"Ra'y" est un mot arabe qui signifie : opinion, avis personnel.
On parle des "ahl ul-hadîth" d'un côté et des "ahl ur-ra'y" de l'autre. Mais que représentent les termes "hadîth" et "ra'y" dans ces deux formules ? Et, déjà, y a-t-il en islam une place pour l'opinion ?
Certains pensent que non, car les textes du Coran et des Hadîths répondent à tout de façon détaillée.
De plus, dans un Hadîth le Prophète a dit : "عن عبد الله بن عمرو قال: سمعت النبي صلى الله عليه وسلم يقول: "إن الله لا ينزع العلم بعد أن أعطاكموه انتزاعا، ولكن ينتزعه منهم مع قبض العلماء بعلمهم، فيبقى ناس جهال، يستفتون فيفتون برأيهم، فيضلون ويضلون" : "Dieu ne retirera pas la science, après vous l'avoir donnée, en la retirant des serviteurs, mais Il retirera la science d'eux en reprenant les savants avec leur science. Resteront alors des gens ignorants. Questionnés, ils délivreront des avis selon leur Ra'y ; ils s'égareront alors et égareront (les autres)" (al-Bukhârî, 6877).
"عن عمر بن الخطاب قال: اتقوا الرأي في دينكم" : De même, Omar (que Dieu l'agrée) disait : "Préservez-vous du Ra'y dans votre Dîn" (A'lâm ul-muwaqqi'în, 1/44).
Il faut tout d'abord rappeler ici qu'en l'absence de texte et de principe extrait d'un texte, l'islam affirme la permission originelle pour toute nouvelle chose ne relevant pas de ce qui est purement cultuel… même si cette nouvelle chose n'a pas été pratiquée par le Prophète. Et en fait il y a "ra'y" et "ra'y" : le terme "ra'y" désigne des réalités différentes, qu'il ne faut surtout pas confondre de crainte de tomber dans le malentendu le plus total.
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Il existe 2 sens au terme "ra'y" : l'un positif, l'autre négatif :
Le même Omar dont la parole ci-dessus mettait en garde contre le recours au "ra'y", a encouragé un autre "ra'y" : il a dit à Shurayh : "Recherche ce qui t'apparaît clairement du Coran, et ne pose alors pas de question à quelqu'un à ce sujet. Et ce qui ne t'apparaît pas du Coran, suis à son sujet les Hadîths du Messager de Dieu. Et ce qui ne t'apparaît pas des Hadîths, fais un effort de raisonnement personnel ("ra'y")" (A'lâm ul-muwaqqi'în, 1/50).
De même, Ibn Mas'ûd avait dit au sujet de la femme dont le mari est mort sans l'avoir rencontrée et sans avoir indiqué le montant de son douaire (mahr) : "سأقول فيها بجهد رأيى؛ فإن كان صوابا فمن الله وحده لا شريك له، وإن كان خطأ فمنى ومن الشيطان والله ورسوله منه برآء" : "Je vais dire à ce sujet par effort de Ra'y" (an-Nassâ'ï, 3358).
Ahmad ibn Hanbal relate : "J'ai questionné ash-Shafi'î au sujet du raisonnement par analogie et il m'a répondu : "(Il faut y avoir recours) quand on en a besoin"" (A'lâm ul-muwaqqi'în, 1/53).
Le ra'y contre lequel les textes cités au tout début mettent en garde est donc différent du ra'y que les textes cités en seconde position recommandent. En effet :
– le "ra'y" à délaisser est celui qui ne tient aucun compte des données des textes du Coran et de la Sunna ;
– tandis que le "ra'y" qui est à pratiquer est celui qui concerne la recherche du sens d'un texte qui peut avoir plusieurs interprétations. Ou encore celui qui va chercher de lui-même des nouvelles choses tout en s'orientant par les principes offerts par les textes : c'est le "qiyâs" ou "raisonnement par analogie" que pratiquaient Abû Hanîfa, Mâlik, mais aussi ash-Shâfi'î et Ahmad ibn Hanbal : une règle est donnée par un texte parce qu'elle contient un principe motivant (illa) ; la raison va rechercher dans l'énoncé du texte ce principe pour appliquer la même règle partout où elle trouve ensuite ce principe (al-jam' bayn al-mutamâthilayn) : le mouvement de l'esprit s'opère de l'élément particulier à un autre élément particulier. C'est ce qu'on appelle "un raisonnement par analogie".
