Question :
"Cher Monsieur,
A lire vos articles, on croirait presque que les pays musulmans pourraient devenir des sortes d'Etats de Droit fondés sur les enseignements de l'islam. Il me semble pourtant que l'islam offre un cadre social et moral où les libertés ne fleurissent guère. On ne peut ainsi même pas consommer d'alcool en pays musulman. Où sont les libertés ? Moi je vois que cela ressemble davantage au modèle soviétique."
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Réponse :
Nous répondrons – avec l'aide de Dieu – à votre question en cinq étapes…
1) Six différences entre la situation d'une terre d'Islam et la situation qui régnait dans les pays soviétiques :
A) La propriété privée était impossible en terre soviétique. En terre musulmane, la propriété privée et son corollaire la liberté d'entreprise font partie des droits inaliénables de la personne humaine.
B) En Union soviétique les autorités pouvaient, au nom de l'intérêt de l'Etat, annuler ce qui est reconnu par les lois (article 39 de la Constitution de l'URSS). En Islam, la justice est indépendante et tous – chef d'Etat compris – y sont assujettis. L'histoire du calife Ali, auquel le juge donna tort face à un plaignant juif, est bien connue.
C) Le KGB pouvait, en Union Soviétique, surveiller et prendre en compte la délation à propos de ce que font les individus dans leur sphère privée (du type "Big Brother is watching you"). Ce genre de surveillance et ce type de délation sont strictement interdites en terre musulmane, conformément à ce qu'en disent le Coran et les paroles du Prophète (Sunan Abî Dâoûd, n° 4888. Voir aussi n° 4890). Seuls les éléments qui offensent une limite de façon évidente constituent une infraction.
D) Les différentes tendances interprétatives étaient, en URSS, interdites depuis Staline, et c'est pourquoi Trotski dut quitter l'Union soviétique. En Islam, elles sont inévitables et acceptées quant à un certain nombre de points. Moralement les divergences ne doivent pas toucher à d'autres points, mais si des divergences se produisent quand même ici, d'après un avis, le pouvoir ne fera rien d'autre que de tenter de ramener les déviants sur "le droit chemin" par la persuasion et la clarification des malentendus, sans les traquer tant qu'ils n'utilisent pas la violence.
E) En Union Soviétique, la consultation était théorique : en théorie, le peuple exerçait le pouvoir par l'intermédiaire des soviets élus, car des discussions libres y pouvaient prendre place ; les conclusions faisaient l'objet d'un vote et étaient retransmises à l'échelon supérieur ; la direction du Parti faisait la synthèse des opinions et déterminait les positions en fonction de celles-ci. Mais dans la pratique, l'accent était mis davantage sur la discipline que sur la discussion. En Islam, les différences interprétatives, l'absence de tout clergé, et la nécessité de prendre en compte l'évolution des sociétés ne permettent pas l'imposition d'une pensée unique.
F) Chez les Soviétiques, l'accession aux postes de responsabilité était conditionnée par l'appartenance au parti, lequel choisissait avec soin ses adhérents. Le Parti établissait la nomenklatura : la liste des fonctions importantes et des personnes susceptibles d'y être nommées. En Islam, l'accession aux postes de responsabilité est défini par les compétences personnelles, quel qu'on soit.
2) En Occident : des limites aux libertés individuelles :
Il est faux de dire que la liberté est absolue en Occident. "La liberté ne peut être totale : dans une société, chacun doit veiller dans l'exercice de sa liberté à ne pas gêner celle des autres. Si chaque individu vivait seul (à l'exemple du naufragé sur l'île déserte), il n'aurait pas besoin des règles nécessaires pour les individus qui vivent en société et qui restreignent la liberté individuelle de chacun d'entre eux." C'est ainsi que le droit occidental justifie la présence de limites (interdictions) et d'orientations (devoirs) à la liberté de chaque individu : ces limites sont nécessaires pour empêcher l'individu d'empiéter sur les droits des autres. L'idée de la nécessité de limites à la liberté individuelle n'est donc pas inexistante dans les sociétés occidentales. Partant, la notion de faute morale (que l'on nomme celle-ci "péché" ou pas) n'a pas disparu de ces sociétés. Qui oserait dire qu'être injuste envers autrui, ou être excessif dans l'utilisation de ses libertés, ou être indifférent aux souffrances d'autrui ne sont pas perçus comme des graves fautes en Occident ?
