Deux questions à propos de toute chose dont l'islam a déclaré illicite l'utilisation (soit l'absorption soit le port) :
1) Peut-on utiliser cette chose d'une façon autre que celle que les textes ont interdite ? Exemple : il est interdit au musulman de manger la graisse de la bête qui n'a pas été abattue de la façon voulue (mayta) ; mais peut-il utiliser cette graisse pour en enduire du cuir ou autre ?
2) Peut-on vendre à d'autres personnes la chose dont les textes ont interdit l'utilisation ? Exemple : il est interdit au musulman et à la musulmane de consommer de la viande non halal ; mais peuvent-ils en vendre à autrui ?
Un autre exemple : il est interdit au musulman de porter de l'or ; mais peut-il en vendre ?
-
Réponse :
La réponse à ces 2 questions fait l'objet de divergences d'avis chez les ulémas.
-
En fait plusieurs Hadîths existent qui sont relatifs au sujet :
– Hadîth n° 1 :
"عن عبد الله بن عمر: أن عمر بن الخطاب، رأى حلة سيراء عند باب المسجد، فقال: "يا رسول الله لو اشتريت هذه، فلبستها يوم الجمعة وللوفد إذا قدموا عليك!" فقال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إنما يلبس هذه من لا خلاق له في الآخرة." ثم جاءت رسول الله صلى الله عليه وسلم منها حلل، فأعطى عمر بن الخطاب رضي الله عنه، منها حلة. فقال عمر: "يا رسول الله، كسوتنيها وقد قلت في حلة عطارد ما قلت؟" قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: "إني لم أكسكها لتلبسها." فكساها عمر بن الخطاب رضي الله عنه أخا له بمكة مشركا"
Le Prophète (sur lui soit la paix) a interdit aux hommes le port des vêtements de soie. Or, ayant reçu des vêtements de soie en cadeau, il en offrit un à Omar. Ce dernier vint le voir tout étonné. Le Prophète lui dit : "Je ne te l'ai pas donné pour que tu le portes, mais que pour que tu le vendes et puisses utiliser (la somme obtenue) dans ce dont tu as besoin, ou pour que tu le donnes à quelqu'un" . Omar l'offrit alors à un frère qu'il avait, qui était alors [encore] polythéiste et habitait La Mecque (al-Bukhârî, 846, 906, etc., Muslim, 2068, etc.).
(Dans la version de ce hadîth reproduite ci-dessus en arabe, on lit : "فكساها عمر بن الخطاب رضي الله عنه أخا له بمكة مشركا" : cela ne signifie pas que Omar a dit à son frère non-musulman de porter ce vêtement de soie, mais tout simplement qu'il le lui a offert. Le fait est que le terme "كسا" ne signifie pas : "faire porter un vêtement à quelqu'un", mais : "offrir un vêtement à quelqu'un". La preuve en est qu'on lit, dans ce même hadîth, ce propos du Prophète à Omar : "إني لم أكسكها لتلبسها", qui prouve de façon on ne peut plus claire ce que l'on vient de dire. Par ailleurs, il y a la possibilité que Omar ne connaissait pas son frère comme un homme habitué à porter des vêtements de soie ; et qu'il n'avait donc pas une forte probabilité, zann ghâlib, que ce frère le porterait ; il pensait même plutôt que son frère le revendrait à quelqu'un, ou encore le donnerait à porter à une femme de sa famille. Ibn Hajar écrit : "وأما كون عمر كساها أخاه فلا يشكل على ذلك عند من يرى أن الكافر مخاطب بالفروع، ويكون أهدى عمر الحلة لأخيه ليبيعها أو يكسوها امرأة".)
(Les termes "ou pour que tu le donnes à quelqu'un" figurent dans la version de al-Bukhârî n° 2476 : "إني لم أكسكها لتلبسها! تبيعها أو تكسوها".)
