Deux questions :
– Puis-je être commerçant (importateur ou grossiste) d'alcool ? Puis-je travailler dans un bar comme serveur d'alcool ?
– A quel degré sommes-nous responsables de ce que nous fournissons aux gens ? Je vends des téléphones pas cher. Je peux me dire : si par mon intermédiaire ils paient moins cher le téléphone, ils téléphoneront plus ; or je sais qu'ils tiendront au téléphone des propos que mon éthique désapprouve... Serai-je responsable ? Puis-je vendre ces téléphones ?
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Réponse :
Avant de lire ce qui suit, il est nécessaire de bien comprendre ceci : dans tout ce qui va suivre, on considère par "acte illicite" ou "utilisation illicite" tout acte ou utilisation que le musulman considère en soi illicite, même s'il considère que le non-musulman a pour sa part la liberté sociale de faire certains d'entre eux (même en pays musulman).
Ainsi, le musulman s'interdit de consommer de l'alcool ; par contre, même en pays musulman, il n'interdit pas à un non-musulman d'en boire, à condition qu'il respecte l'ordre public (d'après l'école hanafite) ; cependant, le musulman s'interdit aussi de vendre de l'alcool à ce non-musulman.
Ainsi encore, le musulman s'interdit l'idolâtrie ; par contre, même en pays musulman, il garantit la liberté de culte aux polythéistes, qui peuvent vivre leur culte en respectant l'ordre public ; cependant, le musulman s'interdit aussi de tailler ou de vendre des idoles à ces gens.
Tout ce que nous allons voir dans les lignes qui suivent relève donc de cette question : le musulman peut-il fournir à autrui ce que lui il considère comme étant un acte interdit ? et peut-il fournir à autrui ce dont plusieurs utilisations sont possibles, l'une seulement étant interdite, mais dont il sait que cet autrui en fera une utilisation interdite ?
Muftî Muhammad Shafî' précise, dans son excellente recherche sur le sujet (Tafsîl ul-kalâm fî mas'alat il-i'ânah 'ala-l-harâm, in Jawâhir ul-fiqh, 2/433-456, recherche dont est extraite la classification qui va suivre), ce qui suit :
La tassabbub est plus générale que la i'ânah :
– toute i'ânah est aussi une tassabbub (كل إعانة تسبب) ;
– ce n'est pas toute tassabbub qui est une i'ânah (وليس كل تسبب إعانة) : en effet, il existe :
----- la tassabbub qui est aussi i'ânah ;
----- et la tassabbub mahdh (= la tassabbub qui n'est pas aussi i'ânah).
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Dès lors, il faut distinguer :
– les cas de figure qui relèvent strictement de la i'ânah 'ala-l-ithm (الإعانة على ارتكاب الإثم),
– et ceux qui constituent en réalité de la tassabub mah'dh (être la cause rendant possible la pratique du péché) (التسبُّب المحض لارتكاب الإثم).
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En effet :
– la tassabbub qui est aussi i'ânah 'ala-l-ithm (التسبُّب الذي هو إعانة على ارتكاب الإثم، وهي بالقصد) consiste à "apporter volontairement - ou de façon considérée telle - à autrui une aide à sa pratique du péché" ;
– tandis que la tassabbub mah'dh (التسبُّب المحض لارتكاب الإثم) consiste à "fournir à autrui le moyen qu'il va utiliser pour commettre le péché, sans que cela revienne aussi à lui apporter une aide à faire ce péché" (p. 453).
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Nous avons donc ceci :
– Oui, toute tassabbub qui est aussi i'ânah 'ala-l-ithm est interdite (التسبُّب الذي هو إعانة على ارتكاب الإثم: منهي عنه).
– Par contre, ce n'est pas toute tassabbub mah'dh (التسبُّب المحض لارتكاب الإثم) qui serait interdite. En effet :
----- la tassabbub bi sababin qarîb est pour sa part interdite
(التسبُّب المحض لارتكاب الإثم قد يكون بسبب قريب؛ فهو مكروه تحريمًا) ;
----- par contre la tassabbub bi sababin ba'îd n'est pas interdite mais légèrement déconseillée (التسبُّب المحض لارتكاب الإثم قد يكون بسبب بعيد؛ فهو جائز إلا أنه مكروه تنزيهًا).
Ces deux termes qarîb et ba'îd (que l'on peut traduire respectivement par "directe" et "indirecte") sont de Muftî Muhammad Shafî'.
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Par ailleurs :
Les cas qui sont déclarés ci-dessous "interdits" relèvent des transactions qui sont interdites mais valides ; de ce qui est interdit "li mujâwir" (Radd ul-muhtâr, 6/421 ; 9/561).
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Par ailleurs encore :
Il faut lire ici mon article : Ceux qui sont kâfir (n'ont pas la foi que Dieu agrée) sont-ils responsables des actions extérieures (furû') ? - هل الكافرون مخاطبون بالفروع ؟.
Ce qui va suivre concerne les cas autres que ceux où, eu égard au fait que l'acheteur n'est pas musulman, la règle ne s'applique pas à lui en ce monde, et le musulman peut donc lui fournir ce qu'il utilisera : ces cas-là - concernant le non-musulman - sont évoqués sous la rubrique "B.B.2.2" dans ledit article).
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Primo :
Si, en fournissant quelque chose à une personne, j'ai l'intention dans mon cœur de rendre possible à cette personne l'utilisation interdite (harâm) de cette chose ; ou bien je pense qu'il est bien de contribuer ainsi à favoriser cette utilisation interdite :
Là il s'agit, clairement, d'une aide à faire le mal (إعانة على الإثم حقيقةً), et cela est donc interdit (Jawâhir ul-fiqh, Mufti Muhammad Shafi', 2/441, 453).
Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Les actions ne [sont comptées] que par les intentions" (al-Bukhârî, Muslim, etc.). Ce hadîth dit qu'une action qui est en soi licite devient illicite quand l'intention qui la sous-tend est illicite.
Fournir à quelqu'un le service de presser son raisin est bien entendu autorisé.