Il y a donc bien "ra'y" et "ra'y".
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Le problème a cependant tendance à se compliquer avec la phrase suivante : "Abû Hanifa faisait partie des "ahl ur-r'ay" ou "as'hâb ur-ra'y", tandis que ash-Shâfi'î et Ahmed Ibn Hanbal appartenaient à la tendance "ahl ul-hadîth"" :
Ayant entendu cette phrase, certains frères et certaines sœurs reprennent seulement les deux sens du mot "ra'y" que nous venons de voir, et s'empressent d'en conclure que Abû Hanîfa ne suivait pas les Hadîths (puisqu'il "ne faisait pas partie des ahl ul-hadîth") et ne suivait que son opinion ou raisonnement personnel ("ra'y") (puisqu'il "faisait partie des ahl ur-ra'y"). D'autant plus que Omar disait : (A'lâm ul-muwaqqi'în, 1/44).
Ces gens en déduisent donc : "Soit tu suis les avis des "ahl ul-hadîth" et tu suis alors la Sunna (les Hadîths du Prophète). Mais si tu suis les avis des "ahl ur-ra'y" comme le sont les hanafites, tu ne suis pas la Sunna (les Hadîths) : c'est soit l'un soit l'autre".
Cette déduction est cependant erronée.
En effet, quand on dit : "Abû Hanîfa faisait partie des "gens du ra'y", alors que ash-Shâfi'î et Ahmad ibn Hanbal faisaient partie des "gens du hadîth"", ici le terme ra'y ne désigne certes pas le "raisonnement par analogie", puisque ash-Shâfi'î et même Ahmad ibn Hanbal avaient recours à ce raisonnement (nous l'avons vu plus haut).
Mais il ne désigne pas non plus le raisonnement qui ne tient aucun compte des données des textes, puisque Abû Hanîfa lui-même disait à ses élèves : "Si je dis une parole qui contredit le Coran et le Hadîth du Prophète, délaissez cette parole qui vient de moi" et : "Lorsque le Hadîth est authentique, mon avis revient à ce qu'il dit" (cité par al-Albânî, Sifatu salât in-nabî, pp. 22-24). Et si Abû Hanîfa avait eu Ibrâhim an-Nakha'î comme maître en principes du droit, il avait eu ash-Sha'bî comme maître en Hadîths ; il se référait donc lui aussi aux Hadîths.
Que désigne donc ce terme "ra'y" ici ?
Et qu'est-ce qui fait donc la différence entre la méthode de Abû Hanîfa, qualifié de "ahl ur-ra'y" et celle de ash-Shâfi'î, "qui faisait partie des ahl ul-hadîth" ?
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Un 3ème sens au terme "ra'y" dans l'appellation "ahl ur-ra'y" donnée à Abû Hanîfa :
En fait, quand on dit "Abû Hanîfa fait partie des ahl ar-ra'y", le terme "ra'y" ici employé ne relève ni du premier, ni du second sens relatés plus haut. Il y a ici un 3ème sens qui entre en jeu. Et c'est ce sens qui fait qu'il existe des divergences d'opinions entre la tendance "Ahl ur-ra'y" de Abû Hanîfa, et la tendance "Ahl ul-hadîth" de ash-Shâfi'î et de Ahmad ibn Hanbal.
