Est-il permis de voter en pays non-musulman ?

Question :

Certains frères me disent que voter dans un pays non-musulman est interdit et que cela constitue même de l'associationnisme (shirk) à Dieu. Pendant ce temps, d'autres frères parlent de citoyenneté active et responsable. Je n'y comprends plus rien. Dois-je voter ou pas ?

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Réponse :

La question que vous posez fait l'objet de débats passionnés chez les musulmans.

Certains frères sont même d'avis que de toute façon il n'est pas permis de vivre de façon permanente dans un pays non-musulman. Pour ma part j'ai, dans mon article : Est-il permis de vivre dans un pays non-musulman, rapporté les avis de ceux des ulémas disant que cela était permis.

Pour celui qui est citoyen d'un pays non-musulman, se pose alors la question que vous abordez, à savoir si, il est permis de voter pour un candidat. Si cette question se pose, c'est eu égard au fait que la constitution de ce type de pays attribue aux hommes le droit d'établir les lois de par leur seule raison et volonté, sans aucun égard pour les textes de la révélation. Or nous musulmans avons pour croyance que c'est Dieu qui nous oriente en nous disant ce qu'Il a autorisé, ce qu'Il a interdit et ce qu'Il a rendu obligatoire. Avoir la croyance contraire est une croyance de kufr akbar.

Quant au fait de ne pas appliquer la loi de Dieu ou de ne pas rendre un jugement (entre deux hommes ayant un litige) selon la Loi de Dieu, il s'agit en soi d'un acte interdit mais ne constituant pas du kufr akbar tant qu'on a la croyance voulue (cliquez ici, ici, ici, ici et ici pour en savoir plus).

Bien évidemment, au regard de cela, les musulmans ne devraient pas voter, car ils désignent alors comme chefs exécutifs, des hommes dont ils savent pertinemment qu'ils vont appliquer des lois autres que celles qui demeurent dans le cadre de ce que Dieu agrée.

Cependant, ici un second principe est également présent : celui qui dit que les sources musulmanes reconnaissent aux musulmans le droit d'agir dans le cadre de ce qui est en leur possible dans un lieu donné, à un moment donné, face à une situation donnée.

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Ibn Taymiyya écrit :

"وقد قال النبي صلى الله عليه وسلم أو عمر بن الخطاب: "من قلد رجلا على عصابة وهو يجد في تلك العصابة من هو أرضى لله منه فقد خان الله؛ وخان رسوله؛ وخان المؤمنين". فالواجب إنما هو الأرضى من الموجود.

والغالب أنه لا يوجد كامل، فيفعل خير الخيرين ويدفع شر الشرين. ولهذا كان عمر بن الخطاب يقول: أشكو إليك جلد الفاجر وعجز الثقة.

وقد كان النبي صلى الله عليه وسلم وأصحابه يفرحون بانتصار الروم والنصارى على المجوس وكلاهما كافر؛ لأن أحد الصنفين أقرب إلى الإسلام؛ وأنزل الله في ذلك سورة الروم لما اقتتلت الروم وفارس؛ والقصة مشهورة"

"Le Prophète (que Dieu le bénisse et le salue) ou Omar ibn ul-Khattâb a dit : "Celui qui nomme un homme comme responsable sur un groupe de personnes alors qu'il sait qu'il s'y trouve un homme plus agréé par Dieu, celui-là a trahi Dieu, son Messager et les croyants" [rapporté par al-Hâkim, authentifié par adh-Dhahabî].

Ce qui est cependant nécessaire, c'est que cette désignation de "l'homme le plus agréé" soit faite dans la mesure de ce qui est possible. En effet, étant donné qu'on ne peut, la plupart du temps, trouver l'homme parfait, il faut, lorsqu'il y a deux bonnes choses possibles, faire la meilleure d'entre elles, et il faut, lorsque deux mauvaises choses seulement sont possibles, éviter la pire d'entre elles. C'est bien pourquoi Omar ibn ul-Khattâb, que Dieu l'agrée, disait : "Je me plains à toi de la puissance du mauvais et de l'impuissance du juste".