Pourtant, dans un célèbre hadîth, le Prophète (sur lui soit la paix) a dit qu'étaient éloignées de la miséricorde divine un certain nombre de faiseurs d'actions liées à l'alcool, parmi lesquels il y a : "عاصرها", "celui qui presse le raisin". Serait-il donc interdit de presser le raisin de quelqu'un parce que le jus ainsi obtenu pourrait éventuellement servir à faire du vin ? Non ! Ce que ce hadîth vise c'est celui qui presse le raisin pour quelqu'un dont il sait qu'il va en fabriquer de l'alcool et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool : "ولعل المراد هنا عصر العنب على قصد الخمرية؛ فإن عين هذا الفعل معصية بهذا القصد؛ ولذا أعاد الضمير على الخمر مع أن العصر للعنب حقيقة" (Radd ul-muhtâr 9/562 : cette explication en arabe n'a certes pas été écrite au sujet du hadîth, mais l'a été au sujet d'un dit du fiqh présent dans Ad-Durr ul-mukhtâr et qui affirme la même chose que le hadîth).
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Secundo :
– 1ère catégorie) C'est mon acte qui entraîne la personne à faire l'acte interdit (au point où si je ne faisais pas cet acte, la personne ne ferait apparemment pas l'acte interdit) (السبب المحرِّك) :
Faire un acte qui, de façon déterminante et directe, entraîne la personne à faire un autre acte entraîne que la responsabilité de ce deuxième acte sera attribuée en premier lieu à celui qui l'a fait, certes, mais aussi et en second lieu à celui qui en a été la cause déterminante (muharrik). Il s'agit, écrit Muftî Muhammad Shafî', d'un cas de tassabub bi sababin muharrik (mais pas de i'ânah 'ala-l-ithm).
Il s'agit ici d'une dharî'a.
Et si cet acte (qui en soi n'est pas requis) est une dharî'a certaine ou quasi-certaine pour une action harâm, il en devient également harâm.
Le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) a dit ainsi : "Cela relève des grands péchés que l'homme insulte ses parents. – Est-il imaginable qu'un homme insulte ses parents ? – L'homme insulte le père d'une personne, celle-ci insulte alors son père à lui ; il insulte la mère d'une personne, celle-ci insulte alors sa mère à lui" (Muslim, n° 90 ; une version voisine est rapportée par al-Bukhârî, n° 5628, etc.).
Ainsi, le fait que tu ais insulté les parents d'une personne a été le facteur entraînant le fait que, par réaction, cette personne a insulté tes parents à toi ; le Prophète a dit de ton acte ayant entraîné la personne à insulter tes parents que cela était comme si tu avais toi-même insulté tes propres parents.
La personne qui a réagi à tes insultes sera donc fautive d'avoir insulté tes parents (puisque le talion n'a pas été appliqué ici puisque tes parents ne lui ont rien fait), mais toi tu seras responsable d'avoir insulté ses parents à elle et d'avoir insulté tes parents à toi (puisque tu as été la cause déterminante – muharrik – de ce qu'elle a fait).
Il y a, dans le même ordre d'idées, le verset suivant : "Et n'insultez pas ceux qu'ils invoquent en deça de Dieu, sinon ils insulteraient Dieu, par agression, sans science" : "وَلاَ تَسُبُّواْ الَّذِينَ يَدْعُونَ مِن دُونِ اللّهِ فَيَسُبُّواْ اللّهَ عَدْوًا بِغَيْرِ عِلْمٍ" (Coran 6/108).
Dans ces deux cas, on n'avait même pas l'intention de pousser la personne à insulter à son tour.
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On a pourtant également (au moins une part de) le même péché que la personne.
D'autres textes existent, que Muftî Shafî' a cités.
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Il y a aussi le cas de contrainte exercée sur une personne pour qu'elle fasse un acte précis.
Cela entre aussi dans cette 1ère catégorie : la contrainte est ce qui a été la cause entraînant cette personne à faire cet acte : le péché revient (soit seulement, soit également) à l'homme qui a contraint la personne à commettre l'action interdite qu'elle a commise.
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– 2ème catégorie) Ce n'est pas mon acte qui a entraîné la personne à faire l'acte interdit. Par contre, mon acte a rendu possible (tassabbub), pour cette personne, de faire cet acte interdit (السبب المُوصِل غير المحرِّك) :
Un exemple : une personne vient me rencontrer et me dit qu'elle veut m'acheter le raisin que je cultive pour, précise-t-elle, en faire du vin. Dans le cas où je lui vends ce raisin, ce n'est pas le fait que je le lui ai vendu qui sera le facteur déclenchant (sabab muharrik) le fait qu'elle fabrique du vin. Par contre cela sera le facteur rendant possible (sabab mûssil) le fait qu'elle fabrique du vin.
Il s'agit cette fois d'une muqaddima.
Un second exemple : une personne vient me rencontrer et me dit qu'elle veut me louer mon local pour y faire des cérémonies d'adoration du feu : si je le lui loue, je rendrai possible pour lui la pratique de ces cérémonies.
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A l'intérieur de cette 2ème catégorie, plusieurs cas existent :
– 2.1) Le premier cas est celui où la personne me demande de lui fournir quelque chose que les gens ne se procurent que pour une utilisation, et cette utilisation constitue un acte interdit.
Cela est considéré comme assistance à faire le mal (إعانة على الإثم حكمًا), et cela est donc interdit (Jawâhir ul-fiqh, 2/441-442 ; 453).
C'est bien pourquoi le Prophète (sur lui soit la paix) a dit : "إن الله ورسوله حرم بيع الخمر والميتة والخنزير والأصنام" : "Dieu et Son Messager ont interdit de vendre l'alcool, la bête non abattue de la façon voulue (mayta), le porc et les idoles" (al-Bukhârî, n° 2121, Muslim, n° 1581, etc.).
Il s'agit là de choses dont le musulman considère toute utilisation comme étant interdite (même s'il y a divergences d'avis à propos de l'utilisation non corporelle de la graisse de la bête non abattue rituellement : Peut-on vendre ce que l'islam nous a interdit d'utiliser ?). Le musulman ne peut donc pas avoir comme métier de vendre de l'alcool, du porc, des idoles ou toute bête non abattue rituellement (mayta), comme l'a dit le Hadîth que nous venons de voir.
Dans un autre Hadîth, le Prophète (sur lui la paix) a déclaré qu'étaient éloignés de la miséricorde divine :
- non pas seulement "شاربها", "celui qui boit de l'alcool",
- mais aussi (entre autres) :
--- "بائعها" : "celui qui en vend" ;
--- "المشتَرِى لها" : "celui qui en achète" (il s'agit du commerçant détaillant ; ou de l'importateur) ;
--- "المشتَراة له" : "celui pour qui l'alcool est acheté" (il peut s'agir de celui qui a passé commande non pas pour le consommer lui-même mais pour en offrir à un ami consommateur) (rapporté par at-Tirmidhî, n° 1295).
