation de toute nourriture ayant été cuite entraînait l'annulation de l'état de pureté rituelle et qu'il fallait donc refaire ses ablutions si on voulait accomplir une prière ensuite. Un jour, il relata devant Ibn Abbâs que le Prophète avait dit : "Il faut refaire les ablutions à cause de ce qu'a touché le feu, même s'il s'agit de morceaux de caillé (aqit)". Ibn Abbâs lui répondit : "Abû Hurayra, refaisons-nous les ablutions à cause de l'eau chaude ?" Abû Hurayra lui dit alors : "Mon neveu, lorsque tu entends une parole du Prophète, ne cite pas d'exemples à son sujet" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 79, et Ibn Mâja, n° 485). Pour Abû Hurayra, il fallait éviter ce type d'interprétation basé sur des exemples rationnels, susceptibles de relativiser le sens apparent (zâhir) du Hadîth. Mais pour Ibn Abbâs, s'il était hors de question de refuser un Hadîth, il s'agissait de le lire à la lumière du principe général, et ce afin d'en comprendre le sens véritable et d'en déterminer la portée. Or, ce principe général, Ibn Abbâs (de même que Ibn Mas'ûd) l'avaient compris par extrapolation de plusieurs textes particuliers, et l'avaient énoncé ainsi : "Le jeûne est annulé par ce qui entre (dans le corps) et non par ce qui en sort. Les ablutions, elles, sont annulées par ce qui sort (du corps) et non par ce qui y entre" (cité par Ibn Hajar, Fat'h ul-bârî, tome 4 p. 223). Ibn Abbâs était donc d'avis qu'à la lumière de ce principe, ce Hadîth du Prophète ne pouvait pas signifier que les ablutions étaient annulées "à cause de ce qu'a touché le feu", d'autant plus que les ablutions faites avec de l'eau chaude étaient valables. Quel pouvait alors être le sens de ce Hadîth rapporté par Abû Hurayra ? Ibn Abbâs ne l'a pas dit ici, mais d'autres ulémas disent que le Prophète a pu, dans ce Hadîth, avoir voulu simplement recommander et non pas rendre obligatoires le renouvellement des ablutions après la consommation de quelque chose de cuit.
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2) La compréhension d'un texte à la lumière du contexte de l'époque du Prophète (fahm un-nass il-juz'î fî dhaw' il-'urf is-sâ'ïd zaman an-nabî, alayhi-s-salâm) :
Ici c'est un des avis relatés de l'élève de Abû Hanîfa, Abû Yûssuf, que nous reproduisons : le Prophète (sur lui la paix) a dit : "De l'or contre de l'or, de l'argent contre de l'argent, du blé contre du blé, de l'orge contre de l'orge, des dattes sèches contre des dattes sèches, du sel contre du sel : quantité égale contre quantité égale, main à main. Celui qui donne un surplus ou prend un surplus tombe dans l'intérêt…" (rapporté par Muslim, n° 1584). Comment procéder à l'échange de ces biens "quantité égale contre quantité égale" : l'égalité doit-elle être selon la mesure ou selon le poids ? Un autre Hadîth précise que lorsqu'on échange "du blé contre du blé, de l'orge contre de l'orge, des dattes sèches contre des dattes sèches, du sel contre du sel", ce doit être "mesure contre mesure égale" (rapporté par Ahmad, n° 6874).
La plupart des mujtahidûn sont donc d'avis que même si on se trouve dans une société où ces denrées ne sont plus vendues à la mesure mais au poids, pour la question d'éviter le surplus lors du troc de ces denrées les unes contre les autres, on aura recours à la mesure puisque c'est ce qui est mentionné dans le Hadîth.
Mais Abû Yûssuf, élève de Abû Hanîfa, pense que cette mention est due au fait que dans le contexte où le Prophète a déclaré qu'il fallait que les deux quantités soient rigoureusement semblables, ces quatre denrées étaient vendues à la mesure, et que si on se trouve dans un autre contexte, où l'usage fait qu'ils sont vendus au poids, c'est le poids qui sera pris en compte pour vérifier l'égalité des quantités échangées dans ce troc.
Voyez : Abû Yûssuf a lu le texte en en comprenant certains aspects par rapport au contexte dans lequel il avait été prononcé.