Certes, il est des questions où, si l'avis de tel mujtahid est différent de celui de tel autre, c'est parce que certains Hadîths n'ont pas été connus de l'un des deux. Le grand savant indien – et hanafite – Shâh Waliyyullâh cite comme exemple la question de consommer de l'alcool issu d'un autre fruit que le raisin et la datte et pris en quantité ne causant pas l'ivresse : le Hadîth qui l'interdit n'était pas, affirme Shâh Waliyyullâh, parvenu à certains Compagnons et à leurs élèves (dont Abû Hanîfa), et ils étaient excusables pour l'avis qu'ils ont émis à ce sujet. Le Hadîth ayant été ensuite diffusé partout, il n'y a plus d'excuse pour ne pas le pratiquer et il faut donc délaisser cet avis, conclut Shâh Waliyyullâh.
Cependant, toutes les différences d'interprétations ne sont pas dues au seul fait qu'un Hadîth n'était pas parvenu à certains d'entre les mujtahids. Il arrive au contraire que c'est en se fondant sur les mêmes textes d'un ensemble de même Hadîths que les avis de Abû Hanîfa d'un côté et de ash-Shâfi'î ou Ahmad ibn Hanbal d'un autre côté soient différents : tout est question alors d'interprétation.
Et il y a certes des cas individuels d'interprétations différentes (lire à ce sujet mon article : Pourquoi y a-t-il parfois différentes interprétations ?) : certaines d'entre ces différences existent même chez les "ahl ul-hadîth", entre ash-Shâfi'î et Ahmad Ibn Hanbal.
Mais il y a, au-delà de cas individuels, des méthodologies mêmes d'interprétation mêmes qui sont différentes : celle de Abû Hanîfa en matière de traitement des textes n'est pas tout à fait la même que celle de ash-Shâfi'î et de Ahmad ibn Hanbal. C'est ici qu'entrent en jeu les concepts "ahl ur-ra'y" et "ahl ul-hadîth", avec un 3ème sens du terme "ra'y".
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Dans les écoles de Ahmad ibn Hanbal et de ash-Shâfi'î comme dans celle de Abû Hanîfa, la raison va, du texte qui parle d'un cas donné, extraire le principe (illa), qu'elle va ensuite appliquer aux cas nouveaux : c'est le "raisonnement par analogie", qui consiste en un mouvement que la raison effectue du particulier vers le particulier qui lui ressemble, nous l'avions vu plus haut.
Mais, avant même d'en extraire un principe (illa), comment la raison va-t-elle comprendre le sens du texte lui-même ? C'est sur ce point qu'entre en jeu la différence entre "ahl ur-ra'y" et ahl ul-hadîth"...
– Chez Ahmad, c'est le sens zâhirî qui est souvent privilégié (même s'il ne tient pas des déductions aussi littéralistes que Ibn Hazm).
– Chez ash-Shâfi'î, c'est également le sens premier qui est privilégié, même si ce n'est pas un sens aussi zâhirî que chez Ahmad (comme pour "idhâ marra kalbun as'wadu amâma-lladhî yusallî"). En cas de présence de Hadîths qui sont apparemment divergents (mukhtalif ul-hadîth), c'est, chez ash-Shafi'î également, le Hadîth qui est le plus authentique du point de vue technique qui est considéré en priorité.
– Chez Abû Hanîfa aussi, les avis sont fondés sur les Hadîths. Ici aussi, comme dans les écoles hanbalite et shafi'ite, la raison pratique le "raisonnement par analogie". Cependant, ici, la raison cherche à se référer à plusieurs textes, où se trouvent des éléments particuliers, et à en extraire (par extrapolation) la règle générale (al-qâ'ïda al-'âmma) qui en constitue le fondement. Ensuite, si un autre texte existe qui communique une règle qui contredit apparemment cette règle générale, il est interprété (ta'wîl) de façon à correspondre à cette règle générale.
Et puis, en cas de présence de Hadîths qui sont apparemment divergents (mukhtalif ul-hadîth), ce n'est pas systématiquement le Hadîth qui est techniquement le plus authentique qui a priorité, mais bien celui qui correspond le plus à la règle générale extraite des textes connus du Coran et des autres Hadîths.