C'est aussi parce que l'assistance à faire le mal est interdite que le Prophète (sur lui soit la paix) a dit :
"عن جابر قال لعن رسول الله صلى الله عليه وسلم آكل الربا وموكله وكاتبه وشاهديه. وقال: هم سواء" :
"Dieu a éloigné de Sa miséricorde :
- celui qui mange l'intérêt [= celui qui prête de l'argent et prend de l'intérêt sur ce prêt],
- celui qui en donne à manger [= celui qui emprunte et paie de l'intérêt comme service de sa dette],
- celui qui rédige le (contrat du prêt à intérêt),
- et les deux témoins de cette (transaction)".
Il a ajouté : "Ils sont égaux" [c'est-à-dire égaux dans la base de ce péché, même si le péché du premier est plus grave que celui des 3 autres] (Muslim, n° 1598).
Les services de rédiger le contrat et de se porter témoin ayant dûment assisté à ce contrat sont deux services interdits parce que ayant rendu le contrat à intérêt possible (et cela fût-ce en tant que simples compléments). C'est pourquoi ces deux actions sont elles aussi strictement interdites.
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– 2.2) Le second cas est celui où la personne me demande de lui fournir quelque chose qui (à l'instar du jus de raisin) est en soi licite, mais dont les hommes font plusieurs utilisations, l'une étant interdite, tandis qu'une autre est autorisée :
Il y a ainsi des gens qui achètent du raisin pour le consommer tel quel ou en faire du jus de raisin (ce qui est tout à fait autorisé), mais il y en a d'autres qui l'achètent pour en faire du vin (ce à quoi un musulman s'interdit de contribuer personnellement, même s'il est tenu d'accorder au non-musulman la liberté de le faire même en pays musulman).
On peut prendre également l'exemple du local qu'on loue : il y a le cas de celui qui le loue à quelqu'un qui y habitera (ce qui est tout à fait autorisé), mais il y a aussi le cas de celui qui le loue à quelqu'un qui en fera un débit d'alcool, ou un lieu dédié à l'idolâtrie (ce à quoi un musulman s'interdit de contribuer personnellement, même s'il est tenu d'accorder au non-musulman la liberté de le faire même en pays musulman).
Nous avions vu que dans le cas 2.1, plus haut, en ce qui concerne l'alcool, la consommation en étant interdite aux musulmans et aux musulmanes, le musulman ne pouvait pas en vendre.
Par contre, ici, dans ce cas 2.2 (qui concerne ce qui n'est pas interdit aux musulmans et aux musulmanes en toutes circonstances), en soi il n'est pas interdit au musulman d'en vendre.
Ainsi, "عن عبد الله بن عمر أن عمر بن الخطاب، رأى حلة سيراء عند باب المسجد، فقال: "يا رسول الله لو اشتريت هذه، فلبستها يوم الجمعة وللوفد إذا قدموا عليك!" فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إنما يلبس هذه من لا خلاق له في الآخرة." ثم جاءت رسول الله صلى الله عليه وسلم منها حلل، فأعطى عمر بن الخطاب رضي الله عنه، منها حلة. فقال عمر: "يا رسول الله، كسوتنيها وقد قلت في حلة عطارد ما قلت؟" قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إني لم أكسكها لتلبسها." فكساها عمر بن الخطاب رضي الله عنه أخا له بمكة مشركا" : Le Prophète (sur lui soit la paix) a interdit aux hommes le port des vêtements de soie. Or, ayant reçu des vêtements de soie en cadeau, il en offrit un à Omar. Ce dernier vint le voir tout étonné. Le Prophète lui dit : "Je ne te l'ai pas donné pour que tu le portes, mais que pour que tu le vendes et puisses utiliser (la somme obtenue) dans ce dont tu as besoin, ou pour que tu le donnes à quelqu'un". Omar l'offrit alors à un frère qu'il avait, qui était alors [encore] polycultiste et habitait La Mecque (al-Bukhârî, 846, 906, 2476, etc., Muslim, 2068, etc.). (Dans la version de ce hadîth reproduite ci-dessus en arabe, on lit : "فكساها عمر بن الخطاب رضي الله عنه أخا له بمكة مشركا" : cela ne signifie pas que Omar a dit à son frère non-musulman de porter ce vêtement de soie, mais tout simplement qu'il le lui a offert. Le fait est que le terme "كسا" ne signifie pas : "faire porter un vêtement à quelqu'un", mais : "offrir un vêtement à quelqu'un". La preuve en est qu'on lit, dans ce même hadîth, ce propos du Prophète à Omar : "إني لم أكسكها لتلبسها", qui prouve de façon on ne peut plus claire ce que l'on vient de dire. Omar pensait que ce frère le vendrait ou le donnerait à porter à une femme de sa famille. Ibn Hajar écrit : "وأما كون عمر كساها أخاه فلا يشكل على ذلك عند من يرى أن الكافر مخاطب بالفروع: ويكون أهدى عمر الحلة لأخيه ليبيعها أو يكسوها امرأة".)
Voyez : la soie étant interdite de port aux hommes mais non pas aux femmes, le fait pour un musulman de le vendre à un autre musulman ou à un non-musulman est en soi autorisée.
Cependant, dans ce cas 2.2, le musulman devra aussi tenir compte des objectifs existants.
En effet, car : "عن أنس بن مالك قال: لعن رسول الله صلى الله عليه وسلم فى الخمر عشرة: عاصرها ومعتصرها وشاربها وحاملها والمحمولة إليه وساقيها وبائعها وآكل ثمنها والمشترى لها والمشتراة له" : le Prophète a ici déclaré "éloignés de la miséricorde divine", entre autres :
- "عاصرها" : "celui qui presse le raisin" (et est donc rémunéré pour son service de fabrication du jus de raisin) ;
- "معتصرها" : "celui qui fait presser le raisin" (et loue donc les services de quelqu'un pour obtenir du jus de raisin),
(rapporté par at-Tirmidhî, n° 1295).
