Comme le soulignait en substance un article de presse (Le Figaro, 14 février 2005), les indo-musulmans de la Réunion ont su d'une part [bi idhnillâh] ne pas perdre leur identité comme cela a été le cas de certains autres groupes musulmans, immigrés dans l'île avant eux (tout au long du XIXè, voire même au XVIIIè siècles), et d'autre part se faire une place dans la société réunionnaise. L'auteur dudit article relève, dans la première demande de construction de mosquée, rédigée en 1897 et adressée aux autorités françaises d'alors, ces mots : "[nous] musulmans habitant Saint-Denis et la colonie, fidèles observateurs de la loi du Prophète et respectueux des lois du pays", puis note qu'ils reflètent bien "la ferveur islamique des Gujeratis, leur volonté de s'intégrer, leur" respect des lois françaises. Et d'ajouter, quelques lignes plus loin, que, depuis, "rien n'a vraiment changé" (Le Figaro, 14 février 2005).
Dans un autre article, nous avons proposé des éléments de réflexion, pour le présent et l'avenir, quant à l'identité et au mode de vie des indo-musulmans réunionnais.
Ci-après nous faisons une humble analyse de la situation qui prévaut actuellement.
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A) Chez un certain nombre de notables de la communauté (intellectuels et grands commerçants) :
Ces frères sont pour l'intégration (comme le soulignait l'article du Figaro suscité) mais refusent l'assimilation, et sont donc favorables au maintien d'une certaine identité particulière (ce qui conduit au multiculturalisme et non au communautarisme) ; cette identité est fondée sur la religion (donc musulmane) et sur la tradition (donc indienne).
Pour ces frères, l'identité musulmane passe par l'attachement à l'islam en tant que leur religion, par une pratique cultuelle plus ou moins régulière (jeûnes du ramadan, prières, récitation du Coran, etc.), enfin par l'attachement, dans la vie quotidienne, parfois à des règles de l'islam, parfois à quelques grands principes islamiques généraux (honnêteté, justice, bonté) et aux valeurs héritées des grands-parents. Par contre, dans les mosquées et medersas et d'une façon générale, dans tout ce qu'on perçoit comme étant "cultuel", ce ne sont pas que des principes généraux mais bien un rituel traditionnel minutieux qui doit être appliqué par les imams et ulémas, et il est hors de question que ceux-ci y modifient quoi que ce soit. Ainsi, les grands-parents ont pratiqué la prière des deux fêtes dans les mosquées, il est hors de question qu'on amène la communauté à le faire en plein air. "Les grands-parents étaient de bons musulmans, oui ou non ? Oui. Pourtant ils ont accompli ces prières dans la mosquée. Alors on ne voit pas ce que ça nous apporterait de plus que de les accomplir dans un terrain découvert, puisque eux ont été bons musulmans sans faire ça !"... De même, les grands-parents ont enseigné de compléter la récitation du texte coranique pendant les prières nocturnes supplémentaires du ramadan (salât ut-tarâwîh) lors de la 27ème nuit ; il est donc hors de question qu'on récite moins chaque nuit et que ce soit alors la 29ème nuit qu'on complète l'intégralité du texte : "Ce serait une trahison !" (Pourquoi ne dit-on pas alors que les grands-parents ont bâti leur commerce sans emprunt à intérêt et qu'on devrait suivre leur exemple sur ce point ?) De même, on a toujours pratiqué le sacrifice (qurbânî) de bovins lors de la 'Eid ul-ad'hâ dans les cours familiales, il est hors de question que l'on accepte ce que les autorités demandent, à savoir que, tenant compte de l'évolution urbaine de la Réunion, on le fasse désormais à l'abattoir ; et voilà que la tradition (effectuer le qurbânî dans la cour) est confondue avec la religion (effectuer le qurbânî tout court)...
L'accent, en matière d'identité, est mis surtout sur le maintien des pures traditions indiennes, vécues essentiellement lors des mariages et autres cérémonies culturelles marquantes (après un décès, etc.).
