Question :
Peut-on procéder à une vente de la manière suivante : "Cette voiture est à 5000 € si vous payez comptant, et à 6000 € si vous payez à crédit sur 10 mois" ?
N'y a-t-il pas là une augmentation du prix résultant du crédit ? Ce type d'augmentation ne relève-t-il pas de l'intérêt (ribâ, interdit en islam) ?
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Réponse :
Le type de vente que vous évoquez se nomme "vente à tempérament", en arabe "بيع بالتقسيط".
Les avis des ulémas sont divergents à propos d'une telle vente :
Il semble que par mesure de clarté, il faille déjà dégager deux formes possibles de cette vente :
– 1) Première forme de ce type de vente :
"Combien, cette voiture ?
– 5000 €.
– Et si je vous paie en plusieurs échéances, par exemple que je vous fais 10 chèques, un à toucher par mois sur une période de 10 mois ?
– Ce sera alors à 6000 €.
– Eh bien je prends et paie en plusieurs échéances, en 10 chèques, un par mois."
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– 2) Seconde forme de ce type de vente :
"Combien, cette voiture ?
– Si vous payez comptant, ce sera 5000 €, et si vous payez en plusieurs échéances, ce sera 6000 €.
– Je prends, et on verra dans 2 jours si je vous paie comptant ou en plusieurs échéances."
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Avis de ulémas sur le sujet :
– Des ulémas comme ath-Thawrî, al-Awzâ'î, plus récemment al-Albânî, ont émis l'avis que ces 2 formes de vente sont interdites, le principe de l'interdiction étant la présence d'intérêt. Si on a conclu une vente de ce genre, alors le vendeur n'aura le droit de prendre que le plus faible des deux montants cités. (Ibn Hazm est aussi d'avis que ces deux formes de vente sont interdites, mais il présente une divergence d'avis par rapport à al-Awzâ'î et les autres ulémas quant à ce qu'il devient ensuite de cette transaction.)
– Par contre, selon les écoles hanafite, malikite, shafi'ite et hanbalite (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, p. 3461), le principe motivant l'interdiction, dans le Hadîth qui va être cité, est que le prix à payer n'a pas été fixé au moment de la conclusion de la vente. Dès lors, poursuivent les ulémas de ces écoles, si les deux personnes se sont mises d'accord sur un prix (soit comptant, soit par échéances), le principe motivant l'interdiction est absent, et la vente devient permise. Aussi, selon eux, la seconde forme citée plus haut est certes interdite parce qu'un flou demeure dans la vente, mais la première est, elle, autorisée, car ne renfermant rien d'interdit. At-Tirmidhî écrit ainsi : "حدثنا هناد قال: حدثنا عبدة بن سليمان، عن محمد بن عمرو، عن أبي سلمة، عن أبي هريرة قال: "نهى رسول الله صلى الله عليه وسلم عن بيعتين في بيعة". وفي الباب عن عبد الله بن عمرو، وابن عمر، وابن مسعود. حديث أبي هريرة حديث حسن صحيح. والعمل على هذا عند أهل العلم، وقد فسر بعض أهل العلم قالوا: بيعتين في بيعة أن يقول: أبيعك هذا الثوب بنقد بعشرة، وبنسيئة بعشرين، ولا يفارقه على أحد البيعين، فإذا فارقه على أحدهما فلا بأس إذا كانت العقدة على أحد منهما". قال الشافعي: "ومن معنى نهي النبي صلى الله عليه وسلم عن بيعتين في بيعة أن يقول: أبيعك داري هذه بكذا على أن تبيعني غلامك بكذا، فإذا وجب لي غلامك وجب لك داري، وهذا يفارق عن بيع بغير ثمن معلوم، ولا يدري كل واحد منهما على ما وقعت عليه صفقته" (Jâmi' ut-Tirmidhî, hadîth n° 1231).
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Cette divergence d'avis est due à une divergence d'interprétation de ces Hadîths du Prophète :
- "Le Prophète a interdit deux ventes en une vente" : "عن أبي هريرة قال: "نهى رسول الله صلى الله عليه وسلم عن بيعتين في بيعة" (rapporté par at-Tirmidhî, n° 1231, etc., authentifié par at-Tirmidhî lui-même).
- "Celui qui a procédé à deux ventes en une vente aura droit au plus faible des deux prix, sinon ce sera de l'intérêt" : "عن أبي هريرة قال: قال النبي صلى الله عليه وسلم: "من باع بيعتين في بيعة، فله أوكسهما أو الربا" (rapporté par Abû Dâoûd, n° 3461).