-
– Hadîth n° 2 :
"عن جابر بن عبد الله رضي الله عنهما، أنه: سمع رسول الله صلى الله عليه وسلم، يقول عام الفتح وهو بمكة: "إن الله ورسوله حرم بيع الخمر، والميتة والخنزير والأصنام." فقيل: يا رسول الله، أرأيت شحوم الميتة، فإنها يطلى بها السفن، ويدهن بها الجلود، ويستصبح بها الناس؟ فقال: "لا، هو حرام." ثم قال رسول الله صلى الله عليه وسلم عند ذلك: "قاتل الله اليهود إن الله لما حرم شحومها جملوه، ثم باعوه، فأكلوا ثمنه"
Le Prophète a dit : "Dieu a interdit de vendre l'alcool, la bête morte (mayta), le porc et les idoles. – O Messager de Dieu, fit quelqu'un, que dis-tu des graisses de la bête morte (mayta) ? On en enduit les bateaux et les cuirs, et les gens les utilisent comme combustible dans les lampes. – Non, cela est interdit", répondit le Prophète (al-Bukhârî, 2121, Muslim, 1581, etc.). Ce propos "Non, cela est interdit" a été interprété de deux façons différentes :
– interprétation a : "Vendre ces graisses est lui aussi interdit. Par contre, l'utilisation de ces graisses pour enduire les bateaux ou le cuir, ou pour les brûler dans les lampes reste permise" ;
– interprétation b : "Même ces utilisations de ces graisses sont interdites : en enduire les bateaux ou le cuir ou les brûler dans les lampes ou autre. Et leur vente est donc également interdite".
-
– Hadîth n° 3 :
"عن ابن عباس، قال: تصدق على مولاة لميمونة بشاة فماتت فمر بها رسول الله صلى الله عليه وسلم فقال: "هلا أخذتم إهابها فدبغتموه فانتفعتم به؟ فقالوا: إنها ميتة"
Le Prophète a dit à propos d'une chèvre morte : "Pourquoi n'avez-vous pas tiré profit de sa peau ? – C'est une bête morte (mayta) !" fit-on. Ensuite deux versions existent quant à la réponse qu'il fit alors :
– d'après une version (que j'appellerai ici la version a) : il répondit alors : "فقال: "إنما حرم أكلها" : "C'est seulement manger la bête morte que Dieu a interdit" (al-Bukhârî, 1421, Muslim, 363, etc.).
– d'après une autre version (que j'appellerai la version b) : il répondit alors : "فقال: "إنما حرم لحمها" : "C'est seulement la viande de la bête morte que Dieu a rendu interdite" (Ahmad, 3452, authentifié par al-Arna'ût).
-
– Hadîth n° 4 :
"عن ابن عباس، قال: رأيت رسول الله صلى الله عليه وسلم جالسا عند الركن، قال: فرفع بصره إلى السماء فضحك، فقال: "لعن الله اليهود ثلاثا، إن الله حرم عليهم الشحوم فباعوها وأكلوا أثمانها"
Le Prophète a dit à propos de certains croyants de la communauté d'un messager l'ayant précédé : "Dieu leur avait interdit les graisses, (mais) ils les vendirent et mangèrent le prix des graisses." Il existe deux versions quant à la suite de ce hadîth :
– d'après une version (que j'appellerai ici la version a) : "وإن الله إذا حرم على قوم أكل شيء، حرم عليهم ثمنه" : "Or lorsque Dieu interdit à un groupe de manger quelque chose, il interdit aussi le prix (que l'on pourrait retirer de la vente) de cette chose" (Abû Dâoûd, 3488) ;
– d'après une autre version (que j'appellerai ici la version b) : "وإن الله إذا حرم على قوم شيئا، حرم عليهم ثمنه" : "Or lorsque Dieu interdit à un groupe quelque chose, il interdit aussi le prix (que l'on pourrait retirer de la vente) de cette chose" (Ahmad, 2961).
-
Des avis divergents entre les ulémas mujtahidûn :
A partir de leurs façons de concilier ces différents Hadîths et d'en extraire les causes juridiques (illa), les règles que les grands juristes musulmans ont établies au sujet des deux questions sus-évoquées ont été divergentes.
-
– A) L'interprétation de l'école shâfi'ite :
L'école shâfi'ite raisonne de la manière suivante :
Il est interdit de vendre la graisse des bêtes mortes (Hadîth n° 2). Par contre il est permis de l'utiliser pour en enduire le cuir (c'est l'interprétation a du Hadîth n° 2).
De même, le Hadîth n° 3 dans sa version "a" montre que c'est le fait de manger la viande (ou la graisse) qui est interdit, et non pas que la viande serait interdite en soi (harâm ul-'ayn) (ce qui engloberait aussi l'interdiction de son utilisation pour des usages externes).
