Trop de musulmans vivent ce qu'on peut appeler "un islam du règlement de comptes", où on se dénigre à propos de points juridiques qui font depuis quatorze siècles l'objet de divergences d'opinions où la détermination de l'avis correct n'est possible qu'à un niveau zannî. Et on se fâche, et on médit, et on calomnie. On fait tout cela au nom de l'islam…
Pourtant, un peu d'affection les uns pour les autres ne serait pas superflu.
Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Vous n'entrerez pas au paradis à moins d'avoir la foi. Et vous n'aurez pas la foi (complète) à moins de vous aimer les uns les autres. Ne vous montrerais-je point une chose qui est telle que, lorsque vous la ferez, vous vous aimerez les uns les autres ? Répandez la salutation de paix ("salâm") entre vous" (rapporté par Muslim, n° 54, at-Tirmidhî, Abû Dâoûd, Ibn Mâja).
Un jour, alors qu'un Compagnon se trouvait auprès du Prophète (sur lui la paix), un autre Compagnon passa. Le premier dit alors au Prophète : "O Messager de Dieu, celui-là je l'aime. – L'en as-tu informé ? demanda le Prophète. – Non. – Informe-le de (cela)." Le Compagnon alla alors trouver l'autre et lui dit : "Je t'aime pour la cause de Dieu." L'autre Compagnon lui répondit alors : "Que t'aime Celui pour la cause de qui tu m'aimes" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 5125).
Le Prophète (sur lui la paix) a dit encore : "Lorsque quelqu'un aime (particulièrement) son frère, qu'il le lui dise" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 2393, Abû Dâoûd, n° 5124). Ce sont de petites paroles comme celles-là qui sont susceptibles d'apporter de la chaleur humaine dans une société où les rapports sont distendus, où chacun se sent seul, où on peut parfois se sentir réduit à n'être qu'un maillon dans une chaîne de consommation.
Le Prophète (sur lui la paix) lui-même avait dit à un de ses Compagnons qu'il l'aimait. Il avait ainsi dit un jour à Mu'âdh : "O Mu'âdh, par Dieu, je t'aime. Je t'enjoins, ô Mu'âdh, de réciter après chaque prière [obligatoire] : "O Dieu, aide-moi à penser à Toi, à Te remercier et à T'adorer parfaitement"" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 1522, an-Nassaï).
Un autre récit, cette fois entre ce Compagnon Mu'âdh et un autre musulman, Abû Idris al-Khawlânî. Ce dernier raconte : "J'entrai dans la mosquée de Damas, et y vis un jeune homme aux incisives brillantes [= souriant beaucoup], auprès de qui se trouvaient des gens ; lorsque ces gens avaient une divergence de vues, ils se référaient à lui et adoptaient son avis. Je me renseignai à son sujet, on me dit : "C'est Mu'âdh ibn Jabal" (que Dieu l'agrée). Le lendemain, je me rendis très tôt à la mosquée. Je vis que Mu'âdh était arrivé plus tôt que moi et qu'il était en train de prier. J'attendis qu'il termine sa prière, puis vins face à lui et le saluai. Puis je lui dis : "Par Dieu, je t'aime pour la cause de Dieu." Il me dit : "Par Dieu ? – Par Dieu ! répondis-je. – Par Dieu ? – Par Dieu !" Il prit alors les bords de mon vêtement (au niveau du col), me tira et me dit : "Reçois une bonne nouvelle : j'ai entendu le Prophète dire : "Dieu dit : "J'aime assurément ceux qui s'aiment pour Ma cause, s'assoient ensemble pour Ma cause, se rendent visite pour Ma cause et se donnent (des aides) pour Ma cause"" (rapporté par Mâlik : Riyâd us-sâlihîn n° 380).
Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Il y a parmi les serviteurs de Dieu des gens qui ne sont ni des prophètes ni des martyrs, mais que les prophètes et les martyrs regarderont avec ravissement le jour du jugement à cause de leur place par rapport à Dieu. – O Messager de Dieu, dirent ses Compagnons, tu nous diras de qui il s'agit. – Il s'agira de gens qui se seront aimés pour l'amour de Dieu, sans qu'il y ait un lien de parenté entre eux ni qu'il y ait des biens à échanger entre eux. Par Dieu, leur visage sera lumière et ils seront assis sur de la lumière. Ils n'auront pas de crainte lorsque les gens craindront et ne seront pas affligés lorsque les gens le seront" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 3527).
Un bédouin l'ayant questionné : "Quand aura lieu la fin du Monde ?", le Prophète lui dit : "Qu'as-tu préparé pour elle ?". L'homme lui répondit ceci : "Je n'ai pas préparé pour elle beaucoup de prières [facultatives], ni jeûnes [facultatifs], ni aumône [facultative], mais j'aime Dieu et Son Messager". Le Prophète lui dit alors : "Tu seras (le jour du jugement) avec qui tu auras aimé". D'autres Compagnons dirent alors : "Nous aussi serons ainsi ? - Oui". Anas ibn Mâlik, qui rapporte ce Hadîth, relate : "Rien ne nous a rendus aussi joyeux que cette parole du Prophète : "Tu seras avec qui tu auras aimé."" Anas disait ensuite : "J'aime le Prophète, Abû Bakr et Omar. J'espère donc que je serai en leur compagnie, parce que je les aime, même si je n'ai pas fait des actions comparables aux leurs" : "عن أنس رضي الله عنه، أن رجلا سأل النبي صلى الله عليه وسلم عن الساعة، فقال: متى الساعة؟ قال: وماذا أعددت لها؟ قال: لا شيء، إلا أني أحب الله ورسوله صلى الله عليه وسلم، فقال: "أنت مع من أحببت". قال أنس: "فما فرحنا بشيء فرحنا بقول النبي صلى الله عليه وسلم: "أنت مع من أحببت"". قال أنس: "فأنا أحب النبي صلى الله عليه وسلم وأبا بكر، وعمر، وأرجو أن أكون معهم بحبي إياهم، وإن لم أعمل بمثل أعمالهم" (al-Bukhârî, n° 3485), "ما أعددت لها من كثير صلاة ولا صوم ولا صدقة، ولكني أحب الله ورسوله" (al-Bukhârî, n° 5819), "قال: "إنك مع من أحببت". فقلنا: "ونحن كذلك؟" قال: "نعم". ففرحنا يومئذ فرحا شديدا. فمر غلام للمغيرة وكان من أقراني، فقال: "إن أخر هذا، فلن يدركه الهرم حتى تقوم الساعة" (al-Bukhârî, n° 5815), (Muslim, n° 2639).
Qu'on aime son frère ne veut pas dire qu'on ne puisse rien lui dire, qu'on ne puisse pas lui dire qu'il a fait une erreur, qu'on ne puisse pas lui rappeler ses devoirs. Au contraire, c'est bien parce qu'on aime son frère qu'on lui indique sincèrement ses erreurs. Mais on doit le faire de la même manière qu'on aimerait qu'il nous indique à nous-mêmes nos erreurs ; car on n'est pas non plus infaillible, il ne faudrait pas l'oublier ; or, reprocher à son frère de façon virulente une de ses erreurs risque d'amener celui-ci à venir nous reprocher une de nos erreurs de la même façon ; cela se voit tous les jours. Le Prophète (sur lui la paix) n'a-t-il pas dit : "Le croyant est un miroir pour le croyant" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 4918). Comme un miroir indique sincèrement et discrètement à celui qui s'y regarde ce qu'il peut corriger et améliorer en lui-même, le croyant devrait indiquer sincèrement et discrètement à son frère ce que celui-ci devrait améliorer en lui.
Qu'on s'aime ne veut pas dire non plus qu'on doive avoir les mêmes avis sur tout. Au contraire, l'exemple des Compagnons est là, qui s'aimaient pour la cause de Dieu mais qui avaient des divergences d'avis sur certains points.
Aujourd'hui chacun de nous s'aime excessivement lui-même. C'est peut-être cela qui fait qu'il n'arrive plus à avoir dans son cœur une (petite) place pour son frère ?
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).