Presser le raisin de quelqu'un c'est lui fournir le service d'en faire du jus. Or il est bien évidemment autorisé de soi-même transformer son raisin en jus qu'on va boire, ainsi que de le faire transformer en jus à consommer tel quel ! Cela ne peut pas être ce que le Prophète a ici interdit. Des ulémas ont donc établi que, dans ce Hadîth du Prophète, il s'agissait en fait de deux cas particuliers :
- "عاصرها" désigne : "celui qui presse le raisin" pour quelqu'un dont il sait qu'il va en fabriquer de l'alcool et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool ;
- et "معتصرها" désigne : "celui qui fait presser le raisin" avec l'objectif de fabriquer de l'alcool à partir du jus ainsi obtenu.
On le voit, lors de la vente ou la location d'une chose aux utilisations multiples (licites et illicites), l'objectif que soi-même (le vendeur) on a, et celui que l'on sait que l'acheteur ou bien le loueur a, sont donc à prendre en compte également...
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A l'intérieur de ce cas 2.2, plusieurs sous-cas se présentent donc :
--- 2.2.1) En vendant cette chose à cette personne, j'ai l'intention dans mon cœur de rendre possible à cette personne l'utilisation qui est interdite (harâm) ; ou bien je pense qu'il est bien de contribuer ainsi à rendre possible cette utilisation interdite :
Dans ce cas cela est clairement assistance à faire le mal (إعانة على الإثم حقيقةً), et cela est donc interdit (Jawâhir ul-fiqh, Mufti Muhammad Shafi', 2/441, 453).
C'est ce que nous avions vu en Primo, plus haut : "ولعل المراد هنا عصر العنب على قصد الخمرية؛ فإن عين هذا الفعل معصية بهذا القصد؛ ولذا أعاد الضمير على الخمر مع أن العصر للعنب حقيقة" (Radd ul-muhtâr 9/562).
Le Prophète (sur lui la paix) a dit : "Les actions ne [sont comptées] que par les intentions" (al-Bukhârî, Muslim, etc.). Ce hadîth dit qu'une action qui est en soi licite devient illicite quand l'intention qui la sous-tend est illicite.
Or c'est le cas dans ce point 2.2.1. Dans le hadîth cité plus haut, il s'agit bien de "عاصرها", "celui qui presse le raisin" pour quelqu'un dont il sait qu'il va en fabriquer de l'alcool et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool. Donc à plus forte raison de lui vendre du jus de raisin avec l'intention de l'aider à en faire du vin.
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--- 2.2.2) En vendant cette chose à cette personne je n'ai personnellement pas l'intention de rendre possible à la personne de faire l'interdit, par contre la personne, elle, a l'intention d'utiliser la chose pour faire l'interdit :
Il y a alors plusieurs cas :
----- soit j'ai certitude (yaqîn) qu'elle va en faire l'utilisation illicite, et ce parce qu'elle m'informe explicitement de son intention (c'est le cas 2.2.2.2 que nous allons voir),
----- soit j'ai forte présomption (zann ghâlib) qu'elle va en faire l'utilisation illicite (cas où la probabilité de l'utilisation illicite est plus forte que celle de l'utilisation licite) (2.2.2.3), dûment fondée sur des indices : je connais la personne et je sais quelle utilisation elle va en faire, de par sa profession ou de par ses habitudes. C'est une "ghalabat uz-zann" comme l'a écrit Ibn ul-Qayyim (Zâd ul-ma'âd, tome 5 p. 784) ;
----- soit je suppose qu'elle va en faire l'utilisation illicite.
Ibn Qudâma écrit ainsi :
"– L'interdiction concerne le cas où le vendeur sait ce que la personne a l'intention de faire de ce qu'elle veut acheter :
----- soit que cette personne l'a clairement dit [ce qui constitue le cas 2.2.2.2],
----- soit qu'il y a des indices qui le montrent [c'est le cas 2.2.2.3].
– Par contre, s'il y a égale probabilité [des deux hypothèses], la vente est autorisée [c'est le cas 2.2.2.1] ; par exemple que le vendeur ne connaisse pas la personne ; ou que la personne soit un homme qui [à partir du jus de raisin,] ne fabrique pas seulement du vin et qu'elle n'ait pas dit qu'elle comptait fabriquer du vin à partir du jus de raisin [qu'elle veut acheter]" :
"إذا ثبت هذا، فإنما يحرم البيع ويبطل إذا علم البائع قصد المشتري ذلك، إما بقوله، وإما بقرائن مختصة به تدل على ذلك. فأما إن كان الأمر محتملا، مثل أن يشتريها من لا يعلم، أو من يعمل الخل والخمر معا، ولم يلفظ بما يدل على إرادة الخمر، فالبيع جائز.
وإذا ثبت التحريم، فالبيع باطل، ويحتمل أن يصح، وهو مذهب الشافعي؛ لأن المحرم في ذلك اعتقاده بالعقد دونه، فلم يمنع صحة العقد، كما لو دلس العيب. ولنا، أنه عقد على عين لمعصية الله بها، فلم يصح، كإجارة الأمة للزنى والغناء. وأما التدليس، فهو المحرم، دون العقد. ولأن التحريم هاهنا لحق الله تعالى، فأفسد العقد، كبيع درهم بدرهمين، ويفارق التدليس، فإنه لحق آدمي" (Al-Mughnî, tome 5 p. 672).
Cela semble expliquer pourquoi Omar (que Dieu l'agrée) a offert le vêtement de soie à son frère alors encore non-musulman (voir plus haut) : il y a la possibilité que Omar ne connaissait pas son frère comme un homme habitué à porter des vêtements de soie.
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---- 2.2.2.1) Moi, vendeur, c'est sur le base d'une simple supposition que je pense que la personne va en faire l'utilisation illicite :
Dans ce cas il m'est permis de lui fournir cette chose (Muftî Muhammad Shafî' l'a explicitement écrit). Car, de ma part (moi vendeur), une simple supposition (cas où les deux hypothèses sont du même degré) quant à l'utilisation – licite, ou illicite – que l'acheteur va faire de l'objet que je lui fournis), cela n'est pas suffisant pour interdire le fait de lui vendre cet objet.