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Les arguments de ath-Thawrî, al-Awzâ'î et al-Albânî :
1) Le Hadîth rapporté par Abû Dâoûd mentionne explicitement le principe motivant ('illa) cette interdiction : la transaction comporte une augmentation ressemblant à de l'intérêt. En effet, il s'y trouve une augmentation de la somme à payer en fonction du délai, ce qui est la caractéristique même de l'intérêt payé sur les emprunts (riba-l-qurûdh).
C'est comme si l'acheteur Djouneïd avait recours à une tierce personne (par exemple la Banque de Tombouctou) qui lui avançait l'argent nécessaire pour payer à comptant le vendeur Salim 5000 €, et qu'ensuite Djouneïd remboursait 6000 € à cette tierce personne. Ou bien c'est comme si Zayd vendait à Bakr la voiture pour 6000 €, payables sur un an, puis, Bakr n'ayant pas pu payer la totalité à l'expiration de l'échéance, Zayd lui disait qu'il devrait maintenant lui payer 7000 € ("unziruka bi sharti an tazîdanî fi-th-thaman"). C'est bien pourquoi le Hadîth rapporté par Abû Dâoûd dit que le vendeur "aura droit au plus faible des deux prix, sinon ce sera de l'intérêt".
2) Al-Albânî fait également valoir que le principe dont les autres ulémas pensent qu'il est le principe motivant de l'interdiction (c'est-à-dire que la vente soit conclue en y laissant un flou subsister) n'est pas imaginable. En effet, dit-il, même si les deux personnes n'échangent aucun propos, soit l'acheteur paie immédiatement le prix total et c'est donc la preuve qu'il a choisi la formule "comptant", soit il paie seulement la première tranche de prix, et c'est la preuve qu'il a choisi la formule "crédit". Il n'y a donc qu'un principe possible concernant l'interdiction de la vente à tempérament : la ressemblance avec une transaction à intérêt (cf. Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, tome 5 pp. 419-427).
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La réponse des autres mujtahid à ces deux arguments :
1) Le Hadîth rapporté par at-Tirmidhî et disant : "Le Prophète a interdit deux ventes en une vente" ne mentionne que l'interdiction, et pas le principe de cette interdiction, qui peut faire l'objet d'un ijtihâd.
Quant au second Hadîth, celui rapporté par Abû Dâoûd (n° 3431) et qui dit : "Celui qui a procédé à deux ventes en une vente aura droit au plus faible des deux prix, sinon ce sera de l'intérêt", certes il mentionne explicitement, comme principe motivant l'interdiction, la présence d'intérêt. Cependant, l'authenticité de ce second Hadîth ne fait pas l'unanimité. En effet, si al-Albânî pense que ce Hadîth est authentique, al-Mubârakpûrî souligne que, avec la mention du principe, il n'est rapporté que par Muhammad ibn Amr ibn 'Alqama ibn Waqqâs, lequel transmetteur ne fait pas l'unanimité quant à sa fiabilité ("wa qad takallama fîhi ghayr wâhid"). (Dhakarahû Ibn Hibban fi-th-thiqât wa qâl : "yukhti'".) Al-Mubârakpûrî écrit : "Il apparaît que ce Hadîth rapporté avec cette mention [de la présence d'intérêt] ne peut pas servir de fondement pour en déduire quelque chose. Wallâhu A'lam" (Tuhfat ul-ahwadhî).
Ne pouvant pas se fonder sur ce Hadîth pour établir si la vente à tempérament contient de l'intérêt, peut-on se fonder pour cela sur le raisonnement par analogie (qiyâs) fait sur la base des formes reconnues dans les sources de l'islam comme contenant de l'intérêt ?
Non, disent ces ulémas, car il ne s'agit pas de la même chose. En effet, dans les formes reconnues à l'unanimité par les savants musulmans comme contenant de l'intérêt (riba-l-qurûdh), l'augmentation de la somme à payer est une pure contrepartie du délai : l'argent prêté par la Banque de Tombouctou fait face à l'argent remboursé par Djuneïd, et la différence de la somme à payer entre l'argent prêté et l'argent remboursé est une pure contrepartie du délai accordé. Par contre, dans la vente à tempérament, l'acheteur ne remet pas l'argent en contrepartie de l'argent mais en contrepartie de la marchandise qu'il achète, et l'augmentation de la somme d'argent qu'il paiera n'est donc pas une pure contrepartie du délai.
