S'il est un mot dont – sans même en connaître le sens – certains frères se sont mis aujourd'hui à employer à tort et à travers, c'est : "Ghayr Mutamadh'hib" (ou "Ghayr Muqallid"). A-t-on entendu un frère dire une règle d'une façon différente de celle qu'on avait entendue il y a vingt ans, on s'empresse de dire de lui : "C'est un Ghayr Mutamadh'hib". A la base de tout cela il y a parfois des malentendus, d'autres fois une volonté inavouable de propager des rumeurs, d'autres fois encore la volonté d'empêcher autrui de faire ce que soi-même on fait.
A l'heure du monde devenu village, le temps n'est-il pas venu de reconsidérer ses préjugés ? A l'heure où le musulman attend que le non-musulman ne fasse pas, à propos des musulmans, des généralisations, des simplifications et des accusations faciles, ne devrait-il pas lui-même montrer l'exemple en n'en faisant pas à propos des ses propres coreligionaires, ceux dont il dit avec sa bouche qu'ils sont ses "chers frères" ?
En fait, ce qu'il faut savoir c'est que tout ce qui se trouve écrit dans les anciens livres de jurisprudence d'une école juridique donnée (par exemple l'école hanafite) n'est pas du même niveau ; cliquez ici pour découvrir les niveaux des divergences d'avis et donc leurs catégories. Voici ce qu'on peut dire à propos de chacune de ces catégories…
1) Les catégories A et B2 :
Aussi bien les Mutamadh'hib (Hanafites, Shafi'ites, Malikites et Hanabalites) que les Ghayr Mutamadh'hib (parfois appelés Salafis selon un des sens de ce terme) sont d'accord sur ces règles. Et la question de modifier ces règles ne se pose pas du tout (et c'est sur ce point que, ensemble, Mutamadh'hib et Ghayr Mutamadh'hib s'opposent aux Modernistes). Certaines de ces règles sont telles que les modifier c'est dévier de l'orthodoxie sunnite ("Mâ ana 'alayhi wa as'hâbî" selon les termes du Prophète) ; d'autres sont telles que les modifier, c'est risquer de quitter l'islam même. Cependant, il est possible, à propos de ces règles comme d'autres, de tenir compte du contexte dans le rappel (da'wa) et dans l'application (tanfîdh), et ce en terme de compréhension des priorités (al-awlawiyya), de la progressivité (tad'rîj) et des possibilités (qad'r ul-istitâ'ah) (cliquez ici).
2) La catégorie D : là où la règle écrite dans les anciens livres est liée à un contexte particulier :
Dans les anciens ouvrages de l'école, il y a également des règles qui consistent en l'application concrète d'un principe général de l'école par rapport au contexte ou aux possibilités techniques de l'époque. Si le contexte social ou les possibilités techniques change, alors le principe ne changera pas mais son application concrète pourra être changée, en fonction de la nouvelle réalité des choses ; cette application du principe est ce qu'on appelle : "tahqîq ul-manât" ("vérification de la présence du principe"). Dès lors, l'apparence de la règle changera, mais le principe restera le même.
Ainsi, un principe de l'école hanafite, extrait des Hadîths, dit qu'est interdite (fâsid) toute forme de transaction qui renferme un flou susceptible d'entraîner plus tard un litige (jahâla mufdhiya ilal munâza'ah). Dans les siècles précédents, des juristes hanafites avaient appliqué ce principe à la location de tout moyen de locomotion et avaient écrit : "Celui qui loue un moyen de locomotion doit absolument préciser, avant le début de la location, ce qui va y être transporté et la distance qui va être parcourue ; s'il ne l'a pas précisé, la location qu'il a conclue est interdite (fâssid)". Voilà la règle telle qu'elle est écrite dans des ouvrages que nous possédons, et elle englobe apparemment tout moyen de locomotion. Aujourd'hui, cependant, cette règle ne s'applique pas au moyen de locomotion qu'est le taxi ; en effet, l'usage ('urf) veut que les passagers qui s'y assoient se mettent d'emblée d'accord sur le fait que le tarif à payer sera celui indiqué par le taximètre, il n'y a donc pas un flou susceptible d'entraîner plus tard un litige (jahâla mufdhiya ila-l-munâza'a), et le principe n'y est pas présent (c'est ce que Mufti Taqî Uthmânî a écrit : Ulûm ul-qur'ân, pp. 446-447). Voici donc un changement en fonction des nouvelles possibilités techniques et de la coutume ('urf). Le problème c'est que des frères mal renseignés au sujet des catégories des règles de l'école hanafite peuvent ne pas comprendre ce genre de changements. "Tu as dit une règle différente de celle qui se trouve dans mon livre de mas'lah ; or mon livre de mas'lah est de l'école hanafite ; donc tu n'es plus hanafite !" Raisonnement raccourci et totalement faux. Le principe reste celui de l'école hanafite ; c'est juste le contexte sur lequel s'applique ce principe qui change, et qui entraîne que la règle change apparemment par rapport à la façon dont elle avait été écrite dans les anciens livres.