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----- 2.2.2.2) Cette personne dit clairement lors de la transaction (elle le dit de façon verbale ou écrite) qu'elle m'achète la chose pour qu'elle en fasse l'utilisation interdite :
----- 2.2.2.3) La personne ne mentionne pas qu'elle va en faire l'utilisation que je considère interdite, mais je présume fortement (ghalabat uz-zann) qu'elle va en faire l'utilisation interdite :
Par rapport à ces deux cas de figure (2.2.2.2 et 2.2.2.3), il y a 2 possibilités…
------- 2.2.2.2.a / 2.2.2.3.a) Soit ce que cette personne veut me louer et dont je présume fortement qu'elle va en faire directement une utilisation illicite, cela sera de façon secondaire (tab'an), car de façon essentielle (aslan) elle va n'en faire qu'une utilisation licite :
Dans ce cas il m'est permis de faire cette transaction.
Par exemple je vends à une personne idolâtre un local destiné à l'habitation. Je sais que la personne va s'y installer et l'occuper en tant que lieu d'habitation – et cela constitue une utilisation qui est permise –, mais je présume qu'occasionnellement et de façon secondaire, étant donné qu'elle est pratiquante, elle y adorera des idoles. Dans ce cas, il m'est permis de lui vendre ce local, car cette pratique de sa part n'est que secondaire (tab'an) par rapport à ce que je lui vends, la destination première (aslan) de la location étant et restant l'habitation.
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------- 2.2.2.2.b / 2.2.2.3.b) Soit c'est de façon essentielle (aslan) même qu'elle va en faire l'utilisation illicite :
Ici, 2 sous-cas se présentent :
--------- 2.2.2.2.b.1 / 2.2.2.3.b.1) Si l'utilisation interdite se fait par ce que je lui fournis, tel quel...
... alors, d'après l'ensemble des ulémas (y compris Abû Hanîfa), il m'est interdit de lui fournir cette chose.
Par exemple vendre des armes à un Etat ennemi de la Dâr ul-islâm.
Ici il s'agit de choses dont je sais que ces gens feront – telles quelles – une utilisation que mon éthique réprouve.
Vendre à quelqu'un ce dont on sait pertinemment qu'il va l'utiliser directement pour en faire principalement l'utilisation interdite, cela est interdit.
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--------- 2.2.2.2.b.2 / 2.2.2.3.b.2) Et si l'utilisation interdite ne se fait pas par ce que je lui fournis, tel quel, mais après qu'il l'ait transformé...
Il y a par exemple le fait de vendre du jus de raisin au fabricant de vin (le fabricant va devoir transformer ce jus avant de le revendre sous forme de vin, cette revente constituant l'utilisation qui est interdite).
Ou encore, comme l'ont écrit les anciens juristes, de vendre du fer à un Etat ennemi ou à des insurgés ou à des brigands (qui pourront ainsi fabriquer des armes, mais il faudra pour cela qu'ils transforment ce fer en arme).
Il s'agit là de choses dont je sais que ces gens vont faire une utilisation que mon éthique réprouve. Mais, pour pouvoir en faire cette utilisation, ils devront au préalable transformer ces choses...
... alors :
– D'après Ahmad, Mâlik, Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan, il m'est quand même interdit de lui fournir cette chose. Il est ainsi interdit de vendre du jus du raisin à quelqu'un dont on sait qu'il va en faire du vin.
Car le Prophète a déclaré éloigné de la miséricorde divine "عاصرها", "celui qui presse" (le raisin).
--- Or nous avons vu plus haut que à l'unanimité, le seul fait de presser du raisin pour en faire du jus ne tombe pas sous le coup de ce propos.
--- Et, à l'unanimité, tombe sous le coup de ce propos : le fait de fournir le service de presser le raisin de quelqu'un dont on sait qu'il va fabriquer de l'alcool à partir du jus ainsi obtenu, lorsque soi-même on a l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool (il s'agit du point 2.2.1).
--- Cependant, d'après ces ulémas, tombe aussi sous le coup de ce propos : le seul fait de fournir le service de presser le raisin de quelqu'un dont on sait qu'il va faire de l'alcool du jus ainsi obtenu, même si soi-même on n'a nullement l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool et même si au fond de soi on désapprouve ce qu'on sait qu'il va en faire.
Lui vendre du jus de raisin est donc à plus forte raison interdit.
– D'après Abû Hanîfa, par contre, il est seulement légèrement déconseillé (mak'rûh tanzîhî) de fournir à la personne ce genre de choses.
Abû Hanîfa n'est pas d'avis que ce cas de figure tombe sous le coup du Hadîth suscité, qui parle de "عاصرها" : ce dont le Hadîth parle est, d'après ce mujtahid, le cas 2.2.1 seulement : le fait de presser le raisin pour quelqu'un dont on sait qu'il va fabriquer de l'alcool à partir du jus obtenu et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool (l'intention de l'aider doit être présente pour que cela tombe sous le coup de ce propos) : "ولعل المراد هنا عصر العنب على قصد الخمرية؛ فإن عين هذا الفعل معصية بهذا القصد؛ ولذا أعاد الضمير على الخمر مع أن العصر للعنب حقيقة" (Radd ul-muhtâr 9/562). Celui qui presse le raisin pour quelqu'un dont il sait qu'il va en faire du vin, mais sans avoir lui-même l'intention de l'aider à atteindre son objectif, celui-là ne tombe dès lors pas sous le coup de ce Hadîth.
C'est donc la même chose pour lui vendre du jus de raisin. Cependant, étant donné qu'il y a là, malgré tout, une tassabub indirecte, cela demeure mak'rûh tanzîhî.
"(و) جاز (بيع عصير) عنب (ممن) يعلم أنه (يتخذه خمرا) لأن المعصية لا تقوم بعينه بل بعد تغيره. (...) (بخلاف بيع أمرد ممن يلوط به وبيع سلاح من أهل الفتنة) لأن المعصية تقوم بعينه. (...) قلت: وقدمنا ثمة معزيا للنهر أن ما قامت المعصية بعينه يكره بيعه تحريما وإلا فتنزيها. فليحفظ توفيقا" (Ad-Durr ul-mukhtâr 9/560-561).
"(قوله وجاز) أي عنده، لا عندهما: بيع عصير عنب أي معصوره المستخرج منه؛ فلا يكره بيع العنب والكرم منه بلا خلاف كما في المحيط، لكن في بيع الخزانة أن بيع العنب على الخلاف قهستاني (قوله ممن يعلم) فيه إشارة إلى أنه لو لم يعلم لم يكره بلا خلاف قهستاني (قوله لا تقوم بعينه إلخ) يؤخذ منه أن المراد بما لا تقوم المعصية بعينه ما يحدث له بعد البيع وصف آخر يكون فيه قيام المعصية، وأن ما تقوم المعصية بعينه ما توجد فيه على وصفه الموجود حالة البيع كالأمرد والسلاح" (Radd ul-muhtâr 9/560-561). Muftî Shafî' a écrit que vendre des briques à qui on sait qu'il les utilise pour bâtir un local destiné à l'idolâtrie, cela est mak'rûh tanzîhî (Op. cit., p. 446).