Il y a donc d'un côté "culte" et "institutions religieuses" (mosquées et medersas), de l'autre la vie quotidienne. Suite à cette dualité, il était attendu que ceux qui s'occupent du premier côté, les imams et théologiens (ulémas), reçoivent comme mission de jouer le même rôle que le clergé catholique : et en effet, les ulémas sont perçus comme "représentants sur terre, sinon de Dieu, au moins du fait religieux" : que l'on soit commerçant ou intellectuel, on doit avoir recours à leurs services pour avoir accès au religieux ; même si on les dénigre le reste du temps à l'envi, ce sont donc eux qu'on considère comme étant habilités à faire une prière à Dieu lors de l'inauguration de son nouveau magasin, à célébrer le mariage religieux de sa fille, à accomplir la prière funéraire et à invoquer le pardon de Dieu lorsqu'il y a un décès dans la famille, etc.
Autre chose : si les jeunes pratiquent moins que ceux de la décennie précédente ou ont un comportement "déviant" (drogues, plus de respect pour les aînés, etc.), alors c'est forcément la faute des ulémas : "Nous, les parents, nous sommes occupés dans nos commerces ; c'est à vous, ulémas, de ramener les jeunes ; sinon quelle différence y aurait-il entre nous et vous ? Et débrouillez-vous pour trouver le bon discours pour les intéresser". Un autre point encore : on dit aux enseignants coraniques : "Prenez exemple sur les enseignants scolaires, qui parviennent à ne faire aucune pression, même psychologique, sur leurs élèves". Voilà de bien belles et sages paroles ; le seul problème c'est qu'on ne se rend même pas compte du fait que, parallèlement, on répète sans cesse que les enseignants coraniques, "à la différence des enseignants scolaires, ont une obligation de résultats à la fin de l'année" et que "si leurs élèves ont de piètres résultats à l'examen annuel, ça veut dire que leurs enseignants n'ont pas bien fait leur travail, et on le leur fera remarquer". Comment s'étonner dès lors que ces enseignants coraniques répercutent la pression qu'ils subissent sur leurs élèves ? Ne voit-on pas qu'on veut une chose mais qu'on fait tout pour que naisse son contraire ?
Une différence apparaît ici entre commerçants et intellectuels : chez les premiers, pour des choses de la vie quotidienne aussi (en fait uniquement celles dont ils pensent que les sources de l'islam ont quelque chose à dire sur le sujet) on se réfère aux ulémas, histoire de savoir si elles sont ou non permises ; cependant, les ulémas ne doivent avoir aucune divergence d'opinions entre eux (car celle-ci implique forcément qu'"Ils n'arrivent pas à s'entendre !") mais émettre un seul avis, exactement comme le fait la Congrégation Vaticane pour la Doctrine de la Foi : sur ce point l'imitation du catholicisme ne pose pas de problème, par contre il est hors de question d'applaudir dans les assemblées ou de manger avec des fourchettes lors des repas, car "C'est la façon de faire des nassârâ". Et puis, la divergence d'avis nous perturbe : "Nous qui sommes occupés dans nos commerces, comment voulez-vous que nous nous en sortions s'il y a deux avis ?". Quand par ailleurs on sait que ces mêmes frères exigent que les ulémas tiennent compte des réalités de la vie (sur certains points), on se demande ce qu'ils veulent vraiment : parce que si tu as le même avis que les autres ulémas, tu t'entends dire : "Mais ma parole, vous êtes tous bornés, coupés des dures réalités de la vie moderne !" ; et si tu as un avis différent des autres ulémas, c'est : "Mais bon sang, vous n'arriverez donc jamais à vous entendre !" Cherchez l'erreur...