Un autre exemple : dans les siècles précédents, des juristes hanafites avaient écrit que lors de la vente d'un terrain, vendeur et acheteur doivent absolument être présents près du terrain ; s'ils se sont contentés de parler du terrain en question sans l'avoir clairement désigné ("de là jusque là"), la vente qu'ils ont conclue est mauvaise ("fâssid"). C'est, comme l'explique Cheikh Khâlid Saïfullâh, parce qu'à l'époque, il n'y avait pas de plans cadastraux ; dans de telles conditions, les limites du terrain faisant l'objet de la vente ne pouvaient pas être définies correctement sans que vendeur et acheteur le fassent sur le terrain. Il y avait donc un flou susceptible d'entraîner plus tard un litige (jahâla mufdhiya ilal munâza'ah). Mais aujourd'hui, poursuit le Cheikh, la généralisation des plans cadastraux fait que dans le cas où vendeur et acheteur se sont mis d'accord sur le fait que la transaction porte sur la parcelle portant tel numéro, dans telle section de telle ville, il n'y a plus de flou susceptible d'entraîner plus tard un litige (jahâla mufdhiya ilal munâza'ah) (Jadîd fiqhî massâ'il, p. 76). Le principe est resté le même. C'est son application concrète qui a changé parce que les possibilités techniques ont changé.
Un autre exemple : la vue du premier croissant lunaire entraîne le début du nouveau mois lunaire (par exemple le Ramadan) : la vue de ce croissant par des musulmans d'un lieu donné sera valable, d'après certaines écoles, pour les musulmans des régions proches seulement, et non pour ceux de toute la planète (les régions éloignées devront quant à elles observer elles aussi le croissant). Mais jusqu'à quel périmètre les régions alentour seront-elles considérées comme proches ? Al-Lucknowî, un savant hanafite du 18ème siècle, disait que la vue du croissant en un lieu donné serait valable alentour dans le périmètre d'un mois de voyage. Khâlid Saïfullâh écrit qu'on peut garder ce principe mais avoir recours aux services de géographes et d'astronomes pour établir jusqu'à quel périmètre l'angle de vision du ciel est le même au point que la vision du croissant soit possible le même jour aux mêmes heures (Ibâdât aur chand ahamm jadîd massâ'ïl, p. 33).
De nombreux exemples de ce genre de règles existent, qui sont liées à l'usage et aux possibilités techniques d'une époque donnée. Un changement peut être effectué dans ce genre de règles en fonction d'un changement d'usage et de l'apparition de nouvelles possibilités techniques. Ibn Abidîn ash-Shâmî – hanafite de renom – a lui-même écrit : "Un certain nombre de règles changent en fonction du changement de contexte, à cause du changement de l'usage ('urf) des gens ou de l'apparition d'une nécessité (…)" (Nachr ul-'arf fî ahkâm il-'urf, cité par Cheikh Khâlid Saïfullâh, Jadîd fiqhî massâ'ïl, tome 2 p. 21).
3) La catégorie E : là où la divergence ne porte que sur une recommandation (awlawiyya) :
Il y a des points où deux formules (ou plus) sont offertes par les textes du Coran ou des Hadîths et où l'école hanafite ne fait qu'exprimer une préférence (afdhaliyya) pour une d'entre elles, sans interdire le recours à l'autre : elle dit clairement que ces différentes formules sont toutes possibles. Appartiennent à cette catégorie :
– les différentes formules de tashahhud pour la position assise dans la prière, parmi lesquelles les trois suivantes : 1) "At-tahiyyâtu lillâhi was-salawâtu wat-tayyibât…" ; 2) "At-tahiyyât ul-mubârakât us-salawât ut-tayyibât lillâh…" ; 3) "At-tahiyyâtu lillâh. Az-zâkiyâtu lillâh. At-tayyibâtu lillâh…" ;
– les deux formules de iqâmah : celle rapportée par Bilâl, où la plupart des phrases ne sont dites qu'une fois, et celle rapportée par Abû Mah'dhûra, où les phrases sont ici dites deux fois ;
– placer les mains au-dessus du nombril ou au-dessous du nombril : l'école hanafite ne fait que donner préférence à une de ces possibilités...