La notion de faute morale est cependant marquée en Occident par la sécularisation qui y règne. Ainsi, aujourd'hui, en Occident, la faute morale est la faute commise à l'égard des autres et de la collectivité. C'est donc le fait que le citoyen, dans l'exercice de sa liberté, outrepasse les limites et les devoirs qui lui ont été prescrits pour qu'il respecte les droits et les libertés de ses semblables. Le droit occidental raisonne en quelque sorte de la façon suivante : du moment que l'individu ne fait du tort à personne, ni immédiatement ni à moyen terme, la loi lui permet de se comporter comme bon lui semble. Il en résulte une articulation entre "sphère privée" et "société" qui fait que ce qui tombe sous le coup des lois est constitué de tout ce qui intéresse les relations de l'individu avec les autres et avec la collectivité : la loi intervient pour empêcher les abus des forts sur les faibles. Par contre, tout ce qui ne relève pas de ces relations relève de la sphère privée et est donc laissé à l'appréciation de chacun. Le sondage suivant illustre parfaitement ce fait : à la question "Voici une liste de conduites généralement condamnables. Lesquelles, selon vous, peuvent être considérées comme des péchés capitaux ?", les réponses sont : "la violence, la corruption, le fanatisme, la drogue, la pollution, l'intolérance, le gaspillage, l'indifférence, le mensonge, la passivité". Sept fautes qui, à des degrés divers, illustrent bien le fait que la notion de faute morale s'est socialisée : les violations des droits des autres (violence, corruption, fanatisme, intolérance), l'excès dans l'exercice de ses libertés (gaspillage, pollution, mensonge, drogue), voire même le manque d'action par rapport aux souffrances des autres (passivité, indifférence) (cité dans Ca m'intéresse, n° 202, pp. 58-59). Par contre, en Occident, on ne considère généralement plus la sodomie comme une conduite moralement mauvaise – même à un niveau personnel – : il s'agit d'une pratique personnelle entre deux personnes consentantes, qui ne contrevient en rien aux droits d'autrui ; elle relève donc de la sphère privée et non du domaine de ce qui regarde la société, et personne ne doit donc trouver à y redire, même au niveau d'un simple conseil, sous peine de passer pour "un marginal qui ne comprend pas l'évolution de la société occidentale".
3) En terre d'Islam : des limites aux libertés individuelles :
En Islam aussi, la liberté consiste à choisir ses idées et son comportement (tant au niveau personnel que vis-à-vis d'autrui). La liberté est première (comme l'enseignent les concepts de barâ'ah asliyya et de ibâha asliyya). Cependant, l'islam offre à l'homme des limites (interdictions) et des devoirs (obligations). L'homme est, en soi, libre de les pratiquer ou non, mais il devra rendre descomptes à Dieu dans l'au-delà au sujet de ses choix.
Cependant,sur le plan social, la liberté ne peut pas être totale, laissant chaque homme agir selon sa conscience avec seulement la croyance de devoir rendre des comptes dans l'au-delà devant Dieu. La liberté de vivre sa liberté intrinsèque ne peut pas être absolue. Il fallait bien que la société musulmane fasse respecter (comme le fait la société occidentale) ses interdits et obligations par un ordre social tenant compte de ce qui se voit.
Cependant, en Islam, à la différence de l'Occident, les limites et les devoirs viennent montrer à l'individu non pas seulement comment vivre ses droits sans faire du tort à ses autres exigences personnelles, mais aussi comment vivre d'autres aspects de son humanité. Il ne s'agit donc pas d'exigences forcément "religieuses" (au sens occidental du terme) : des savants musulmans comme ash-Shâtibî (XVème siècle) ont montré que les limites apportées par le droit musulman ont comme objectif de permettre l'expression des libertés individuelles tout en préservant cinq choses primordiales : la vie d'autrui, la spiritualité, l'intellect, les biens et la filiation ; d'autres savants ont même proposé, après extrapolation, d'autres choses primordiales que les limites et obligations du droit musulman ont l'objectif de faire naître et de préserver : lire notre article sur le sujet. Les limites apportées par le droit musulman ont donc comme objectif d'offrir à chaque individu la possibilité de vivre ses libertés individuelles (puisque la règle première est la permission) tout en respectant sa spiritualité, son corps, son mental, les droits des membres de sa famille, les droits de tous les membres de la société, les droits des autres créatures telles que les animaux, la nature, etc. L'origine de ces règles est divine, certes, mais celles-ci concernent le bien de l'humain, dans ce monde et dans l'autre.
Il est donc vrai que, à la différence du droit occidental, le droit musulman donne des principes pour deux niveaux : le niveau privé (entre l'homme et Dieu – diyânatan), et le niveau public (au niveau de la société – qadhâ'an). Cependant, le droit musulman fait quand même une différence dans sa façon de traiter ces deux niveaux : s'il dit qu'en terre musulmane, les manquements par rapport au niveau privé constituent des "fautes morales", il ajoute que ces fautes ne peuvent être jugées que par Dieu le jour du jugement, qui peut pardonner s'Il le veut, et qu'elles ne constituent pas des infractions pouvant être jugées par les tribunaux humains. Ainsi, certes l'islam dit de la consommation d'alcool par un musulman qu'il s'agit d'une "faute morale", que cette consommation ait lieu chez soi (en privé) ou en public. Cependant, en terre musulmane, la consommation d'alcool qu'un musulman ferait chez lui, sans être vu de la société, ne pourra être jugée que par Dieu Seul dans l'au-delà. C'est là la sphère privée : le péché est toujours péché, mais ne concerne que la relation interpersonnelle entre l'homme et Dieu, et personne d'autre que Dieu n'a le droit de juger le pécheur (il n'y a pas de confession). Et il ne peut y avoir de surveillance de l'intimité des foyers, puisque ce genre de surveillance a été interdite par le Prophète, comme nous l'avons vu plus haut. Par contre, en terre musulmane, le musulman qui consomme de l'alcool en public commet non seulement une faute morale (entre Dieu et lui), mais également une infraction liée au manque de respect de l'ordre public.