– Que disent Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan au sujet de vendre du raisin à qui, lui, en fera du jus puis du vin ? Les relations sont divergentes sur ce point.
Par contre, même d'après ces deux mujtahids, vendre de la vigne à une telle personne est autorisé ; est-ce alors malgré tout mak'rûh tanzîhî chez eux ? Je ne sais pas.
"قوله وجاز) أي عنده - لا عندهما - بيع عصير عنب أي معصوره المستخرج منه. فلا يكره بيع العنب والكرم منه بلا خلاف، كما في المحيط؛ لكن في بيع الخزانة أن بيع العنب على الخلاف: قهستاني. (قوله ممن يعلم) فيه إشارة إلى أنه لو لم يعلم لم يكره بلا خلاف: قهستاني" (Radd ul-muhtâr 9/560).
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Et s'il s'agit non plus d'une chose concrète ('ayn) mais d'un service (manfa'a) que l'on fournit à la personne, alors, à l'intérieur de ce cas 2.2, les sous-cas suivants se présentent :
--- 2.2.1) En faisant la transaction de location ou de prestation de services avec la personne, j'ai l'intention dans mon cœur de rendre possible à cette personne l'utilisation qui est interdite (harâm) ; ou bien je pense qu'il est bien de contribuer ainsi à rendre possible cette utilisation interdite :
Dans ce cas il s'agit, clairement, d'une aide à faire le mal (إعانة على الإثم حقيقةً), et cela est donc interdit (Jawâhir ul-fiqh, Mufti Muhammad Shafi', 2/441, 453).
Le hadîth cité plus haut parle de "عاصرها", "celui qui presse le raisin", ce qui concerne au moins (d'après Abû Hanîfa aussi) : celui qui presse du raisin pour quelqu'un dont il sait qu'il va en fabriquer de l'alcool et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool.
Ce hadîth parle aussi de "حاملها" : "celui qui transporte de l'alcool (pour une tierce personne)", ce qui concerne au moins (d'après Abû Hanîfa aussi) : celui qui transporte de l'alcool pour une personne, avec l'intention d'aider cette personne à consommer de l'alcool, ou avec le contentement intérieur de lui rendre possible la consommation d'alcool ("والحديث محمول على الحمل المقرون بقصد المعصية" : Radd ul-muhtâr 9/562).
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--- 2.2.2) En faisant cette transaction avec la personne je n'ai personnellement pas l'intention de rendre possible à la personne de faire l'interdit, par contre la personne, elle, a l'intention d'utiliser la chose pour faire l'interdit :
Il y a alors plusieurs cas :
----- 2.2.2.1) Moi, prestataire de services, c'est sur le base d'une simple supposition que je pense que la personne va en faire l'utilisation illicite :
Dans ce cas il m'est permis de lui fournir cette chose (Muftî Muhammad Shafî' l'a explicitement écrit). Car, de ma part (moi vendeur), une simple supposition (cas où les deux hypothèses sont du même degré) quant à l'utilisation – licite, ou illicite – que l'acheteur va faire de l'objet que je lui fournis), cela n'est pas suffisant pour interdire le fait de lui vendre cet objet.
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----- 2.2.2.2) Cette personne dit clairement lors de la transaction (elle le dit de façon verbale ou écrite) que je lui loue la chose pour qu'elle en fasse l'utilisation interdite :
----- 2.2.2.3) La personne ne mentionne pas qu'elle va en faire l'utilisation que je considère interdite, mais je présume fortement (ghalabat uz-zann) qu'elle va en faire l'utilisation interdite :
Par rapport à ces deux cas de figure (2.2.2.2 et 2.2.2.3), il y a plusieurs possibilités…
------- 2.2.2.2.a / 2.2.2.3.a) Soit ce que cette personne veut me louer et dont je présume fortement qu'elle va en faire directement une utilisation illicite, cela sera de façon secondaire (tab'an), car de façon essentielle (aslan) elle va n'en faire qu'une utilisation licite :
Dans ce cas il m'est permis de faire cette transaction.
Par exemple je loue à une personne idolâtre un local destiné à l'habitation ; le contrat stipule que la location est destinée à un usage d'habitation ; la personne va s'y installer et l'occuper en tant que lieu d'habitation – et cela constitue une utilisation qui est permise –, mais je présume qu'occasionnellement et de façon secondaire, étant donné qu'elle est pratiquante, elle y adorera des idoles. Dans ce cas, et à condition que cela n'ait pas été spécifié dans le contrat de location, il m'est permis de lui louer ce local, car cette pratique de sa part n'est que secondaire (tab'an) par rapport à ce que je lui loue, la destination première (aslan) de la location étant et restant l'habitation.
Mufti Muhammad Shafî' a cité ce cas "où on loue un local d'habitation à quelqu'un qui s'adonne à l'idolâtrie : le contrat de location concerne en réalité et essentiellement (qasdan) le fait d'habiter dans ce local ; et cela est permis dans mon éthique ; puis si cet idolâtre y fait des actes de son culte, cela ne se produit que de façon secondaire (tab'an) par rapport à la location que je lui ai consentie. Or il y a une grande différence entre ce qui s'y passe de façon première et essentielle, et ce qui s'y passe de façon secondaire" (Jawâhir ul-fiqh, tome 2 p. 448).
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------- 2.2.2.2.b / 2.2.2.3.b) Soit c'est de façon essentielle (aslan) même qu'elle va en faire l'utilisation illicite :
Ici, 2 sous-cas se présentent :
--------- 2.2.2.2.b.1 / 2.2.2.3.b.1) Si l'utilisation interdite se fait par ce que je lui fournis, tel quel...
... alors, d'après l'ensemble des ulémas (y compris Abû Hanîfa), il m'est interdit de lui fournir cette chose.
Par exemple louer des instruments de musique interdite à ceux qui en feront usage.
Ici il s'agit de choses dont je sais que ces gens feront – telles quelles – une utilisation que mon éthique réprouve.