Si j'ai cité ici un avis de Abû Yûssuf, ce n'est pas parce que de tels exemples ne sont pas disponibles à propos de Abû Hanîfa : d'autres avis du même genre existent relatés de Abû Hanîfa, mais ils sont plus complexes et seraient plus longs à expliquer ici : ainsi, qui sont l'ensemble de ceux qui supporteront le dédommagement à payer en cas de coups ayant entraîné la mort ? A l'époque du Prophète c'était un certain nombre de proches parents (assaba), mais Abû Hanîfa pense que c'était parce qu'alors ces proches constituaient le groupe auquel l'individu affirmait son appartenance, mais que plus tard, comme Omar le fit, ce furent les gens inscrits sur le même registre (dîwân) qui furent désignés.
Abû Hanîfa n'est pas le seul à avoir fait ce genre d'interprétations : il y a d'autres textes où tout le monde est d'accord pour dire que la formulation a été faite par rapport au contexte d'alors. Ainsi, pour dire qu'on ne devait pas se placer dans la direction de la Kaaba au moment de faire ses besoins, le Prophète dit : "Prenez la direction de l'est ou de l'ouest"... Devrait-on donc systématiquement se placer vers l'est ou l'ouest ? Non, en fait cette formulation, le Prophète l'a faite en ces termes uniquement parce que Médine, là il avait prononcé cette parole, se trouvait au nord de la Mecque.
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3) Au-delà de la seule lettre d'un texte, la compréhension de son objectif (fahm ul-wassîla fî dhaw' fahm il-maqsad il-'âmm) :
Un premier exemple : en ce qui concerne la sadaqat al-fitr (aumône donnée lors de la fête marquant la fin du Ramadan), le Prophète a parlé de donner au pauvre une mesure (sâ') d'orge, de raisins secs, de dattes ou de caillé (aqit) (ou encore, selon certains savants, une demi-mesure de blé). Mâlik, ash-Shâfi'î et Ahmad sont d'avis qu'on ne peut s'acquitter de cette sadaqat ul-fitr qu'en donnant des données alimentaires, car c'est ce que la Sunna du Prophète mentionne. Selon Mâlik, tout au plus peut-on s'en acquitter en donnant une denrée alimentaire autre que celle mentionnée dans la Sunna mais qui constitue la base du repas du pays où l'on vit. Mais Abû Hanîfa est d'avis qu'il est possible de s'acquitter de cette aumône en donnant au pauvre soit les denrées mentionnées par le Prophète, soit de la monnaie, car au-delà des moyens mentionnés dans les Hadîths, c'est l'objectif (qasd) qui peut être pris en compte, et il est d'offrir aux pauvres en ce jour de fête de quoi améliorer leur ordinaire ("tu'mat lil-massakîn" – rapporté par Abû Dâoûd, n° 1609).
Un autre exemple : le Prophète a parlé de l'emploi du siwâk pour se brosser les dents pendant les ablutions et aussi d'une façon générale. Le siwâk est un bâtonnet par lequel on se brosse les dents dans certaines parties du monde.
Un certain nombre de ulémas disent donc que l'accomplissement des directives du Prophète en la matière ne sera réalisé que par l'emploi du siwâk.
D'autres ulémas disent quant à eux que l'accomplissement de ces directives sera réalisé par l'emploi du siwâk ou par l'emploi de tout autre objet permettant d'atteindre l'objectif voulu (c'est l'avis qui est attribué à Abû Hanîfa dans Al-Madkhal li-dirâssat is-sunna an-nabawiyya, p. 167).
Un autre exemple : le Prophète et ses Compagnons ont toujours eu recours à la langue arabe lors du sermon du vendredi (khutbat ul-jumu'a). La plupart des savants pensent que l'utilisation de la langue arabe est nécessaire. Mais Abû Hanîfa pense quant à lui qu'il est permis de faire ce sermon dans une langue autre que l'arabe car l'objectif est le rappel adressé aux fidèles (voir Jadîd fiqhî massâ'ïl, pp. 162-163). Je sais bien que Abû Yûssuf et Muhammad, ses élèves, n'ont à ce sujet pas suivi l'avis de leur professeur. Mais ce qui m'intéresse ici est seulement de montrer le type d'interprétation qu'Abû Hanîfa a fait.