Etant donné que l'école hanafite ne fait ici que donner préférence à une de ces formules sans interdire les autres, le hanafite qui réciterait une autre formule ne ferait qu'agir… selon ce que son école permet. Peut-on dire de lui qu'il est devenu Ghayr Muqallid rien que pour ça ? Cela voudrait alors dire que seraient Ghayr Muqallid tous ceux qui ne laissent pas le premier tiers de la nuit passer avant d'accomplir la prière de la nuit – salât ul-ishâ –, puisque c'est ce que l'école hanafite recommande de faire, au moins en hiver (Al-Hidâya, tome 1 p. 66).
4) Les catégories B1 et C : là où il y a vraiment divergences d'avis :
C'est uniquement à propos des points juridiques de ces deux catégories qu'il y a des divergences réelles entre ce que dit d'une part l'école hanafite et ce que disent d'autre part d'autres écoles juridiques (mâlikite, shâfi'ite, hanbalite) ou d'autres savants parmi les Salafs (Shurayh, ath-Thawrî, al-Awzâ'î, etc.).
Appartiennent à cette catégorie les questions juridiques où on voit apparaître "Abû Hanîfa est d'avis que…, par contre ash-Shâfi'î est d'avis que…" etc. Je me contenterai de citer un seul exemple ici :
– la personne qui accomplit la prière sous la direction d'un imam (al-muqtadî) doit-elle, peut-elle faire la récitation du Coran, ou bien doit-elle considérer la récitation que le imam fait comme étant suffisante ? l'école hanafite est de la deuxième opinion et dit que cette personne ne doit alors pas réciter le Coran ; l'école shafi'ite est, elle, de la première opinion et dit que cette personne doit réciter le Coran ; d'autres savants ont pour leur part un troisième avis : cette personne peut réciter le Coran, mais si elle ne le fait pas, sa prière sera quand même valable car accomplie sous la direction d'un imam.
Et c'est uniquement ici, à propos de ces deux catégories B1 et C que parfois cetains Mutamadh'hib, bien que restant dans le cadre général de leur école juridique, donnent préférence à un avis autre celui de leur école. Voyant cela, les Mutamadh'hib ultra-conservateurs s'y opposent, crient à la trahison et s'exclament : "Vous n'êtes plus de notre école ! Vous êtes devenus Ghayr Muqallid". Ainsi, un savant Hanafite ultra-conservateur, faisant allusion à certains savants Hanafites "souples" dont vous venions de parler, me dit un jour : "Nous ne délaisserons jamais les avis de notre école Hanafite même face à un Hadîth authentique, clair, non abrogé et non contredit par un autre Hadîth ; en fait nous suivrons aveuglément les avis de l'école hanafite".
Je lui ai demandé alors : "Et s'il y a certains avis de l'école qui sont liés à un contexte particulier et que le contexte a changé depuis les temps où ces avis ont été donnés ?
– Même dans ce cas nous ne pourrons suivre qu'un des différents avis présents à l'intérieur de l'école ; mais aucun mufti hanafite n'a le droit de donner la fatwa sur un avis d'une autre école".
