Avoir les mêmes croyances islamiques que la première génération de musulmans (du VIIè siècle) veut-il dire rejeter les découvertes et les idées scientifiques ? Ou bien est-il possible, au contraire, d'analyser ces idées et de dire un mot sur elles ?
Il n'est pas rare d'entendre des non-musulmans dire qu'être fidèle aux croyances de sa religion demande forcément d'être aveugle devant les découvertes scientifiques faites depuis l'apparition de cette religion.
Cette position se comprend d'autant mieux que, comme l'a écrit Bucaille, "actuellement, en Occident, parler de Dieu en milieu scientifique, c'est vraiment se singulariser" (La Bible, le Coran et la science, Seghers, 1976, p. 120) ; et que certaines théories émises par d'éminents scientifiques occidentaux ne paraissent pas compatibles avec les croyances islamiques : certains courants évolutionnistes, par exemple, disent bien que croire en la théorie de l'évolution demande de ne plus avoir besoin de croire en un créateur.
Mais en fait, il ne faut pas confondre découvertes scientifiques, et idées construites sur la base de ces découvertes.
Découvertes, perception de ces découvertes, et théories :
Si la plupart des scientifiques occidentaux ont développé des conceptions scientifiques coupées de toute croyance religieuse, c'est à cause de l'histoire de l'Occident et du type de relation que la religion qui y était la plus courante a entretenu avec la science.
Car si les découvertes scientifiques sont universellement valables, les théories que les hommes construisent sur leur base dépendent pour beaucoup de facteurs internes : l’esprit de l’homme n’est pas une simple feuille où viendraient s’inscrire ses observations et découvertes ; c’est au contraire une instance active, qui influence la perception qu’a l’homme de ses observations. Or, ce que le clergé de la religion qui dominait en Europe y a fait dans le passé a justement marqué les esprits : ses condamnations d'idées scientifiques (notamment le procès de Galilée) et ses abus ont contribué à faire qu’aujourd’hui encore, pour beaucoup de femmes et d’hommes du Vieux Continent, le fait religieux est souvent inconsciemment associé aux adjectifs "anti-progrès" ou "irrationnel". Même M. Claude Allègre - scientifique français bien connu, ministre de l’Education et de la Recherche de la France de 1997 à 2000 - n’échappe pas à ce genre d'association mentale : parlant de certaines des idéologies écologistes, il dit : "C’est souvent une attitude de contestation de la société, voire un sentiment quasi-religieux anti-progrès" (Le Point du 18/ 07/ 98). La référence dans le fait d'être "anti-progrès" est le "religieux" ; ceci est dû à l’histoire qu’a connue l’Europe ; il n’est cependant pas vérifiable pour toute religion.
Bucaille écrit par ailleurs : "Ceux qui sont habités par des préjugés sur les religions considèrent qu’il ne saurait y avoir, en matière de religion, quoi que ce soit se prêtant au contrôle d’un jugement humain imprégné de logique" (L'homme, d'où vient-il ?, Seghers, p. 215).
Du Procès de Galilée en 1633, Science et Vie Junior parle ainsi : "Un événement qui pèsera très lourd par la suite. L’Eglise se méfiera des sciences ; et nombre de scientifiques verront dans l’Eglise un obstacle au progrès" (Science et Vie Junior, dossier hors série n° 36, p. 93). La position de l'Eglise s'est certes considérablement modifiée depuis. L'idée de la nécessaire séparation entre le scientifique et le religieux n'en est pas moins restée en Occident.
La réaction contre le clergé et son ordre commença en Europe occidentale dès la fin du xvè siècle, et c’est par la laïcisation qu’on a voulu libérer les domaines intellectuel et social de l’emprise du clergé religieux. Un étrange sentiment anti-religieux marqua parfois certaines découvertes scientifiques. Surtout lorsqu’on s’aperçut que certaines thèses religieuses qui avaient cours sur le Vieux Continent ne cadraient pas avec les nouvelles découvertes.
En islam, les choses ne se présentent pas de la même façon :
En islam, les ulémas ne forment pas un clergé, il n’y a pas de péché originel, le corps n’est pas marqué négativement, Dieu n’est pas humanisé, la révélation n'a pas pour objectif de venir apporter quelque chose de contraire à la vérité démontrée, et le Coran non seulement ne blâme pas la recherche, mais au contraire encourage l’usage de la raison et de l’observation pour juger de la pertinence de ses thèses : "Ne méditent-ils donc pas sur le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient maintes contradictions !" (Coran 4/ 82). Plus on découvrira les mécanismes extra-ordinaires de la nature, plus la musulmane et le musulman y verront non pas une cause de rejet de Dieu, mais au contraire la preuve de son Existence : "Nous allons leur montrer Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne clair qu'il [= le Coran] est la vérité" (Coran 41/ 53).