De même, dans le cas sus-cité de Zayd et de Bakr, la dette était fixée à 6000 €, et c'est ensuite, parce que Bakr n'avait pas pu payer en fin d'échéance que Zayd avait augmenté la somme de la dette : il s'agit donc bien, dans ce cas aussi, d'une augmentation qui est une pure contrepartie du délai accordé. Or, ici, la somme à payer est fixée une fois pour toutes au moment de la conclusion de l'affaire, et il n'y aura ensuite aucune possibilité de l'augmenter par la suite en cas de non-paiement. La vente à tempérament – dans sa deuxième forme – reste donc licite car ne contenant rien de contraire aux principes établis de l'islam.
2) Contrairement à ce qui a été dit, on peut imaginer que la vente soit conclue avec un flou à propos de la formule qu'a choisie l'acheteur. En effet, il se peut que les deux personnes concluent la vente mais que l'acheteur dise : "Je verrai dans deux jours si je te paie le prix comptant ou si je te paie une des échéances." Dans le cas où ce flou aurait été gardé, le vendeur n'aurait droit qu'à la plus faible des deux sommes, conformément à ce que le Prophète a dit dans le Hadîth cité.
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Et même à supposer qu'il soit effectivement peu probable que "l'interdiction de deux ventes en une" ait comme principe le flou qui subsiste dans la vente, de toute façon, ce n'est pas à l'unanimité des ulémas que la formule "deux ventes en une" désignerait : "la vente à tempérament" (comme le pense al-Albânî) :
En effet, le Hadîth : "Le Prophète a interdit deux ventes en une vente" fait l'objet en tout de 4 interprétations différentes chez les ulémas :
– a) Il y a certes l'interprétation sur laquelle s'est fondé al-Albânî, qui est celle de Simâk, an-Nassâ'ï, Ibn Hibbân, selon lesquels faire "deux ventes en une", c'est bel et bien dire : "Ce produit est à 10 pièces d'argent s'il est payé comptant, et à 20 pièces d'argent s'il est payé à crédit, avec échelonnement".
– b) Selon ash-Shâfi'î, ce Hadîth peut également signifier autre chose : faire "deux ventes en une", ce peut être aussi dire : "Je te vends ma maison pour tel prix à condition que tu me vendes ta monture pour tel prix". At-Tirmidhî a également cité cette autre interprétation (cf. Jâmi' ut-Tirmidhî).
– c) Selon d'autres ulémas encore, faire "deux ventes en une", c'est faire comme suit… D'abord on fait une vente à terme : "une pièce d'or contre 100 kilos de blé, livrables un mois plus tard". Puis, à la fin de l'échéance, ne pouvant pas livrer les 100 kilos de blé, on dit à la personne : "Revends-moi les 100 kilos de blé que je te dois, en échange de 200 kilos de blé que je te donnerai dans deux mois". C'est cela que le Hadîth sus-cité entend interdire d'après ces ulémas (cf. Tuhfat ul-ahwadhî, al-Mubârakpûrî).
– d) Selon Ibn ul-Qayyim, faire "deux ventes en une", c'est faire une double vente avec comme condition le retour au premier propriétaire et une modification du prix : "Je te vends cette maison à 6000 crédit, à condition que tu me la revendes ensuite à 5000 comptant". C'est donc l'équivalent d'une "bay' ul-'înah" (cf. Tah'dhîb Sunan Abî Dâoûd).
On voit bien qu'il serait précipité de dire des ulémas qui n'ont pas, à propos de la vente à tempérament, le même avis que celui de al-Albânî, qu'ils ne suivent pas la Sunna du Prophète ! En effet, on vient de voir que, au sein même de l'authenticité sunnite, il y a plusieurs interprétations de la formule "deux ventes en une", et qu'il n'est donc pas certain qu'elle désigne absolument "la vente à tempérament" (bay' bi-t-taqsît).
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En résumé…
La vente a tempérament (bay' bi-t-taqsît) fait l'objet des avis divergents que nous avons vus, fondés sur les argumentations différentes que nous avons évoquées brièvement.
Wahba az-Zuhaylî a rapporté que l'Académie du droit musulman (Al-Majma' ul-fiqhî al-islâmî) avait rendu comme avis la licité de ce type de vente (Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, p. 5199).
Khâlid Saïfullâh rapporte lui aussi la licité de ce type de vente (Jadîd fiqhî massâ'ïl, p. 368). Il rappelle cependant qu'au moment de conclure la vente, les choses doivent avoir été clarifiées une fois pour toutes (paiement au comptant ou à crédit, et non pas paiement à crédit, mais si ensuite tu ne peux pas payer, eh bien on aura recours au prix du crédit), et qu'en cas de non paiement d'une ou plusieurs échéances, aucune pénalité de retard ne peut être appliquée, car cela s'apparenterait à de l'intérêt.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).