Je me suis contenté de garder le silence et de sourire, mais j'ai bien eu envie de lui faire quelques remarques du genre : Vous dites que même en cas de changement de contexte on ne peut avoir recours qu'à un des avis présents à l'intérieur de l'école hanafite : je ne comprends alors pas certaines choses :
Un) Je ne comprends pas pourquoi vous percevez une rémunération pour l'enseignement du texte coranique et de la jurisprudence, et pour être imam ? En effet, aucun avis présent à l'intérieur de l'école hanafite ne le permet, et c'est sur l'avis de l'école shafi'ite que certains savants hanafites ont donné la fatwa à cause du changement de contexte (il s'agit des mashâ'ïkh de Balkh, comme l'a écrit al-Marghînânî dans Al-Hidâya, tome 3 p. 287). Il ne s'agit pas du fait que c'est parce que maintenant il y a des horaires à respecter ("awqât kî pâbandî"), car auparavant aussi l'enseignement du Coran pouvait se faire sous cette forme (ijâra khâssa), et pourtant l'école hanafite en a interdit toute rémunération ! C'est donc bien l'avis de l'école shafi'ite qui est ici mis en pratique (voir un bon résumé de cette question dans Jadîd fiqhî massâ'ïl, pp. 381-384). Dès lors, comment peut-on reprocher à d'autres ce que l'on est convaincu pouvoir faire soi-même ? Il y a un point qu'il ne faudrait pas oublier : l'école hanafite ne se résume pas à des règles liées à la façon de faire les ablutions, la prière, le mariage religieux et le pèlerinage. L'école hanafite présente des interprétations pour tous les textes de nos sources, lesquels textes intéressent tous les domaines de la vie. Si on prétend qu'on suit cette école à 100% et aveuglément, il faut le faire dans tous les domaines, et non pas seulement dans celui de la purification rituelle, de la prière, du pélerinage et du mariage religieux. Sinon, si on se permet de citer voire même de pratiquer d'autres avis que ceux de cette école dans certains domaines, que reproche-t-on alors aux autres ? Voici quelques autres exemples :
Deux) Lorsqu'un ingrédient illicite est mélangé à une somme d'ingrédients licites, alors, s'il n'y a pas subi une transformation complète le produit fini est illicite ; par contre, s'il y a subi une transformation complète, le produit fini est licite d'après l'école hanafite, mais reste illicite d'après l'école shafi'ite (voir Majmû' ul-fatâwâ, tome 21) ; or, certains hanafites disent que dès qu'un ingrédient illicite se trouve dans le produit, celui-ci est systématiquement illicite ; ils ne cherchent pas à savoir s'il y a eu ou non transformation complète. Ils ont donc adopté l'avis de l'école shafi'ite. Alors ? Seraient-ils devenus Ghayr Muqallid ?
Trois) La possibilité, pour celle qui va se marier, d'énoncer des conditions (même verbales) lors de son contrat de mariage : d'après les savants de l'école hanafite, ce genre de conditions (mâ layssa muharraman, wa lâ yaqtadhîhi-l-'aqdu, wa fîhi manfa'atun li ahad il-muta'âqidayn, wa layssa muta'ârafan) est nul ; c'est d'après l'école hanbalite que ce genre de condition est pris en compte juridiquement ; ceux des hanafites qui disent cela donnent donc la fatwa sur l'avis de l'école hanbalite (voir Islam aur jadîd mu'âsharatî massâ'ïl, pp. 34-40). Alors ? Devrions-nous nous aussi dire que ces gens-là sont devenus Ghayr Muqallid ?
Quatre) Garder chez soi des représentations d'êtres animés faites sur une surface (et non dans du volume) (et ne montrant ni une chose adorée, ni une chose vénérée, ni de la nudité) et non exposée sur un mur ni sur un meuble mais traînant ici et là : l'école hanafite dit que cela est permis (voir Shar'h ma'âni-l-âthâr, tome 4 p. 285 et Al-Hidâya, tome 1 p. 122) ; d'autres savants comme Ibn ul-Arabî disent que cela est interdit (voir Fat'h ul-bârî et Shar'h Muslim). Ceux des hanafites qui disent que garder de telles représentations chez soi est systématiquement interdit ne suivent donc pas l'avis de l'école hanafite. Devrais-je dire "Ghayr Muqalllid" ?
Cinq) L'école hanafite est d'avis que le voile du visage n'est pas en soi obligatoire pour les musulmanes (voir par exemple Bidâyat ul-mujtahid et Al-Mughnî). Pour cette école, la musulmane n'est pas non plus tenue de se couvrir les mains ni les pieds (voir les ouvrages de jurisprudence). At-Tahâwî a écrit que le voile du visage n'était obligatoire que pour les épouses du Prophète (Shar'h ma'âni-l-âthâr, tome 4 p. 332). C'est selon un des trois avis rapportés de Ahmad ibn Hanbal que la musulmane doit systématiquement se couvrir tout le corps lorsqu'elle est en présence d'un homme qui n'est ni son mari ni son proche parent (mahram). En fait il est rapporté de Ahmad ibn Hanbal trois avis : a) elle doit couvrir tout son corps sauf son visage et ses mains ; b) elle doit couvrir tout son corps – y compris ses mains – sauf son visage, qu'elle n'est pas tenue de couvrir ; c) elle doit couvrir tout son corps sans exception. Certes, certains savants postérieurs de l'école hanafite ont, par considération pour le contexte, donné la fatwa sur ce troisième avis de Ahmad ; cet avis est tout à fait respectable ; mais peut-on dire des savants hanafites qui n'ont pas suivi cette fatwa qu'ils ne sont plus de l'école hanafite ? Et d'abord ya-t-il eu eu unanimité des les savants hanafites sur cette fatwa donnée sur une autre école ? Vraiment ? Tous les savants hanafites ?