Il est donc possible, en islam, d'être à la fois scientifique et religieux : c'est-à-dire de considérer vrais les phénomènes scientifiques découverts, et d'en avoir une perception basée sur les croyances de sa religion. C’est bien ce que préconisait le savant musulman Al-Ghazâlî (mort en 505 / 1111) face aux données de la philosophie de son époque : ne pas tout rejeter, ne pas tout prendre tel quel, mais catégoriser et établir ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Or, il faut savoir que jusqu’au XVIè siècle, ce qu’on appelait alors "la philosophie" englobait également ce qui est devenu aujourd’hui "le domaine scientifique". Si donc les réponses concrètes élaborées au XIIè siècle par Al-Ghazâlî pour répondre aux questions de la "philosophie" d’alors ne sont plus forcément toutes adaptées aux questions scientifiques des XXè-XXIè siècles, sa méthode, elle, est toujours d’actualité.
Aborder la méthode d’al-Ghazâlî pour l’élaboration d’un point de vue musulman sur une question scientifique demande que l’on précise au préalable deux points importants :
1) Le premier est que le Coran n’est pas un ouvrage d’astronomie ou de biologie, et que les descriptions de l’univers et de la nature qui y figurent ont comme objectif premier d’inviter les hommes à réfléchir sur l’existence, l’unicité et l’omnipotence de Dieu. L’origine divine du Coran fait cependant que ces descriptions ne peuvent qu’être correctes. Aussi, si à un moment de l’histoire, une donnée scientifique basée sur une observation contredit apparemment une description coranique, il faut se dire que des découvertes scientifiques postérieures mettront bientôt fin à cette apparente contradiction.
2) Le deuxième point que nous voudrions rappeler ici est qu’il est nécessaire, lorsqu’on étudie des livres de Commentaires (tafâssîr, pl. de tafsîr) du Coran, de ne pas mélanger les genres parmi tout ce qui y est écrit : car en tant que commentaires des versets coraniques, sont mentionnés d’une part des Hadîths, des développements linguistiques, juridiques etc., mais aussi parfois d’autre part des récits issus de sources judéo-chrétiennes (al-isrâ’îliyyât). Or, si ces récits peuvent être cités dès qu’ils remplissent un certain nombre de conditions, ils ne doivent en aucun cas être considérés comme faisant partie des données musulmanes (voir Tafsîr Ibn Kathîr, Introduction). Et c'est l'ignorance de ce deuxième point qui, souvent, pousse certains musulmans à rejeter jusqu'à des découvertes scientifiques, arguant que celles-ci "contredisent ce qui est écrit dans nos livres". Certes, mais tout ce qui se trouve dans "nos livres" n'est pas du même type, comme nous venons de le dire.
Ces deux points bien compris, il nous est plus aisé maintenant d’aborder la méthode d’al-Ghazâlî.
La méthode d'al-Ghazâlî :
Al-Ghazâlî faisait la distinction, dans les données de la philosophie de son époque, entre, d’une part, des disciplines comme la métaphysique, et, d’autre part, des disciplines telles que les mathématiques, l’astronomie, la biologie, la médecine, etc. Les éléments métaphysiques de la philosophie ne doivent pas être adoptés comme croyances par le musulman, écrit al-Ghazâlî. (En effet, pouvons-nous préciser, dans le domaine des croyances et dans celui du culte, aucune donnée ni aucun fait ne peuvent être rajoutés à ce que disent le Coran et la Sunnah.) En revanche, dit-il, les éléments de l’astronomie, de la biologie, de la médecine, qui relèvent de l’observation, ne traitent pas directement de ce dont traitent les sources musulmanes, et le musulman ne doit pas les rejeter simplement parce que leur découvreur n’est pas musulman. Cependant, il doit intégrer la perception de ces découvertes astronomiques, biologiques, médicales, etc. au cadre fourni par sa foi : il considérera les forces présentes dans la nature et révélées par la biologie comme réelles mais assujetties à la volonté de Dieu, et non indépendantes. (Cf. Al-Munqidh min adh-dhalâl.)
Ceci est à même de donner un sens aux découvertes. Et ainsi est-il possible en islam d'être à la fois scientifique et religieux : c'est-à-dire de considérer vrais les phénomènes scientifiques découverts, et d'en avoir une perception basée sur les croyances de sa religion. "Il y a, dans la création des cieux et de la terre et dans l'alternance de la nuit et du jour, certes des signes pour les gens doués d'intelligence : ceux qui pensent à Dieu debout, assis et allongés et réfléchissent à la création des cieux et de la terre (et disent : ) "Notre Pourvoyeur, Tu n'as pas créé tout cela en vain..." (Coran 3 /190). Et nous pourrons alors éviter d'être de ceux dont Dieu a dit : "Ils connaissent de la vie de ce monde quelque chose de superficiel (uniquement), et ils sont insouciants de la vie de l'au-delà" (Coran 30 / 7). Nous serons scientifiques et religieux.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).