Certains notables pensent même qu'il est des choses que eux peuvent faire bien qu'elles soient interdites en islam, tandis que les ulémas doivent aller jusqu'à se préserver de certaines choses bien qu'elles soient permises. Tout ça permet à ces messieurs de vivre l'islam "par procuration", en se donnant bonne conscience : "Nous, nous sommes dans le domaine temporel ; or on ne peut plus, dans la réalité du monde temporel des XXè et XXIè siècles, vivre des règles communiquées il y a 14 siècles ; par contre, les ulémas, qui vivent, eux, dans le domaine religieux, peuvent le faire, et ils doivent donc le faire ; s'ils ne le font pas, Dieu leur demandera des comptes ; pour nous, Dieu sera Miséricordieux".
Pour un certain nombre de notables intellectuels – ou se percevant comme intellectuels –, les ulémas doivent rester cantonnés aux institutions religieuses, et il est scandaleux qu'ils soient interrogés par des médias pour donner un avis islamique à propos de l'avortement, de l'euthanasie, etc. : "Vous devez rester cantonnés à l'enseignement traditionnel dans les mosquées et medersas : c'est votre domaine. Vous n'avez rien à dire dans le domaine temporel ; ce domaine est le nôtre, et c'est à nous d'apporter des éléments de réponse islamiques aux questions contemporaines, par le biais de notre réflexion". On comprend dès lors mieux pourquoi ces "intellectuels" insistent tant pour que les ulémas conservent leur cachet "traditionaliste" : ça permet de mettre en exergue leur côté "moderniste" à eux, et donc de prouver que eux sont habilités à répondre aux questions de la société contemporaine, par le biais de leur fameuse "réflexion". Réflexion qui se résume à l'attachement à des principes islamiques très généraux, appliqués de façon très simplificatrice par le biais du recours à de très larges istislâh. Les éléments de la modernité sont donc adoptés en grand nombre selon l'actualisation faite par le courant dominant en Occident : du moment que l'intention est bonne, que l'élément semble être profitable à la société et qu'il ne contredit pas frontalement un principe enseigné par les grands-parents [évidemment, puisqu'on ne comprend ni l'arabe ni l'urdu et qu'on n'a accès ni au contenu des textes ni aux commentaires et développements de ceux-ci], ça va, c'est permis. Mais attention : la réflexion n'est pas toujours synonyme d'ouverture et de souplesse : étant donné qu'on a toujours entendu les grands-parents dire que l'avortement est un crime contre la vie, l'avortement du foetus avant quatre mois d'âge et pour cause de malformation grave est interdit. Idem concernant le prélèvement d'organes : interdit car contraire au respect de l'intégrité physique (si la personne est vivante), ou à la dépouille humaine (si la personne est défunte).
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B) Chez un certain nombre de pratiquants (certains ulémas, tablighis et soufis) :
Ces frères-ci aussi sont pour l'intégration. Ces frères-ci aussi sont pour le maintien d'une certaine identité au sein de l'appartenance à l'identité nationale française. Chez eux également l'identité est musulmane et indienne. Cependant, ici le contenu de ces deux mots est différent de ce qu'il est chez les frères sus-cités. Ici l'identité est musulmane dans le sens où les enseignements de l'islam concernent non seulement la mosquée mais également la vie quotidienne, et sont donc globaux (shâmil). Et elle est indienne non pas par rapport aux pures traditions vécues au pays d'origine lors de mariages etc. – ces frères n'y sont aucunement attachés, au contraire – mais dans la mesure où il s'agit de vivre les principes de l'islam, à la mosquée comme dans la vie quotidienne, selon la façon actualisée par les ulémas de l'Inde.