Aussi, le principe dans l'école shafi'ite est que les règles de l'islam sont plus souples sur le fait d'utiliser quelque chose que sur le fait de la vendre : certaines choses peuvent être utilisées sans pourtant pouvoir être vendues. Et puis il y a des choses dont toutes les utilisations sont interdites aux musulmans et aux musulmanes : ces choses-là, on ne peut ni les utiliser ni les vendre.
Cela signifie-t-il que, d'après cette école, dès qu'il existe un type d'utilisation d'une chose qui est interdit, alors, même s'il est permis d'utiliser cette chose d'une autre façon, il est systématiquement interdit de la vendre ?
Non, cela concerne uniquement les choses que les gens utilisent principalement de la façon interdite et secondairement de la façon permise, et dont cette utilisation interdite concerne les musulmans et les musulmanes. Ainsi en est-il de la graisse des bêtes mortes : l'utilisation principale qu'en font les gens est la consommation (qui est interdite à l'unanimité), les utilisations permises (comme en enduire le cuir, etc.) ne constituant pas l'objectif premier des gens mais étant secondaires. Ce sont uniquement de telles choses qui peuvent être utilisées de la façon permise, mais ne peuvent pas être vendues (Shar'h Muslim, tome 11 p. 8). Et ce sont ces choses qui sont concernées par le Hadîth n° 4, version "a" : ("lorsque Dieu interdit de manger quelque chose, il interdit aussi le prix (que l'on pourrait retirer de la vente) de cette chose") : ce dont l'utilisation la plus courante est celle qui est interdite, il est interdit de le vendre, même s'il est permis de l'utiliser de la façon autorisée.
Par contre, comme le montre le Hadîth 1, il est permis d'en faire l'utilisation (licite), ainsi que de vendre les autres choses :
--- celles dont certaines utilisations sont licites et d'autres sont illicites, et dont l'utilisation licite a autant cours chez les gens que l'utilisation illicite ;
--- et celles dont l'utilisation n'est interdite qu'aux musulmans et pas aux musulmanes (comme la soie et les bijoux en or).
Il y a donc 3 grandes règles sur le sujet d'après l'école shafi'ite :
– 1) Il est des choses dont en soi il est interdit de faire n'importe quelle utilisation (harâm ul-'ayn) : ces choses-là ne peuvent ni être utilisées ni être vendues : il s'agit des idoles, de l'alcool, du porc, du sang.
– 2) Et puis il est des choses dont certains types d'utilisation sont autorisés, d'autres non ; comme la graisse de l'animal abattu de la façon non rituelle, la soie, l'or.
Deux sous-cas existent ici...
----- 2.a) Soit l'utilisation illicite concerne tout musulman et toute musulmane, et c'est cette utilisation illicite qui est essentielle chez les gens, l'utilisation licite n'étant que secondaire ; comme la graisse de l'animal abattu de la façon non rituelle ; l'utilisation de cette chose de la façon licite est permise, mais il n'est pas permis de la vendre à autrui. Ainsi, on peut enduire de graisse de bête morte les coques des embarcations ou le cuir, mais on ne peut pas utiliser une telle graisse de façon directe (ni l'absorber, ni se l'enduire sur le corps). Et on ne peut en aucun cas la vendre.
Sont concernés par cette règle : la bête morte et, par analogie, tout ce qui est rituellement impur et ne peut être purifié autrement que par transformation complète ("an-najis al-aslî", "al-mutanajjis alladhî la yumkinu tat'hîruhû bighayri-'stihâla"). Ainsi, il est permis d'utiliser du fumier dans son champ, mais il est interdit d'en vendre. De même, une huile devenue impure rituellement (parce qu'une impureté rituelle y est tombée) peut être utilisée pour fabriquer du savon, mais on ne peut pas la vendre.
----- 2.b) Soit l'utilisation illicite ne concerne que le musulman mais pas la musulmane (par exemple la soie et les bijoux en or), ou bien elle les concerne tous les deux mais l'utilisation illicite a autant cours que l'utilisation licite (comme le fait d'enduire la coque de bateaux de graisses illicites) ; il est alors permis de faire de cette chose l'utilisation licite, et il est en soi permis de vendre cette chose à une autre personne.