Ainsi, le Prophète, que Dieu le bénisse et le salue, et ses Compagnons se réjouissaient de la victoire des Byzantins sur les Perses [en l'an 630 a. g.]. Pourtant, ces (peuples) étaient tous deux incroyants.
Mais l'attitude du Prophète, que Dieu le bénisse et le salue, et de ses Compagnons était due au fait que l'un de ces deux peuples était plus proche [des enseignements] de l'islam que l'autre.
Dieu a d'ailleurs révélé
des versets dans la sourate Ar-Rûm à l'occasion de cette bataille entre Byzantins et Perses. L'histoire est bien connue."

(Majmû' ul-fatâwâ, tome 28 pp. 67-68 ; Al-Hisba fi-l-islâm, p. 13.)

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Positions circonstanciées :

Ceci étant dit, je ne suis pas de la position de ces musulmans qui, établis en terre non-musulmane, auraient presque comme formule : "Je vote, donc je suis", et qui s'engagent de façon irréfléchie (sans égard pour les croyances islamiques, les idées défendues, les circonstances de nécessité - hâja - etc.). Il me semble qu'il faille avoir une position circonstanciée, avec prise en compte des enjeux, de ce que l'on peut faire, etc.

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Cheikh Sâlih al-Munajjid a écrit ces lignes nuancées sur le sujet :

Quelqu'un lui a adressé la question suivante :

"Certains musulmans vivant en pays non-musulmans veulent connaître la licité de la participation aux élections et au vote pour des partis non-musulmans. Ils disent que certains partis précis aident les musulmans s'ils emportent les élections."

Il y a répondu ce qui suit :

"الحمد لله
هذه من مسائل الفتيا التي يختلف فيها الحكم بحسب الزمان والمكان والأحوال فلا يطلق فيها حكم عام في جميع الصور الواقعة أو المتوقعة.
ففي بعض الحالات لا يسوغ التصويت كما إذا كان الأمر لا أثر له على المسلمين، أو كان المسلمون لا أثر لهم في التصويت، فإدلاؤهم وعدمه سواء.
وكذا لو تشابه حال المصوّت لهم لاستوائهم في الشر أو الموقف من المسلمين.
وقد تكون المصلحة الشرعية مقتضية للتصويت من باب تخفيف الشر وتقليل الضرر، كما لو كان المرشحون من غير المسلمين لكن أحدهم أقل عداوة للمسلمين من الآخر، وكان تصويت المسلمين مؤثرا في الاقتراع، فلا بأس بالتصويت له في مثل هذه الحال.
وعلى كل حال فهذه من مسائل الاجتهاد المبنية على قاعدة المصالح والمفاسد. وينبغي أن يرجع فيها إلى أهل العلم العارفين لضوابط هذا الأصل، وأن يُعرض عليهم الأمر بتفاصيله في حال البلد الذي تعيش فيه الجالية المسلمة وقوانينه وحال المرشّحين وأهمية التصويت وجدواه ونحو ذلك.
وليس لأحد أن يتوهم أن من قال بالتصويت أنه مقرر للكفر مؤيد له؛ وإنما ذلك لمصلحة المسلمين، لا محبة للكفر وأهله. وقد فرح المسلمون بانتصار الروم على الفرس، كما فرح المسلمون في الحبشة بانتصار النجاشي على من نازعه الملك، كما هو معروف في السيرة. ومن أراد التورع فله ذلك. والله تعالى أعلم"

"Louange à Dieu.

Ceci relève des questions de fatwa dont la réponse diffère selon le lieu, le moment et la situation, et auxquelles on ne peut donc donner un caractère général pour tous les cas de figure réels ou espérés.

Il est des cas où voter n'est pas convenable, comme lorsque l'affaire n'a pas d'incidence sur les musulmans ou que les musulmans n'ont pas d'incidence sur l'affaire : voter ou pas serait alors pareil pour eux. De même si la situation est ambigüe ou pareille par rapport à ceux pour qui on vote, eu égard au fait qu'ils sont semblables dans le tort ou leur posture par rapport aux musulmans.