D'un autre côté, certains hanafites se sont mis à dire que la permission pour la femme de ne pas se couvrir le visage concerne le moment où elle prie (salât), mais pas le moment où elle sort de chez elle, distinguant ainsi "'awrat us-salât" et "'awrat un-nazar". Or ceci est l'avis de… certains savants hanbalites. Sinon, chez les hanafites, al-Marghînânî, as-Sarakhsî et al-Jassâs ont lié ensemble la permission du regard et celle du moment de la prière (pour un bon résumé de la question, voir Tahrîr ul-mar'a fî 'asr ir-rissâla, tome 4 pp. 191-197)...
Six) Cheikh Khâlid Saïfullâh, a écrit qu'il était possible de donner la fatwa, à propos du mariage de jeunes filles non pubères, sur l'avis d'un savant parmi les Pieux Prédécesseurs ; or il s'agit de ni Abû Hanîfa, ni Ash-Shâfi'î, ni Mâlik ni Ahmad mais de… Qâdhî Shurayh (Islam aur jadîd mu'âsharatî massâ'ïl, p. 115). Cheikh Khâlid Saïfullâh serait-il devenu Ghayr Muqallid rien que pour cela ?
Sept) Cheikh Khâlid Saïfullâh n'est d'ailleurs ni le seul savant hanafite à faire cela, ni le premier : Cheikh Ashraf Alî Thânwî a donné la fatwa sur l'avis de l'imam Mâlik à propos du délai à attendre avant que l'épouse de l'homme disparu puisse se remarier (imra'at ul-mafqûd) et a écrit qu'il était possible de donner la fatwa sur l'avis de l'imam Ahmad ibn Hanbal concernant le partenariat pour élever le bétail et se partager les produits de cet élevage (voir Jadîd fiqhî massâ'ïl, p. 388).
Huit) Dire que "al-asl fil-'alâqât ad-duwaliyya huwa-s-silm fil-islâm", comme le disent si souvent tant de savants hanafites que je connais, ce n'est l'avis ni de Abû Hanîfa, ni de ash-Shâfi'î, ni de Mâlik, ni même de Ahmad ibn Hanbal mais celui de… ath-Thawrî et de al-Awzâ'î (voir Al-'alâqât ud-duwaliyya fil-islâm, Wahba az-Zuhaylî, pp. 93-94). D'après l'école hanafite, "lâ yajûzu illa-l-hudna, wa hâdhâ aydhan 'inda-l-maslaha" (voir par exemple Islam aur jiddat passandî). Devrais-je moi aussi me mettre à dire de ces savants qu'ils sont devenus Ghayr Muqallid ?
Neuf) Concernant "mas'alat ta'lîm ar-rajul bintan bâlighatan", l'avis de Mufti Abdur-Rahîm Lâjpûrî est très intéressant à découvrir (cf. Fatâwâ Rahîmiyya, tome 3 p. 206). Comment ? Le contexte n'est pas le même ? Ah, on peut donc prendre en compte le contexte ? Pourquoi oui sur ce point et non sur un autre ? A quoi oui, à quoi non ? En fonction de quoi et de qui ?