Dans la vie quotidienne, les enseignements de l'islam ne sont pas vécus selon le principe de la permission originelle, nuancée au cas par cas selon les textes et les raisonnements par analogie, mais selon un principe que l'on pourrait qualifier d'"interdiction originelle" (hurma asliyya) : tout est interdit, sauf ce que le Prophète a fait (exception faite, paradoxalement, du domaine de la spiritualité : là c'est l'objectif qui est à prendre en compte, et on peut donc adopter des méthodes de dhikr que le Prophète n'a pas enseignées, pourvu que le résultat soit atteint) : si le Prophète (sur lui la paix) portait des manches longues, il est interdit pour les hommes de porter des manches courtes ; etc. D'ailleurs l'identité passe avant tout par le fait de pratiquer les sunnas du Prophète dans sa façon de s'habiller, de manger, de dormir, etc. : ces sunnas là sont la priorité des priorités. On fait des relativisations de règles explicites du Coran en les restreignant au contexte de l'époque du Prophète, mais gare à celui qui relativisera l'une des sunnas suscités en la renvoyant à l'époque du Prophète : là c'est : "Les enseignements du Prophète sont pour tous les temps !" Ces sunnas là sont donc hors de l'applicabilité de la grille des différents caractères juridiques, du fiqh, et il est impensable de dire : "La forme de cette action précise faite par le Prophète est liée au pays où il vivait et à l'époque où il vivait". Le fait est qu'"Il n'y a pas de grandes et de petites sunnas", et "La mise en pratique de toutes les sunnas est nécessaire, sinon on perd son identité et on n'aime pas le Prophète". Par contre, si certains ulémas de l'Inde ont vécu quelque chose d'une façon différente du Prophète, là ça va, on peut le pratiquer : ainsi, le Prophète mangeait assis par terre, et le mieux est de faire comme lui ; cependant, il est aussi permis de manger sur des tables, car "on a déjà vu certains ulémas de l'Inde le faire" ; par contre, comme ils ne mangent pas avec des cuillères ni des fourchettes, ça ça reste interdit. Un autre exemple : pour désigner le Créateur, le Prophète employait bien sûr le Nom de Celui-ci en arabe : "Allâh" ; il est donc hors de question que, pour le désigner, quelqu'un utilise le nom français "Dieu" ; par contre, il est possible de dire "Khudâ" ou "tawfîq-é ezdî", "car les ulémas de l'Inde le font".
Le fiqh est global, et concerne donc non seulement les mosquées et medersas mais également la vie quotidienne du musulman ; cependant, il est hors de question de chercher à relativiser ou à nuancer en fonction du contexte ne serait-ce qu'une règle particulière (juz'î), même liée par principe au contexte (hukm 'urfî), émise par les ulémas de l'Inde. Toute velléité allant dans ce sens fera l'objet d'une implacable et impitoyable propagande, machiavéliquement préparée et lancée avec force mensonges et calomnies ("Ils n'aiment pas les ulémas de l'Inde" / "Ils ont renié leurs origines"), et sera présentée au public musulman comme étant "le fait de ghayr muqallids" (ou "salafis", selon le sens que l'on donne à ce terme en Inde et qui est différent de celui qu'on lui donne dans certains pays arabes : en Inde il désigne le laxiste, qui ne suit pas d'école juridique et "suit donc son envie personnelle"). Et si tu as délaissé des points non-authentiques dans les croyances, et si tu ne "gobes" pas toutes les histoires que tu entends raconter mais demandes si c'est authentique ou pas, alors là tu deviens un "Wahhabite". Evidemment. Logique, non ? Comment avait-on pu ne pas y penser ?
La seule mention du terme "ghayr muqallid" ou du mot "wahhabite" suffisant à faire frémir, le cerveau du pauvre musulman lambda cesse de fonctionner dès qu'il entend l'un ou l'autre à propos d'un théologien, et il se met à dire : "Les Wahhabites, ce sont des dangereux. Un ghayr muqallid, c'est un laxiste ; et si on a dit d'Untel qu'il l'est, alors il l'est forcément". Plus besoin de preuves : l'existence de la rumeur devient la preuve, le jugement rendu, vérifié et sans appel...
Une autre stratégie de propagande est de dire : "Ne vas pas écouter tel théologien, car il est moderne". Incapable de faire la différence entre tradition et religion et entre "moderne" et "moderniste", le musulman moyen ne comprend alors plus rien hormis une chose : tel théologien est à ne pas fréquenter si on ne veut pas être égaré.