Abû Hanîfa n'est pas le premier à avoir fait ce genre d'interprétations : quelqu'un, à un moment donné après la mort du Prophète (sur lui la paix), vint demander à Ibn Abbâs pourquoi il ne voyait pas les musulmans pratiquer l'impératif de ce verset coranique : "Vos serviteurs et vos enfants doivent vous demander la permission [avant d'entrer dans vos pièces] à trois moments : avant la prière de l'aube, lorsque vous vous dévêtez à cause de la mi-journée et après la prière de la nuit" (Coran 24/58). Ibn Abbâs expliqua alors que cet impératif avait été révélé dans un contexte particulier, quand il n'y avait pas de rideau [ni de porte] séparant les pièces, à l'intérieur des demeures, et ces trois moments étaient des occasions où les couples se trouvaient en intimité ; d'où la nécessité, pour les enfants présents à l'intérieur des maisons, de toujours demander la permission avant d'entrer dans la pièce de leurs parents. Mais plus tard, l'aisance venue, les rideaux [et les portes intérieures] firent leur apparition ; le rideau défait [ou la porte fermée] avait la même valeur qu'une réponse négative à la demande verbale de permission d'entrer dans la pièce, et il remplissait le même objectif ; c'est pourquoi les enfants n'eurent plus recours à la demande verbale de permission d'entrer (c'est le sens de ce que Ibn Abbâs a dit : rapporté par Abû Dâoûd, n° 5192, voir aussi Zâd ul-ma'âd, tome 2 p. 434).
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4) La compréhension d'un texte à la lumière de ce qui est démontré par l'observation (ta'wîl un-nass hasba mâ athbatat'hul-mushâhada) :
Est-ce le cœur ou le cerveau qui est le siège de la raison ? Il existe deux versets du Coran qui disent : "Ils ont un cœur (mais) ne comprennent pas par son moyen" (Coran 7/179). "N'ont-ils pas parcouru la terre afin d'avoir des cœurs par lesquels ils raisonnent, ou des oreilles par lesquelles ils écoutent ? Car ce ne sont pas les regards qui s'aveuglent, mais s'aveuglent les cœurs qui sont dans les poitrines" (Coran 22/46). Appréhendant ces versets selon leur texte apparent, un certain nombre de savants disent donc que la faculté de raisonnement se trouve dans le cœur et non dans le cerveau : il s'agit entre autres de Mujâhid, de Ibn Hajar (Fat'h ul-bârî, commentaire du hadîth n° 52), et, d'une façon plus générale, des ulémas de l'école shafi'ite (Shar'h Muslim, commentaire du hadîth n° 1599). Abû Hanîfa pense pour sa part que la faculté de penser, de comprendre et de raisonner se trouve dans le cerveau (Shar'h Muslim, commentaire du hadîth n° 1599). Comment comprend-il alors les deux versets coraniques sus-cités ? Shâh Waliyyullâh écrit que si le Coran et la Sunna attribuent parfois au cœur les qualités qui relèvent en fait d'autres constituants de l'homme, c'est parce qu'ils utilisent parfois ce terme "cœur" d'une façon large (tassâmuh) : ils attribuent donc au cœur, dans un sens figuré, de nombreuses qualités, qu'il s'agisse de qualités qui sont réellement celles du "cœur" ou qu'il s'agisse en fait de celles de la "raison" ou encore de celles relatives aux pulsions corporelles naturellement présentes chez l'homme (Hujjatullâh il-bâligha, tome 2 p. 273). Lire notre article sur le sujet.
Où et quand peut-on appréhender ainsi un texte au sens figuré, et où ne le peut-on pas ? Lire à ce sujet : "At-ta'wîl" : la raison peut-elle prendre un texte dans un sens allégorique ?
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Conclusion :
Ce n'est ni parce qu'il n'aurait eu "connaissance que de peu de Hadîths" ni parce qu'il aurait donné "préférence à ses avis personnels sur le peu de Hadîths qu'il connaissait" que Abû Hanîfa a eu des avis aussi ouverts. Cela est dû à ses méthodes d'interprétation assez particulières, basées sur une place importante donnée à la rationalité.
D'autres mujtahidûn – certains étant des Compagnons eux-mêmes – ont inauguré ces méthodes bien avant Abû Hanîfa.
Cependant, comme l'a relevé Abû Zahra, lui a utilisé ces méthodes de façon abondante ; et c'est ce qui a fait ses spécificités ; c'est également ce qui a fait que certains autres grands ulémas n'ont pas toujours pleinement compris les interprétations qu'il faisait de certains textes (voir Târikh ul-madhâhib il-islâmiyya, p. 370).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).