C'est cela, le sens du terme "ra'y" propre à l'école hanafite : la raison cherche ici à éviter de prendre les données des textes de façon isolée, et les considère plutôt comme un tout, de façon à en dégager une règle générale.
Il y a donc bien sûr : "raisonnement par analogie" (mouvement de la raison du cas particulier mentionné dans un texte, vers un autre cas particulier, non abordé par les textes).
Mais il y a aussi :
--- "induction" (mouvement de la raison extrayant un principe général à partir de plusieurs textes mentionnant des cas particuliers),
--- "avec ta'wîl" de tout texte qui semblerait ne pas correspondre à ce principe général (c'est au sujet du propos d'un tel texte que les ulémas de l'école disent : "هذا خلاف القياس" : ils veulent ici parler de : "قياس الشمول"),
--- puis "déduction", c'est-à-dire : application de ce principe général aux nouveaux cas particuliers.
Le mouvement de la raison se fait de plusieurs éléments particuliers vers une règle générale, puis de cette règle générale à tous les éléments particuliers qu'elle concerne.
Shâh Waliyyullâh écrit ainsi :
"ومنها أني وجدت أن بعضهم يزعم أن هنالك فرقتين لا ثالث لهما، أهل الظاهر، وأهل الرأي؛ وأن كل من قاس واستنبط فهو من أهل الرأي.
كلا والله! بل ليس المراد بالرأي:
نفس الفهم والعقل؛ فإن ذلك لا ينفك من أحد من العلماء؛
ولا الرأي الذي لا يعتمد على سنة أصلا؛ فانه لا ينتحله مسلم ألبتة؛
ولا القدرة على الاستنباط والقياس؛ فان أحمد وإسحق بل الشافعي أيضا ليسوا من أهل الرأي بالاتفاق وهم يستنبطون ويقيسون؛
بل المراد من أهل الرأي قوم توجهوا (بعد المسائل المجمع عليها بين المسلمين أو بين جمهورهم) إلى التخريج على أصل رجل من المتقدمين؛ فكان أكثر أمرهم حمل النظير على النظير، والرد إلى أصل من الأصول، دون تتبع الأحاديث والآثار.
والظاهري من لا يقول بالقياس ولا بآثار الصاحبة والتابعين، كدواد وابن حزم.
وبينهما المحققون من أهل السنة كأحمد وإسحاق" (Hujjat ullâh il-bâligha, 1/461-462).
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Un exemple : un Hadîth dit : "(Quand on purifie ses vêtements de l'urine de nourrissons), il faut faire le lavage pour les traces d'urine de la petite fille et envoyer des gouttelettes d'eau pour les traces d'urine du petit garçon" (rapporté par an-Nassâ'ï, n° 304).
– Ash-Shâfi'î et Ahmad en ont déduit que pour purifier un vêtement souillé par l'urine d'un nourrisson, il suffit, si ce nourrisson est un garçon, d'envoyer des gouttelettes d'eau dessus ; par contre, s'il s'agit d'une fille, il faut avoir recours à un véritable lavage.
– Mais Abû Hanîfa, lui, n'est pas de cet avis : selon lui, qu'il s'agisse d'une petite fille ou d'un petit garçon, il faut avoir recours au lavage du vêtement que son urine a souillé. Abû Hanîfa n'entend pas prendre des libertés avec ce texte ; seulement il a extrait de l'ensemble des autres textes des Hadîths le principe général de la nécessité du lavage pour purifier tout vêtement souillé par l'urine. C'est à la lumière de ce principe général, extrait de l'ensemble des textes, qu'il entend lire ce texte-ci : et il se dit alors que le terme "rashsh" ou "nadh'h" employé dans ce Hadîth ne signifie pas "envoyer des gouttelettes d'eau", mais bien "laver". Pourquoi le Prophète a-t-il alors employé deux termes différents, "ghasl" pour purifier le vêtement de l'urine de la petite fille, et "rashsh" ou "nadh'h" en ce qui concerne l'urine du petit garçon ? En fait il s'agit dans les deux cas d'un lavage, mais pour le petit garçon, un lavage un peu plus léger suffit.
