Il n'est pas rare d'entendre les appels de penseurs occidentaux présentant comme solution l'établissement de la laïcité dans les pays musulmans. Serait-ce la solution pour ces pays ?
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Premier point) Ce que désigne le terme "laïcité" :
– Le terme "laïc", issu du latin laicus ("commun", "du peuple") désigne ce qui n'est pas religieux.
(Exactement comme, aujourd'hui, "civil" désigne ce qui n'est pas militaire.)
En son sens littéral, "laïcité" signifie : "état de ce qui n'est pas religieux".
A l'origine, le qualificatif "laïc" désignait seulement le catholique ne faisant pas partie du clergé. Le fait est que dans le catholicisme, le rapport à Dieu et à ce qu'Il agrée ne pouvait se faire – et ne peut toujours se faire – que par l'intermédiaire d'une institution humaine hiérarchisée : le clergé, composé de prêtres, d'évêques et d'un pape. En effet, la société catholique est composée d'une part des laïcs, d'autre part des clercs (dont l'ensemble forme le clergé), les premiers n'ayant complètement accès au sacré (par exemple pour l'absolution des péchés tous les jours ou avant la mort, la célébration du mariage religieux) que par l'intermédiaire des seconds.
Cela constitue un prolongement de la distinction entre "profane" et "sacré" présente dans tout le christianisme classique : ce monde est profane, celui de l'au-delà est sacré ; le corps est par essence profane, l'âme est sacrée.
La réaction contre le Clergé catholique consista à donner aux hommes laïcs une autonomie de pensée et d'action dans les domaines intellectuel et social de son emprise... Pour cela il fallut restreindre l'influence du clergé, en la ramenant progressivement à leurs lieux de culte seulement.
Cela revint donc à étendre à tout l'espace social la laïcité (état de ce qui ne relève pas du clergé catholique, et donc, incidemment, état de ce qui n'est pas soumis à quoi que ce soit qui est religieux).
C'est dans ce sens que se comprend l'utilisation que Sigrid Hunke fait du terme : "L'école de médecine de Salerne est une enclave intégralement laïque dans un monde soumis au monopole de la médecine ecclésiastique. Ses administrateurs et professeurs (…) ne sont pas astreints au célibat. Ses portes sont ouvertes aux ressortissants de toutes les nations, aux adeptes de toutes les croyances" (Le soleil d'Allah brille sur l'Occident, 1963, Albin Michel, p. 175). "(…) Une vision inédite du monde est née sous les espèces d'une science laïque nouvelle : la science expérimentale" (Idem, p. 303). Voyez : dans ces deux passages extraits d'un livre qui montre l'apport de la civilisation arabo-musulmane à l'Occident, Hunke utilise le terme "laïque" pour désigner en fait "l'autonomie par rapport au religieux".
Avec le temps, les réformes et contre-réformes, le terme laïcité en est donc venu à désigner la séparation entre, d'une part, la référence à des normes d'origine religieuse, et, d'autre part, la marche de la société, la législation s'appliquant à la cité et la gestion de cette cité.
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Quand des Occidentaux demandent l'établissement de la laïcité dans les pays musulmans, c'est de ce sens qu'ils parlent : ils demandent la séparation entre la gestion de la cité et l'élaboration des lois devant y avoir cours d'une part, et la référence aux textes du Coran et de la Sunna d'autre part...
Les appels de ces Occidentaux se font en référence à l'histoire qui a été celle de l'Europe occidentale, qui n'a pu s'épanouir que par et dans pareille séparation.
Cependant, la problématique est différente en ce qui concerne les pays musulmans. En effet, comme nous l'avons écrit dans l'article Pourquoi l'Occident a-t-il adopté la laïcité ?, la séparation entre "religieux" et "société" s'est réalisée dans les pays occidentaux eu égard à certaines caractéristiques du christianisme et à l'histoire des rapports conflictuels entre les représentants du catholicisme et le reste de la société. Cependant, la civilisation musulmane n'a pas les mêmes références et n'a pas connu la même histoire que la civilisation occidentale. En effet...
1) En Islam, il n'y a pas de clergé mais des sources (textes du Coran et de la Sunna). Et si l'interprétation de ces sources demande certes, comme toute autre science, des compétences, elle n'est pas le fait d'une institution ou d'une hiérarchie, mais de savants (ulémas) qui rappellent qu'ils sont faillibles, et qui connaissent très souvent, dans les règles ramifiées, des divergences d'opinions. De plus, l'acquisition de ces compétences est ouverte à tous et à toutes, sans aucune distinction que ce soit. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet ces articles : Il n'y a pas de clergé en islam - Pourquoi y a-t-il parfois différentes interprétations ? - Les bonnes manières en cas de divergences d'opinions.