Et parfois la Maslaha Shar'iyya demande que l'on vote, et ce par (principe d')allègement du mal et de diminution du tort. Par exemple lorsque les candidats sont non-musulmans mais que l'un d'eux a moins d'inimitié que l'autre pour les musulmans et que le vote des musulmans a un effet sur le choix. Il n'y a pas de mal à voter pour lui en pareil cas.

En tout état de cause, cela relève des questions d'Ijtihad fondées sur le principe des Maslaha et Mafsada ; il convient de questionner à leur sujet les savants connaissant les règles de ce principe et de leur présenter en détail la situation, les lois, la situation des candidats ainsi que l'importance et l'efficacité du vote des musulmans et choses semblables relatives au pays dans lequel vit la communauté musulmane.

Personne ne doit penser que celui qui est d'avis (qu'il est permis de voter dans ce genre de cas) approuve le kufr et l'aide. Cela ne se fait que par la Maslaha des musulmans, pas par amour du kufr et de ses gens. Les musulmans ont été contents de la victoire des Byzantins sur les Perses, comme les musulmans d'Abyssinie ont été contents de la victoire du Négus sur qui lui disputait la royauté, comme cela est connu dans la Sîra.

Et celui qui veut se préserver (tawarru') (de voter), cela lui revient.

Et Dieu sait mieux."

Source : Islam-qa.

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En un mot :

1) Il faut bien sûr que les musulmans n'aient alors pas comme conception des choses la reconnaissance que les hommes sont la source première et dernière des lois, mais aient les deux conceptions des choses que nous allons développer ci-après (en 1.1 et 1.2).

2) Il faut aussi que leur participation ait un effet.

Les deux conceptions que les musulmans doivent avoir sont :

–--- 1.1) Le recours à "iqâmat ul-'adl wa taqlîl uz-zulm qad'ra mâ fi-l-istitâ'a" : le recours à ce qui est en leur possible dans une situation donnée pour apporter leur contribution à la réalisation d'une société plus humaine et plus juste. En effet, les sources de l'islam les animent d'un idéal de bonté vis-à-vis des hommes, de tous les hommes ("Khayr un-nâss anfa'uhum li-n-nâs" a dit le Prophète, hadîth hassan, Sahîh ul-jâmi' is-saghîr). Je vous invite à lire à ce propos mes articles : Comment vivre le droit musulman en pays non-musulman ? et Ce que les musulmans peuvent apporter à l'Occident. Or, comme Ibn Taymiyya l'a écrit, "il faut, lorsqu'il y a deux bonnes choses possibles, faire la meilleure d'entre elles, et il faut, lorsque deux mauvaises choses seulement sont possibles, éviter la pire d'entre elles" ; il faut aussi, à l'instar de ce qu'a fait le prophète Joseph, ministre d'un roi polythéiste et d'un pays majoritairement polythéiste, "faire ce qui est en son possible en matière de justice et de bien, et inviter à la foi dans la mesure du possible". Les musulmans apporteront donc une contribution supplémentaire en votant par exemple pour un candidat animé de l'esprit qui paraît le plus proche de celui des sources musulmanes, et militant pour un développement durable, qui se rapproche le plus de ce que préconisent les principes islamiques.

–--- 1.2) Le recours à "akhaff udh-dhararayn" (le moindre de deux maux), en désignant le candidat qui paraît animé des meilleures intentions.

Ainsi, au cas où un candidat ouvertement islamophobe et un autre candidat sont en lice, le choix est évident.

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Al-Mawdûdî et le vote :

L'avis de al-Mawdûdî concernant le vote est bien connu : il était résolument contre. Et Sayyid Qutb s'est inspiré de nombreuses de ses idées. Alors qu'il vivait encore dans l'Inde subissant la colonisation britannique, al-Mawdûdî était très critique envers ceux des ulémas de l'Inde qui appelaient à ne pas partager l'Inde.

