Le 11 septembre 2001, des attentats étaient commis contre des innocents aux Etats-Unis. Nous avions alors mis en ligne sur ce site un article condamnant ces actes. Nous l'avions fait au nom des principes de l'éthique musulmane.
Depuis hier le 7 octobre 2001, des bombardements sont effectués sur les villes afghanes. Nous condamnons maintenant ces frappes également, au nom des mêmes principes de l'éthique musulmane : les victimes se comptent par centaines chez les afghans.
Comme Anthony Scrivener, un des plus célèbres juristes britanniques, l'a si bien dit : "Cela fait réfléchir de constater qu'il faut des preuves plus solides pour juger un voleur à la tire que pour déclencher une guerre" (paru dans les journaux du 6 octobre 2001 en tant que dépêche AFP). En effet, les Etats-Unis ne peuvent pas être tout à la fois partie, juge et exécutant du jugement... qui plus est juge sans preuve solide.
Enfin, nous sommes contre la violence aveugle – le terrorisme –, qu'elle soit l'œuvre d'hommes qui se réclament de l'islam ou d'une autre religion et il faut y mettre fin. Cependant, on peut se demander si les bombardements actuels ne sont pas eux-mêmes une forme de violence gratuite et aveugle.
Sur le Grand Echiquier international, la version officielle et la version réelle diffèrent plus souvent qu'on ne le croit. Voyez plutôt… Le 24 décembre 1979, l'URSS envahissait l'Afghanistan. Courant 1980, les USA accordaient leur aide financière et technique aux moudjahidine afghans (nommés alors par Washington : "les combattants de la liberté"). Cela c'était la version officielle de l'histoire. On connaît depuis peu la réalité : l'ancien directeur de la CIA Robert Gates l'a révélée dans ses Mémoires ("From the shadows").
Le Nouvel Observateur interroge Zbigniew Brzezinski : "L'ancien directeur de la CIA Robert Gates l'affirme dans ses Mémoires : les services secrets américains ont commencé à aider les moudjahidine afghans six mois avant l'intervention soviétique. A l'époque, vous étiez le conseiller du président Carter : vous avez donc joué un rôle clé dans cette affaire. Vous confirmez ?
Zbigniew Brzezinski : Oui. Selon la version officielle de l'histoire, l'aide de la CIA aux moudjahidine a débuté courant 1980, c'est-à-dire après que l'armée soviétique eut envahi l'Afghanistan le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu'à présent, est tout autre : c'est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l'assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là j'ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu'à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques. (…) Nous n'avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu'ils le fassent.
N. O. : Lorsque les Soviétiques ont justifié leur intervention en affirmant qu'ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des Etats-Unis, personne ne les a crus. Pourtant, il y avait un fond de vérité. Vous ne regrettez rien aujourd'hui ?
Z. Brz. : Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j'ai écrit au président Carter, en substance : "Nous avons maintenant l'occasion de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam". (…).
N. O. : Vous ne regrettez pas non plus d'avoir favorisé l'intégrisme islamiste, d'avoir donné des armes et des conseils à de futurs terroristes ?
Z Brz. : Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l'empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la guerre froide ? (Le Nouvel Observateur n° 1732, du 15 au 21 janvier 1998, p. 76).
Il y a ainsi la version officielle de l'histoire, et sa version réelle, qui est connue – quand elle est connue – vingt ans plus tard. Les vies humaines ne sont que des pions que l'on peut sacrifier sur le Grand Echiquier pour les besoins des stratégies géopolitiques. Pour s'offrir une revanche et infliger aux Soviétiques leur Vietnam, on n'a donc pas hésité à favoriser ce dont on savait qu'il allait déboucher sur une tragédie humaine : les Soviétiques sont restés dix ans en Afghanistan, 1,5 millions de personnes y sont mortes, et des millions d'habitants ont dû être déplacés. Aujourd'hui encore, des enfants meurent à cause des mines laissées dans le sol. Mais les intérêts passaient avant tout.
Et les qualificatifs sont distribués en fonction de ces intérêts : l'émergence des taliban et leur prise de Kaboul étaient en 1996 non seulement saluées mais aussi soutenues par les plus hautes instances américaines. Aujourd'hui on les dénonce au nom des droits de l'homme, et ce sont leurs opposants qui ont reçu le nom de "combattants".
A l'instar de ce qui s'était passé pour l'aide aux Afghans en 1979, un jour peut-être, dans vingt, trente ans ou quarante ans, le monde connaîtra les réelles raisons stratégiques qui étaient en 2001 tellement importantes qu'on n'avait alors pas reculé devant des bombardements tuant des centaines d'innocents : peut-être saura-t-on alors qu'il fallait absolument en Afghanistan un gouvernement fantoche, et dans la région une base militaire permanente telle que celle qui a pu se mettre en place à la faveur de la guerre du Golfe. (En effet, à l'époque les Etats-Unis avaient décidé de laisser le dictateur de Baghdad envahir le Koweit : leur ambassadrice Glaspie April avait été mise au courant par Hussein lui-même plusieurs semaines avant. En fait l'implantation d'une base permanente dans la région était un objectif stratégique que rendait possible l'invasion... Tout comme l'embargo sur l'Irak – qui continue à tuer des milliers de personnes dont des enfants – permet de garder le prix du brut de l'Arabie Saoudite à un niveau suffisamment élevé pour que celle-ci puisse rembourser aux Etats-Unis ses dettes contractées alors). Aujourd'hui, la position de l'Afghanistan est stratégique et le pays mérite une fois de plus son nom de "carrefour de l'Asie", entre l'Iran, l'Inde-Pakistan, la Chine et l'Asie centrale. Autant de régions sensibles. Sans compter les fabuleuses richesses pétrolières de l'Asie centrale.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).