-
– B) L'interprétation de l'école hanafite :
L'école hanafite, elle, raisonne de la façon suivante :
Le Hadîth n° 2 interdit de vendre la bête morte, mais aussi, selon son interprétation "b", d'utiliser les graisses de cette bête morte.
De même, selon la version "b" du Hadîth n° 3, est interdit non pas le seul fait de manger la viande (le terme englobant aussi la graisse), mais la viande elle-même (harâm ul-'ayn), c'est-à-dire toute utilisation de cette viande (donc la graisse aussi).
C'est ce que met en exergue la version "b" du Hadîth n° 4, qui montre qu'il est interdit de vendre "ce qui est interdit", c'est-à-dire : "ce qui est interdit en soi" (harâm ul-'ayn), autrement dit : "ce dont toute utilisation est interdite".
Le principe extrait de ces Hadîths par cette école est donc le suivant :
– ce dont aucun type d'utilisation n'est autorisé, cela est interdit de vente : il s'agit des choses qui sont harâm ul-'ayn : la bête morte, l'alcool, le porc, les idoles. Et c'est uniquement ce genre de choses qui est concerné par le Hadîth n° 4 (version "b").
– et tout ce dont au moins un type d'utilisation est autorisé, alors même si un autre type d'utilisation en est interdit, il est en soi autorisé de le vendre à une autre personne, comme le montre le Hadîth n° 1.
Il y a donc 2 grandes règles sur le sujet d'après l'école hanafite :
– 1) Il est certaines choses dont les sources ont dit explicitement qu'elles ne devaient aucunement être utilisées : ces choses-là, on ne peut en faire aucun type d'utilisation, et la vente en est donc également interdite ; il s'agit des idoles, de l'alcool, du porc, du sang, et de tout ce qu'englobent les termes "bête morte" ("mâ yatanâwaluhu-'sm ul-mayta"), comme la chair de la bête morte, sa graisse, ses nerfs, sa peau non encore tannée (mais pas ses cornes, ses sabots, ses poils ni ses os). Ce n'est qu'en cas de force majeure qu'on peut utiliser ce genre de choses (c'est ce qui explique, chez des savants hanafites aussi, la licité de la transfusion sanguine pour le malade, et la licité de la greffe d'organes – tous deux étant pourtant harâm ul-'ayn).
– 2) Et puis il est des biens dont il est licite de faire une certaine utilisation, mais illicite d'en faire une autre : ces biens-là peuvent être utilisées de la façon licite uniquement, et peuvent être vendus.
Ainsi, il est permis d'avoir un chien de chasse, donc il est permis d'en vendre.
Il est permis de faire une utilisation sans contact direct (c'est-à-dire sans l'absorber, et sans l'enduire sur le corps) des choses rituellement impures, par exemple les bouses et les crottins : on les utilise comme fumier, il est donc permis aussi de les vendre.
Il est permis d'utiliser l'huile devenue rituellement impure comme combustible d'une lampe, il est donc permis de vendre cette huile.
-
Notes :
Ci-dessus, nous avons vu qu'il est certaines choses dont certaines utilisations sont licites et d'autres sont illicites : il est en soi autorisé de les vendre.
Cependant, si on pense que l'acheteur va faire de ce bien l'utilisation qui est illicite, alors d'autres règles existent ; lire notre article consacré à ce sujet.
Si une chose dont l'utilisation était complètement interdite (harâm ul-'ayn) a subi une transformation complète ("istihâla") et a donné une chose complètement différente et licite, l'utilisation est soumise à d'autres règles des sources de l'islam ; lire notre article traitant de ce sujet.
Une autre question se pose ici : Est-il autorisé de transformer délibérément quelque chose que Dieu a interdit, afin de pouvoir l'utiliser d'une autre façon, voire de le vendre ? Lire l'article évoquant cet autre point.
-
Mes sources pour cet article :
Zâd ul-ma'âd, Ibn ul-Qayyim, tome 5 pp. 745-772 – A'lâm ul-muwaqqi'în, Ibn ul-Qayyim, tome 3 p. 92 – Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, az-Zuhaylî, tome 5 pp. 3431-3434 – Bidâyat ul-mujtahid, Ibn Rushd, tome 3 pp. 223-224 – Shar'h Muslim, kitâb ul-mussâqât, an-Nawawî – Jadîd fiqhî massâ'ïl, Cheikh Khâlid Saïfullâh, pp. 363, 375, 388 et p. 401.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).