Certains ulémas (du Jam'iyyat ul-'ulamâ') désiraient en effet l'indépendance d'une Inde non partagée, dotée d'un système de type fédéral, qui regrouperait des Etats disposant de prérogatives importantes, où les Etats majoritairement musulmans seraient, de façon prévisible, amenés à être gouvernés par des musulmans, et où les Etats majoritairement hindous seraient obligés - car faisant partie de la même fédération que d'autres Etats majoritairement musulmans - de respecter les droits des minorités musulmanes y habitant.
Al-Mawdûdî ne critiquait pas seulement cette vision des choses, il la pourfendait. Il était d'avis qu'il fallait absolument partager l'Inde et créer un Etat séparé dans lequel vivraient tous les musulmans du subcontinent, afin qu'ils puissent n'appliquer que les lois de l'islam.

Si cette idée de la nécessité de créer un Etat majoritairement musulman était aussi celle de la Muslim League, al-Mawdûdî était également critique à l'égard de celle-ci quant aux modalités devant concrétiser cet objectif. Il affirmait avec force que, contrairement à ce à quoi appelait la Muslim League, le vote de tous les musulmans ne pouvait être accepté, car tous n'étant pas pratiquants et beaucoup étant complètement ignorants des principes de l'islam, leur voix en matière de désignation du chef d'un Etat musulman ne pouvait pas avoir le même poids que celle des musulmans savants et pratiquants.

Quand, en 1947, ce fut l'avis de la partition de l'Inde qui l'emporta et que cette partition vit le jour, al-Mawdûdî émigra naturellement dans ce qui devait devenir le Pakistan.

Ensuite, au Pakistan, il changea d'avis et fut prêt à soumettre l'accession de son parti, Jama'at-é islami, au verdict des urnes, donc aux élections et au vote majoritaire.

Au sujet des élections aussi, al-Mawdûdî refusait, dans les premiers temps, de faire des accords avec d'autres partis, au nom de sa conviction qu'on ne devait pas faire de concessions sur des choses aussi importantes que les programmes des partis, dont certains ne prenaient pas l'islam comme référence.
Seulement voilà : son parti, s'étant présenté seul, fut défait à ces premières élections auxquelles il participa. Il en prit acte et ceci l'amena, lors des élections suivantes (qui devaient se tenir en 1958), à faire des accords avec d'autres partis. Après avoir critiqué de façon virulente ceux des ulémas de l'Inde qui avaient appelé au principe "iqâmat ul-'adl qad'ra mâ fi-l-istitâ'a", il finit donc par se résoudre à avoir recours au même principe.

De même, dans un premier temps al-Mawdûdî était très dur dans ses propos et ses écrits vis-à-vis de ceux qui ne pratiquaient pas les obligations de l'islam (salât, zakât, etc.). Al-Mawdûdî disait également qu'une femme ne pouvait pas être nommée à un poste politique.
Plus tard cependant, en 1964, al-Mawdûdî n'hésita pas, pour faire front au Général Ayyub Khan aux élections présidentielles, à soutenir un candidat aussi "peu autorisé" – d'après les critères qu'il avait lui-même mis en évidence de par le passé – que Miss Fatima Jinnah.
Après avoir été virulent envers ceux des ulémas qui avaient eu recours au principe "akhaffu udh-dhararayn", il n'eut donc finalement pas d'autre choix que celui d'y avoir lui aussi recours.

Ces éléments historiques sont extraits de l'ouvrage Mawlânâ Mawdûdî ké sâth mérî rafâqat kî sargazisht aur ab mérâ mawqif ("Récit de mon chemin avec al-Mawdûdî et ma position maintenant") (pp. 98-117), écrit en langue urdu par le 'âlim indien an-Nu'mânî, qui avait été un compagnon de route de al-Mawdûdî mais s'était démarqué ensuite de certaines de ses conceptions.

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Synthèse de la réponse :

On ne peut donner une réponse une, unique et universelle à ce sujet. En fonction des circonstances et des nécessités, les musulmans voteront, dans les pays non-musulmans dont ils sont citoyens, dans le cadre et avec les deux intentions mentionnés plus haut, et bien sûr avec honnêteté et clairvoyance.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).

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