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Un autre exemple : le Prophète a dit : "Lorsqu'un chien a mis sa gueule dans un récipient, lavez celui-ci sept fois et nettoyez-le une huitième fois avec de la terre" (rapporté par Muslim, n° 280).
Tous les mujtahidûn acceptent bien entendu ce Hadîth. Tous disent aussi que la salive du chien est non seulement sale sur le plan hygiénique mais également impure sur le plan de la pureté rituelle et que, par conséquent, les objets et vêtements souillés par elle doivent être purifiés.
Cependant :
– ash-Shâfi'î est d'avis qu'un récipient souillé par la salive canine ne sera purifié qu'après 7 lavages,
– alors que Abû Hanîfa lit ce Hadîth à la lumière des principes généraux. Le principe dit que tout objet souillé par une impureté redevient rituellement pur dès trois lavages. Selon Abû Hanîfa, dès les trois premiers lavages, le récipient souillé par la salive canine sera lui aussi rituellement pur ; les quatre lavages suivants ne sont qu'une mesure d'hygiène : le fait de devoir nettoyer avec de la terre le prouve d'ailleurs.
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Un exemple de textes divergents, maintenant : différents Hadîths montrent que le Prophète (sur lui soit la paix) levait ses mains pendant la prière à des moments différents : certains textes rapportent ainsi qu'il levait ses mains à chaque changement de position, d'autres textes qu'il les levait en cinq fois, d'autres en trois fois, et d'autres en une fois seulement (au début) (pour plus de détails, lire mon article sur le sujet). Tous ces Hadîths sont authentiques.
– Mais ash-Shâfi'î et Ahmad ont donné priorité au Hadîth qui est techniquement le plus authentique : celui qui dit "3 fois" est rapporté par un plus grand nombre de Compagnons et il a donc priorité ; les autres Hadîths, ceux qui disent "5 fois" ou plus, sont considérés comme ayant été abrogés.
– La tendance "ahl ur-ra'y", elle, part de deux faits : primo tous les Hadîths relatés à ce sujet sont authentiques (même si techniquement l'authenticité de l'un est plus forte que celle de l'autre) : ceux qui disent "5 fois", ceux qui disent plus, ceux qui disent "3 fois", et celui qui dit "1 fois seulement". Secundo, les écoles shafi'ite et hanbalite reconnaissent elles aussi qu'il y a eu abrogation à ce sujet : le Prophète levait ses mains en un plus grand nombre de fois au début, et cela a été progressivement abrogé ensuite. Pourquoi, alors, questionne l'école hanafite, s'arrêter au Hadîth qui dit "3 fois" ? La logique voudrait plutôt qu'on suive le principe général reconnaissant le processus d'abrogation, et qu'on aille donc jusqu'au bout : "1 fois" semble correspondre le plus à ce principe général.
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Voilà le "ra'y" qui est propre à Abû Hanîfa, "ra'y" différent à la fois du "ra'y" qui est excessif comme l'est le ra'y mutazilite, et à la fois du "ra'y" que pratiquent aussi ash-Shâfi'î et Ahmad ibn Hanbal (et qui correspond au seul "qiyâs", raisonnement par analogie).
Et c'est cela qui constitue la différence essentielle entre les traditions interprétatives de ceux qu'on a nommés "ahl ul-hadîth" et ceux qu'on a appelés "ahl ur-ra'y" : la méthode des premiers est d'appréhender chaque texte tel qu'il est, la seconde se réfère au texte mais tient compte également de l'objectif du texte, compris par extrapolation à partir d'autres textes se référant au même sujet.
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Abû Hanîfa était connu pour ses capacités à extraire des normes à partir des Hadîths.