Louer à quelqu'un ce dont on sait pertinemment qu'il va l'utiliser directement pour en faire principalement l'utilisation interdite, cela est interdit.
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--------- 2.2.2.2.b.2 / 2.2.2.3.b.2) Et si l'utilisation interdite ne se fait pas par ce que je lui fournis, mais...
Il y a par exemple le fait de fournir le service du pressage de raisin à quelqu'un dont on sait que, à partir du jus qu'il obtiendra ainsi, il va fabriquer du vin...
... alors :
– d'après Ahmad, Mâlik, Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan, il m'est quand même interdit de lui fournir ce service. Le fait est que le Prophète a déclaré éloigné de la miséricorde divine "عاصرها", "celui qui presse" (le raisin). D'après ces ulémas, tombe aussi sous le coup de ce propos : le seul fait de fournir le service de presser le raisin de quelqu'un dont on sait qu'il va faire de l'alcool du jus ainsi obtenu, même si soi-même on n'a nullement l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool et même si au fond de soi on désapprouve ce qu'on sait qu'il va en faire ;
– d'après Abû Hanîfa, par contre, il est seulement légèrement déconseillé (mak'rûh tanzîhî) de fournir à la personne ce service.
Abû Hanîfa n'est pas d'avis que ce cas de figure tombe sous le coup du Hadîth suscité, qui parle de "عاصرها", "celui qui presse" (le raisin). Ce dont le Hadîth parle est, d'après ce mujtahid, le fait de presser le raisin pour quelqu'un dont on sait qu'il va fabriquer de l'alcool à partir du jus obtenu et avec l'intention de l'aider de la sorte à faire son alcool (l'intention de l'aider doit être présente pour que cela tombe sous le coup de ce propos) : "ولعل المراد هنا عصر العنب على قصد الخمرية؛ فإن عين هذا الفعل معصية بهذا القصد؛ ولذا أعاد الضمير على الخمر مع أن العصر للعنب حقيقة" (Radd ul-muhtâr 9/562) (cela relève donc du cas 2.2.1). Celui qui presse le raisin pour quelqu'un dont il sait qu'il va en faire du vin, mais sans avoir lui-même l'intention de l'aider à atteindre son objectif, celui-là ne tombe dès lors pas sous le coup de ce Hadîth.
Cependant, étant donné qu'il y a là, malgré tout, une tassabub indirecte, cela demeure mak'rûh tanzîhî (Ad-Durr ul-mukhtâr 9/561). "يؤخذ منه أن المراد ب"ما لا تقوم المعصية بعينه": ما يحدث له بعد البيع وصف آخر يكون فيه قيام المعصية؛ وأن "ما تقوم المعصية بعينه": ما توجد فيه على وصفه الموجود حالة البيع" (Radd ul-muhtâr 9/561).
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Ainsi : Le musulman peut-il transporter de l'alcool pour quelqu'un (qu'il s'agisse de la part de ce musulman d'un service gratuit ou rémunéré) ?
Réponse :
Il existe ici plusieurs cas de figure :
--- transporter dans son moyen de locomotion, de l'alcool pour quelqu'un ;
--- louer à quelqu'un un moyen de locomotion dans lequel on sait qu'il va transporter de l'alcool ;
--- louer à quelqu'un un local dont on sait qu'il va le consacrer exclusivement à l'adoration d'idoles.
----- Transporter soi même de l'alcool pour quelqu'un, cela est-il autorisé ?
------- Si réellement on sait que ceux pour qui on transporte cet alcool vont le détruire ou en faire du vinaigre (ce qui est autorisé d'après l'école hanafite), alors le fait de le transporter est autorisé.
------- Si réellement on ne sait pas ce qu'ils vont en faire (et qu'aucun indice évident ne permet de le penser), ce service est aussi autorisé car il se peut qu'ils vont en faire du vinaigre.
------- La question reste posée quant au fait de transporter de l'alcool pour ceux dont on sait qu'ils vont en boire, leur fournissant ainsi le service du transport : est-ce autorisé ou pas ?
– D'après Abû Yûssuf et Muhammad ibn ul-Hassan cela est interdit car consistant à fournir ce par quoi le péché va se faire. Car dans le Hadîth cité plus haut, le Prophète (sur lui la paix) a déclaré qu'étaient éloignés de la miséricorde divine :
- non pas seulement "شاربها", "celui qui boit de l'alcool",
- mais aussi (entre autres) :
--- "ساقيها" : "celui qui en sert" ;
--- "حاملها" : "celui qui en transporte" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 1295).
– D'après Abû Hanîfa transporter de l'alcool pour une personne reste "autorisé" car ce service s'apparente davantage à vendre du jus de raisin à la personne :
--- le jus qu'on a vendu à la personne devra être transformé par les soins de celle-ci avant d'être bu en tant que vin ;
--- pareillement, on n'a pas acheté du vin pour le fournir à la personne, c'est elle qui l'a acheté, et on n'a fait que le transporter pour elle : on n'a fourni que de façon indirecte ce par quoi le péché va se faire. Car en soi le transport du vin ne conduit pas systématiquement à ce que la personne en boive (également cité dans la recherche de Muftî Shafî', op. cit., p. 442), et ce nonobstant le fait que c'est le cas où l'on sait que la personne va le boire qui est concerné par la divergence.
Quant au hadîth, il parle de celui qui transporte de l'alcool pour une personne, avec l'intention d'aider cette personne à consommer de l'alcool, ou avec le contentement de lui rendre possible la consommation d'alcool : "وله أن الإجارة على الحمل وهو ليس بمعصية ولا سبب لها، وإنما تحصل المعصية بفعل فاعل مختار، وليس الشرب من ضرورات الحمل لأن حملها قد يكون للإراقة أو للتخليل؛ فصار كما إذا استأجره لعصر العنب أو قطعه؛ والحديث محمول على الحمل المقرون بقصد المعصية اهـ زاد في النهاية: وهذا قياس؛ وقولهما استحسان. ثم قال الزيلعي: وعلى هذا الخلاف لو آجره دابة لينقل عليها الخمر أو آجره نفسه ليرعى له الخنازير يطيب له الأجر عنده وعندهما يكره" (Radd ul-muhtâr 9/562).
– Muftî Shafî' est cependant d'avis que "autorisé" veut ici dire "valide" seulement, ce qui n'empêche pas que cela soit interdit (Op. cit., p. 447, p. 445, p. 446).