Ne parvenant pas non plus à (ou refusant de) comprendre le principe de la possibilité du changement dans certaines règles contextuelles et encore moins le principe de l'erreur d'interprétation, ces frères confondent "se différencier de l'avis d'un savant sur un point" et "dénigrer ce savant" : "Si tu ne partages pas son avis, ça veut dire que tu le dénigres ; et si tu dénigres un aussi grand personnage, c'est que tu es mauvais".
Dans les discours, l'insistance est mise sur le fiqh, vécu de la façon que nous avons vue, puis sur les croyances. L'accent est surtout mis sur le rituel d'adoration, de même que sur les obligations / interdits ; on parle peu de spiritualité, de cœur, d'amour pour Allah, de sentiment de crainte révérentielle, de même qu'on évoque peu les grands principes de bonté et d'honnêteté et les problèmes concrets rencontrés dans la société d'aujourd'hui.
Certains soufis en parlent, mais eux aussi refusent toute contextualisation du fiqh (ils le refusent plus encore, normal, ils ne sont pas savants, même s'ils se prennent pour) ; eux refusent davantage encore toute distinction entre sunna et sunna (sauf pour certains points, allez comprendre pourquoi) ; d'ailleurs selon certains d'entre ces soufis, on ne doit même pas dire que tel hadîth est dha'îf, "car sinon on a traité de faible ce qui est attribué au Prophète, ce qui constitue un manque d'attachement pour son enseignement" (sic). Toujours selon ces certains soufis, il est hors de question, quant aux programmes d'enseignement dans les medersas, d'en actualiser le contenu ou la forme en fonction du contexte français, "sinon ça veut dire que tu dénigres les ulémas de Deoband, car tu n'es pas attaché à ce qu'ils ont institué en Inde"... Certains soufis pensent que les ulémas sont quand même quelque peu utiles, pour la conduite "officielle" des prières quotidiennes, etc. ; cependant eux, soufis, sont indispensables pour les invocations en groupe, car eux "ont un lien plus fort que les ulémas avec Dieu". Les premiers ont la forme (et encore !) mais pas le fond, en quelque sorte... Ces soufis ont de plus la particularité de croire que certains grands maîtres soufis ont une connaissance cachée, dont certains enseignements diffèrent de ceux présents dans le Coran et la Sunna, ce qui fait qu'on ne peut en aucun cas actualiser quelque chose quand un grand maître l'a dit ; ainsi, tel grand maître a dit que le voile du visage est obligatoire ; impossible dès lors que des ulémas mènent une recherche argumentée qui dit qu'il n'est pas obligatoire, car "Ca c'est une recherche fondée sur des livres, tandis que lui reçoit directement de Dieu dans son coeur ; il y a la connaissance basée sur les livres, qui ne pèse pas lourd face à la connaissance cachée, insufflée dans le coeur des saints ; c'est les saints qu'il faut interroger, pas les livres". Et si c'est le maître spirituel qui a dit à son disciple (murîd) que tel théologien était égaré, alors là ce théologien est vraiment perdu : le Maître soufi, qui est en relation permanente avec Dieu et qui sait de Dieu ce que les ulémas ne savent pas à travers les livres, a dit qu'il était égaré : il est donc perdu, le pauvre, le maître ne dirait rien si Dieu ne l'avait pas inspiré ; il faut donc fuir ce théologien comme la peste si on veut rester sur le droit chemin... Eh oui, il y en a qui semblent avoir oublié que Dieu, pour faire connaître aux hommes ce qu'Il agrée d'eux, ne leur a pas demandé de consulter systématiquement leur coeur mais a révélé Sa Parole, le Coran, sous forme d'un livre, comme Il l'a dit Lui-même à plusieurs reprises ; idem pour les paroles et actes du Prophète, qu'on ne peut plus connaître aujourd'hui qu'en consultant les recueils de hadîths, comme l'a souligné Shâh Waliyyullâh (grand soufi indien s'il en est)...