4) Le problème aujourd'hui : certains veulent définir l'existence ou non de la "liberté" dans n'importe quel pays du monde par rapport aux repères du modèle occidental :
Vous allez me dire : "D'accord, contrairement au modèle soviétique, le modèle musulman fait la différence entre le niveau privé et le niveau public et ne permet pas la surveillance étroite des individus. De même, les divergences d'interprétations sont possibles en terre musulmane. Cependant, un constat s'impose malgré tout : au niveau de l'espace public, les libertés offertes à l'individu en terre musulmane sont moins importantes que celles offertes à l'individu en société occidentale. C'est bien pourquoi, en terre musulmane le musulman ne peut pas consommer d'alcool en public".
Je répondrai à cette objection en citant trois points :
A) Certaines choses existent qui sont institutionnalisées dans certains pays de la civilisation occidentale alors qu'elles sont impensables dans d'autres pays de la même civilisation. Ainsi, aux Etats-Unis, les procureurs sont élus, chose qui est inimaginable en France. Allez-vous en déduire que la France est une terre où il n'y a pas de libertés ?
B) Certains actes sont permis dans certains pays d'Europe occidentale, mais sont interdits dans d'autres pays du même Continent. Ainsi, les Pays-Bas autorisent la vente publique (dans des cafés) de drogue, tandis qu'en France et ailleurs, autoriser cela sur la place publique est tout simplement impensable. Allez-vous en déduire que la France est une terre où il n'y a pas de libertés ? Ou y verrez-vous plutôt l'expression de la diversité des éthiques sur lesquelles sont construits les différents pays d'une même instance régionale ?
C) Enfin, il est des actes qui sont interdits dans les sociétés occidentales alors qu'ils sont permis dans d'autres sociétés du monde. Ainsi, un individu qui, en Occident, voudrait vivre sa liberté individuelle au point de marcher entièrement nu dans la rue se ferait immédiatement arrêter par les forces de l'ordre pour atteinte à l'ordre public. Pourtant, certaines sociétés d'Afrique, d'Amérique du Sud, de Polynésie, et des îles Andaman autorisent entièrement ce comportement chez elles et n'y voient absolument rien de choquant, ni pour les adultes ni pour les enfants. Allez-vous en déduire que l'Occident est un espace où il n'y a pas de libertés ? Ou y verrez-vous plutôt l'expression de la diversité des éthiques sur lesquelles sont construites les différentes cultures du monde ?
On comprend que ces différences sont des différences de repères entre les différents modèles de liberté que le monde connaît. Pourquoi, alors, ne comprend-on pas qu'il puisse y avoir, de même, des différences de repères entre le modèle de liberté qu'offre l'Occident et celui qu'offre l'Islam ? Les sociétés occidentales permettent la consommation d'alcool en public alors que les sociétés musulmanes considèrent - à la majorité des individus qui les composent - cette consommation comme répréhensible. Certes. Mais cela est-il si différent du fait que les sociétés vivant à l'état de nature permettent de marcher nus en public alors que les sociétés occidentales considèrent cela comme répréhensible parce qu'ayant une éthique toujours fondée en grande partie sur les enseignements de la morale chrétienne ?
5) La solution : la liberté comme concept :
Tout ceci fait que - vous en conviendrez - il vaut mieux considérer la liberté par rapport à des concepts plutôt que par rapport à des repères. Parlant des libertés individuelles et sociales, nous dirons donc que l'islam les garantit puisqu'il garantit les trois dimensions suivantes :
a) La liberté de choisir :
- sa religion : cela est un fait établi en islam : pas de contrainte pour convertir quelqu'un à l'islam,
- sa culture : même au sein des musulmans, différentes cultures (cliquez ici et ici) et différentes nationalités (cliquez ici) sont amenées à coexister.
b) Le droit de raisonner :
- comprendre les textes des sources (Coran et Sunna) : il n'y a pas d'institution qui se réserve le droit de comprendre ces textes : chacun peut aller étudier les principes de base liés à la compréhension de ces textes,
- avoir des opinions différentes (voir à ce sujet l'article Les interprétations différentes en islam),
- établir les priorités et les étapes (voir à ce sujet l'article Comprendre les priorités et la progressivité).
c) La possibilité d'une prise en compte du contexte :
- cliquez ici pour lire notre article sur le sujet.
Ce sont là les dimensions des libertés individuelles et sociales en terre musulmane. Certaines expressions de ces concepts sont identiques à ceux de l'Occident, tandis que d'autres sont différents. Mais nous venons de voir plus haut que l'Occident lui-même offre des expressions des libertés qui sont différentes de celles d'autres sociétés du monde.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).