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Un grand malentendu :
Il y a un autre grand malentendu au sujet du fait qu'un mufti hanafite donne la fatwa sur un avis autre que celui de Abû Hanîfa : d'aucuns croient que ce mufti a alors dénigré Abû Hanîfa. Or rien n'est plus faux. Dénigrer quelqu'un, c'est dire qu'il est incompétent ou encore qu'il fait exprès de contredire le Coran et les Hadîths, etc. Or, personne n'ose dire cela d'un des quatre imams des écoles juridiques, ni d'ailleurs des autres grands savants. Dire que l'argumentation d'une école autre que la hanafite est, sur un point juridique (mas'alah) précis, plus solide, ce n'est pas dénigrer. Ainsi, à propos des pouvoirs délégués aux représentants du mari et de la femme, Cheikh Khâlid Saïfullâh a donné la fatwa sur l'avis de Mâlik en disant que l'argumentation de l'école hanafite était discutable ("Ahnâf ké dalâ'ïl iss mas'alé mein qâbilé ghaur hein") (Islâm aur jadîd mu'âsharatî massâ'il, pp. 200-210, voir p. 208). Le grand savant hanafite de l'Inde Shâh Waliyyullâh lui-même a écrit à propos du "mas'alatu haqîqat il-khamr" : "Il y avait des Compagnons et des Tâbi'în auxquels n'était pas parvenu le Hadîth [disant que tout ce qui enivre est du vin, et le Hadîth disant que ce qui enivre lorsque pris en grande quantité est interdit même en petite quantité]. Ils étaient excusables. Mais maintenant que le Hadîth est devenu connu comme le jour, nous ne pouvons plus dire cet avis" (d'après Hujjat ullâh il-bâligha, tome 2 p. 509). Voir également ce qu'il a écrit à propos du mas'alat bay' il-musarrât (Hujjat ullâh il-bâligha, tome 2 p. 296). De Shâh Waliyyullâh, savant hanafite auquel la grande majorité des hanafites de l'Inde se réfèrent, pouvons-nous dire qu'il a dénigré Abû Hanîfa parce qu'il a discuté, seulement discuté certains avis ? Allons donc...
Parfois il arrive que différents ulémas contemporains d'une même école ont donné des avis différents à propos d'un même point juridique. Or certains frères sont attachés à un savant donné, par exemple Muftî Abdur-Rahîm Lâjpûrî. Un autre problème réside alors dans le fait suivant : dites seulement que sur tel point juridique (par exemple que faire pour se débarrasser de l'intérêt qu'on a perçu parce qu'on n'avait pas le choix) vous trouvez que l'argumentation sur laquelle repose l'avis de Muftî Taqî est plus solide que cellle sur laquelle repose celui de Muftî Lâjpûrî, et vous vous entendrez dire : "Tu te crois donc plus savant que Muftî Lâjpûrî ?" (fin de citation). Comment peut-on simplifier les choses à ce point ?
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Avertissement :
Tout ce qui précède ne veut pas dire que, pour peu qu'on ait entendu dire qu'il y avait un autre avis existant dans son école ou chez un autre grand savant d'une autre école, on peut pratiquer cet avis-là. Non. Faire cela, ce serait ouvrir la porte à tous les excès et tous les dérapages. Il faut au contraire des compétences, et il faut, pour chaque point, faire des recherches approfondies à propos des arguments (dalîl) des uns et des autres et à propos des nécessités liées au contexte ('urf). Or c'est exactement ce que des personnes aussi compétentes que Cheikh Khâlid Saïfullâh et d'autres font. Alors, au lieu de crier au loup parce qu'on a vu un de ses avis qui ne correspondait pas à ce qu'on savait personnellement, on devrait être un peu moins passionné et un peu plus mature, on devrait essayer de comprendre, et surtout on devrait prendre conscience du fait que soi-même on ne suit pas toujours tous les avis de l'école hanafite, comme nous l'avons vu plus haut.
Cheikh Abd ul-Hayy Lucknowî, le grand savant hanafite indien du 18ème siècle, a écrit : "On sait que si le hanafite délaisse, à propos d'un point juridique (mas'alah) l'avis de son école parce que l'argument d'un autre avis est plus solide, il ne quitte pas pour autant l'école hanafite ! (…) A Dieu nous nous plaignons des ignorants de notre époque, qui critiquent celui qui délaisse l'avis de son école ne serait-ce qu'à propos d'un point juridique, et qui disent de lui qu'il n'est plus hanafite ! A vrai dire ce n'est pas bien étonnant de leur part, car ce sont des gens du grand public. Ce qui est étonnant c'est lorsque de tels propos viennent de ceux qui prennent l'apparence de ulémas puis suivent les pas du grand public" (Al-fawâ'ïd ul-bahiyya fî tarâjim il-hanafiyya, Abd ul-Hayy Lucknowî, pp. 48-49, cité par Cheikh Khâlid Saïfullâh, Jadîd fiqhî massâ'ïl, tome 2 p. 23). Ibn Abidîn ash-Shâmî a cité des propos semblables qu'a tenus Ibn ash-Shahina al-kabîr – un autre grand savant hanafite.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).