Chez un certain nombre de tablîghis, enfin, mis à part le dénigrement (déjà évoqué) de celui qui dit qu'il y a des sunna 'âdiyya et de celui qui propose un avis juridique différent de celui entendu des ulémas de Nizâm ud-dîn, il y a le fait de dire et de répéter avec une certitude inébranlable que le seul engagement valable et accepté par Dieu est celui fait dans le cadre du Tabligh (c'est le fameux "Yéhî kâm hé"), car "Le Tablîgh est l'objectif même du Prophète, avec les méthodes mêmes employées par le Prophète" ; c'est d'ailleurs pourquoi on ne doit même pas en dire qu'il s'agit d'un "mouvement" "car c'est l'effort du Prophète et non un mouvement" : tout ce qui se trouve dans le Tablîgh ou presque a été fait par le Prophète ; on peut même trouver dans les textes des sources qu'il faut faire "quatre mois de sortie" (en fait dès qu'il y a mention de "quatre mois", ou de "trois jours" quelque part à propos de quelque chose, ça y est, c'est la preuve qu'il faut sortir autant de temps) ; il paraît même que la qamîs fendue sur les côtés que portent les ulémas de l'Inde, c'est ce que le Prophète lui-même portait [évidemment, car si on reconnaît que les musulmans indiens ont contextualisé leur habit en fonction de leur pays, ça entraîne que les musulmans d'autres pays peuvent faire de même] ; et comme il y en a qui, ici aussi, croient qu'il y a une connaissance cachée chez les Grands et qu'il ne faut pas dire d'un hadîth qu'il est dha'îf si on l'a entendu de la bouche de tel Grand, tout ça se tient...
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C) Une catégorie récemment apparue :
Depuis peu une nouvelle catégorie de coreligionnaires a fait son apparition sur la scène locale : il s'agit de frères qui sont jeunes et diplômés, et qui, lors de leur séjour en France métropolitaine pour leurs études universitaires, ont appris un peu d'arabe, suivi quelque cours sur les ussûl ul-fiqh et assisté à quelques conférences sur l'islam. Ces frères-là ont décidé, semble-t-il, de corriger les excès susmentionnés, mais de le faire en tombant eux-mêmes dans d'autres excès : si les conservateurs ne parlent que de fiqh, et que de fiqh selon l'interprétation traditionnelle, indienne, eux ont décidé que corriger cet excès devait se faire en... ne parlant plus de fiqh, car cela "ne relève pas de l'essentiel" : ils déconsidèrent le fait que l'on pose des questions de fiqh, ou que l'on y réponde : "Pourquoi vouloir savoir si la greffe d'organes est licite ou pas ? Ce sont des "détails". C'est la spiritualité qu'il faut travailler. C'est le coeur que Dieu regarde". Ajoutez à cela le maniement de concepts dont ils ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants – "maslaha / mafsada", "lecture littéraliste / lecture fondée sur une prise en compte des maqâssid shar'iyya" – et qu'ils appliquent "selon la lecture du cœur". Là-dessus on saupoudre une pincée de "pensée philosophico-humaniste", plus quelques principes "altermondialistes" et quelques grands mots pour faire bien, et le tour est joué.
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Abu-l-Hassan Alî Nadwî et son analyse de la communauté musulmane indienne :
Abu-l-Hassan Alî Nadwî a lui aussi relevé, entre deux courants de l'élite musulmane indienne, deux positions opposées entre deux conceptions de la façon de vivre l'islam (celle des jâhidûn et celle des jâmidûn) ; son analyse s'est faite à propos de la communauté musulmane de l'Inde, et la nôtre, qui concerne celle de la Réunion, est bien sûr différente quant à certains points. Il n'empêche que la lecture de ses écrits est éclairante aussi bien quant aux constats qu'aux propositions (cf. Al-Qirâ'at ur-râshida, 3/166-175, et Muslim mamâlik mein islâmiyyat aur maghribiyyat kî kashmakash, pp. 87-127 et 269-271).
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).