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----- Par contre, louer un moyen de transport à des personnes qui le conduiront elles-mêmes pour y transporter leur alcool (et on le sait) : cela semble être concerné par le cas de figure 2.2.2.2.b.2 / 2.2.2.3.b.2 : car d'après Muftî Shafî', si on sait que des personnes vont utiliser le moyen de transport qu'on leur loue pour accomplir un voyage interdit, alors le leur louer est seulement légèrement déconseillé (Op.cit., p. 447, p. 442).
Et le fait de leur louer un moyen de transport dont on sait que c'est pour qu'elles y transportent de l'alcool qu'elles boiront, est-ce que cela relèverait du même hukm ? C'est ce que, humblement, je serais tenté de penser. Le voyage reste autorisé, c'est l'objectif du voyage qui en fait un voyage interdit ; le transport d'alcool n'est pas toujours interdit car il peut avoir lieu pour qu'on en fasse du vinaigre, ici encore c'est l'objectif qui en fait quelque chose d'interdit.
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----- Par contre, louer un local à des personnes qui vont le consacrer au culte idolâtre : le leur louer est interdit, bien qu'ici aussi ce seront ces personnes qui utiliseront ce local. La différence avec le cas précédent (louer le moyen de transport) tient au fait que transporter du vin (action que ces personnes vont faire par le moyen du véhicule qu'on leur loue) est interdit pour cause de précaution (li sadd idh-dharî'a) (parce que cela est la muqaddima pour en boire), alors que pratiquer le culte idolâtre (action que ces personnes vont faire par le moyen du local qu'on leur loue) est interdit en soi (fî nafsihî). C'est pourquoi louer un local devant servir de lieu dédié au fait de boire de l'alcool est lui aussi interdit.
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3ème catégorie) Mon acte n'entraîne (layssa sababan muharrikan) ni ne sert de cause à (laysa sababan mûssilan) l'acte interdit de la personne. En fait il ne fait que le côtoyer :
Un musulman peut-il être employé pour balayer le sol d'une église après la messe ?
Un musulman peut-il être employé pour rédiger (sans les proposer) les contrats d'emprunts à intérêt, dans les institutions financières ?
Ici on regardera le caractère de l'acte que l'on fait soi-même :
- si en soi il est interdit, on ne pourra pas faire ce travail ;
- par contre, si en soi il est permis, on pourra faire ce travail.
Ainsi, le fait de balayer le sol est en soi totalement autorisé, il est donc autorisé de travailler comme balayeur du sol d'un lieu de culte non-musulman (c'est ce qui découle de ce qu'on écrit des juristes : c'est ce qui est écrit dans l'ouvrage hanafite Khulâssat ul-fatâwâ, voir Jadîd fiqhî massâ'ïl, p. 375).
Par contre, rédiger un contrat portant mention d'une transaction à intérêt est en soi interdit, il est donc interdit d'avoir comme travail le fait de rédiger de tels contrats (Idem, p. 378).
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Une autre question : Si un musulman a quand même recours à celles des transactions ci-dessus qui sont interdites, devient-il propriétaire de l'argent qu'il acquiert ainsi ?
En fait ici 3 cas se présentent :
A) Il y a la somme d'argent qu'un homme a obtenue en revendant ce qu'il a pris à autrui sans son consentement : par exemple que cet homme a volé la voiture d'une personne et l'a revendue : bien sûr, la somme obtenue ne lui appartient pas et il doit la remettre à la personne qu'il a lésée ; il faudra aussi qu'il se fasse pardonner par cette personne et qu'il demande ensuite pardon à Dieu.
B) Et puis il y a la somme d'argent qu'un musulman a reçue d'autrui avec son consentement, mais en échange d'un bien ou d'un service qui est en soi interdit : par exemple que ce musulman a vendu du porc ou de l'alcool à une personne, etc. : si la personne refuse de payer ce musulman, un juge d'un pays musulman ne peut pas l'obliger à le faire ; mais si elle le paie, alors, étant donné qu'elle lui a donné cette somme en échange du bien ou du service qu'il lui a fourni, il n'est pas obligé de la lui rendre ; par contre il est obligé de se débarrasser de cette somme en la donnant à un pauvre sans avoir l'intention d'être rétribué auprès de Dieu.
C) La somme d'argent qu'un musulman a reçue d'autrui avec son consentement et en échange d'un bien ou d'un service qui n'est pas en soi interdit mais qui l'est devenu à cause de l'objectif illicite poursuivi par l'acheteur (ou le locataire) : par exemple que ce musulman a vendu du raisin à une personne dont il savait qu'elle allait en faire de l'alcool, ou qu'il a transporté de l'alcool dans son camion pour cette personne : ici, si la personne refuse de payer ce musulman, un juge d'un pays musulman peut l'obliger à le faire ; et étant donné que la personne lui a donné cette somme en échange du bien ou du service qu'il lui a fourni, il n'est pas obligé de la lui rendre ; par contre, ici aussi, il est obligé de se débarrasser de cette somme en la donnant à un pauvre sans avoir l'intention d'être rétribué auprès de Dieu.
Cette synthèse est extraite de ce qu'a écrit Ibn ul-Qayyim (Zâd ul-ma'âd, tome 5 pp. 778-779 et p. 785).
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Réponse concrète vos questions :
Un musulman ne peut pas vendre de l'alcool (c'est le cas 2.1.1).
Il ne peut non plus en servir (cas 2.2.2.2.b.a / 2.2.2.3.b.a).
Par contre, vendre des téléphones n'est nullement interdit. Cela entre dans le cas 2.2, bien sûr, car ce n'est qu'un outil, et de multiples utilisations en sont possibles. Et tu ne peux pas savoir quelle utilisation chaque personne va en faire. Allez, même si tu sais d'une personne précise qu'elle va utiliser son téléphone pour tenir des propos que nous considérons contraires à notre éthique, il est peu probable que cette personne achète ce téléphone essentiellement pour en faire cette utilisation-là : je pense plutôt qu'elle achètera un téléphone en premier lieu pour ses relations professionnelles, parentales et qu'occasionnellement elle l'utilisera pour ce que nous considérons contraire à notre éthique. Cela relève donc du cas 2.2.2.2.a / 2.2.2.3.a, et il est autorisé de le lui vendre.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).