Al-A'mash, un spécialiste des Hadîths de renom, ayant entendu un jour les règles que Abû Hanîfa avait extraites de Hadîths que lui-même lui avait rapporté, s'exclama : "Juristes, vous êtes les médecins, tandis que nous, nous sommes les pharmaciens" (Dhuha-l-islam, Ahmad Amîn, tome 2, p. 190).
Cette complémentarité entre les spécialistes des Hadîths (capables de dire lesquels sont authentiques, lesquels ne le sont pas) et les juristes (capables d'en extraire des règlements et de les lire à la lumière de leur contexte) a été affirmée dans ce célèbre Hadîth du Prophète : "Que Dieu garde celui qui a entendu de nous un Hadîth et l'a transmis aux autres. Car il arrive qu'un porteur d'une connaissance la transmette à une personne qui a plus de compréhension que lui" (rapporté par at-Tirmidhî, Abû Dâoûd, an-Nassaï et Ibn Mâja, authentifié par al-Albânî).
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Ces deux types de lecture de textes existaient parmi les Compagnons du Prophète eux-mêmes :
Nous en avons donné quelques exemples dans notre article : Quand il y a 2 façons de concilier une règle générale et un hadîth particulier - Sur une question donnée, il existe un hadîth authentique ; cependant, ce hadîth peut parfois être compris selon un sens différent du seul sens littéral (ظاهر).
Même l'école hanbalite pratique parfois l'exercice sus-évoqué. Les cas qu'elle estime contredire la règle générale, elle en dit : "وحديثهم قضية في عين، يحتمل أن" (voir Al-Mughnî).
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Conclusion :
"Ahl ur-ra'y" et "ahl ul-hadîth". Les tendances interprétatives que caractérisent ces deux groupes sont à bien comprendre. Souvent on ne connaît malheureusement pas le sens du mot "ra'y" employé dans cette formule et on est alors la proie de malentendus.
"Ahl ul-hadîth" comme "ahl ur-ra'y" se réfèrent au Coran et aux Hadîths et leur donnent la priorité sur leur raisonnement personnel. "Ahl ul-hadîth" comme "ahl ur-ra'y" ont recours au raisonnement par analogie en cas d'absence de texte de ces deux sources. Mais ce qui fait la différence entre eux est la place donnée à la raison pour lire les textes existants.
– Chez les "ahl ul-hadîth", la raison appréhende chaque référence textuelle telle quelle.
– Chez les "ahl ur-ra'y", par contre, la raison cherche à éviter d'appréhender chaque texte et ce qu'il véhicule de façon isolée, préférant considérer l'ensemble des textes comme formant un tout, de façon à en dégager l'objectif. Il y a donc "raisonnement par analogie" (mouvement de la raison du cas particulier mentionné dans le texte, vers un autre cas particulier, non abordé par les textes).
Mais il y a aussi "induction" (mouvement de la raison extrayant un principe à partir de plusieurs textes mentionnant des cas isolés), avec "ta'wîl" de tout texte qui ne correspondrait pas à ce principe, puis "déduction" (application de ce principe à tous les cas particuliers s'y rattachant).
Ces deux tendances interprétatives existent depuis l'époque des Compagnons du Prophète, bien que les termes "ahl ur-ra'y" et "ahl ul-hadîth" n'étaient alors pas employés pour décrire ces réalités. Si certains Compagnons, comme Abdullâh ibn Omar et Abû Hurayra, appréhendaient ainsi des Hadîths selon leur zâhir, d'autres, comme Omar, Abdullâh ibn Mas'ûd, Abdullâh ibn Abbâs et Aïcha, avaient recours à la prise en compte de l'objectif pour déterminer le sens et l'application d'un Hadîth donné. Cet objectif, ils l'extrayaient soit de l'ensemble des autres textes du Coran et des Hadîths, soit du contexte particulier dans lequel ce Hadîth avait vu le jour.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).