2) En Islam, le rapport entre religion et raison est totalement différent de ce que l'Europe a connu dans le passé. En effet, les sources communiquent des normes et des principes, cependant ceux-ci n'entendent ni étouffer la raison ni la brimer, mais seulement l'orienter. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet ces articles : Pourquoi éprouver le besoin d'une révélation ? - Autonomie de la raison nourrie aux sources de la révélation.
3) En islam, pour tout ce qui n'est pas purement cultuel ("al-'ibâdât"), les sources entendent donner non pas des formes définitives, mais des règles ou des principes : des limites (interdits) et des orientations (obligations). Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mes articles : Le raisonnement fait à partir des sources - Les portes de l'ijtihad sont-elles fermées ?
4) En islam, ces limites (interdits) et ces orientations (obligations) n'ont pas comme objectif d'écraser l'homme mais, tout au contraire, de protéger non pas seulement sa spiritualité (ad-dîn, lien avec Dieu), mais aussi sa vie et son corps (al-hayâh), ses biens (al-mâl), sa filiation (an-nasl), sa raison (al-'aql) et d'autres choses encore. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet ces articles : Pourquoi le besoin d'un droit ? - Ce que la révélation a l'objectif de préserver chez l'homme.
5) En Islam, les sources comptent parmi leurs principes les plus clairs le fait qu'il ne peut, même en pays ayant comme religion officielle l'islam, y avoir de contrainte pour faire adhérer quelqu'un à l'islam, et le fait que les droits religieux des non-musulmans doivent y être protégés ("fî dhimma") par les musulmans. Ces minorités à protéger sont aussi bien les juifs et les chrétiens, que les zoroastriens et les polythéistes. Les textes musulmans ne disent rien, à ce sujet, de ceux qui sont athées ou agnostiques. Le cas de ceux-ci doit cependant faire l'objet d'un ijtihâd par rapport au cas des autres non-musulmans, que nous venons de voir et qui est lui, explicité dans les textes. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet l'article : Les droits des non-musulmans en terre musulmane.
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L'Islam réussit ainsi à offrir simultanément les 2 dimensions positives :
– d'un côté l'autonomie de raisonnement, la liberté religieuse, l'Etat de droit, etc. que l'Occident, lui, n'a pu trouver que dans la séparation entre "religieux" et "social" ;
– de l'autre côté la présence de principes englobants, orientant "en amont" l'application des découvertes scientifiques et l'élaboration des normes pour la société. Ceci lui permet d'éviter ce que l'Occident connaît aujourd'hui : le désarroi éthique (lire à ce sujet les derniers paragraphes de l'article Pourquoi l'Occident a-t-il adopté la laïcité ?).
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Louis Massignon, décrivant le modèle de la cité musulmane classique et voulant rendre compte de la présence simultanée des deux dimensions positives sus-citées, disait qu'il s'agit d'une "théocratie laïque et égalitaire" (fin de citation).
Les termes "théocratie" et "laïque" sont antinomiques, et la formule est bien étrange.
En fait Massignon voulait, par le moyen du premier terme, désigner la présence des principes se positionnant "en amont" de la question et ayant comme origine des textes d'essence dite "religieuse", et, par le biais du second terme, désigner l'absence de clergé, l'autonomie de raisonnement, l'Etat de droit, etc.
Le fait d'avoir décrit le modèle de la civilisation musulmane en mettant côte à côté deux termes qui sont aussi antinomiques dans la civilisation occidentale illustre bien l'impossibilité de décrire de façon satisfaisante un concept d'une civilisation donnée – ici l'Islam – par l'emploi d'un terme importé d'une autre civilisation – ici l'Occident. D'où le recours à plusieurs termes de cette seconde civilisation, chacun exprimant un aspect du concept qui est à décrire et qui est présent dans la première civilisation.
Louis Gardet n'a pas manqué de relever l'étrangeté de la formule de Massignon. Il écrit : "Faut-il parler, comme le fit Louis Massignon, d'une "théocratie égalitaire et laïque ?" Egalitaire car tous les croyants son frères, dit le Coran (49/10). Laïque car, s'il y a des docteurs de la Loi, il n'y a pas de clergé en islam. Mais théocratie ? Ce terme est nettement récusé (...) par les réformistes (...) car ils y voient un relent de pouvoir clérical. Ce terme est par là même quelque peu ambigu" (Panorama de la pensée islamique, Sindbad, p. 185).
Gardet lui préfère donc une autre formule : "Disons qu'il s'agit d'une organisation de la cité qui entend prendre ses principes premiers d'une loi reçue comme révélée par Dieu".
Plus loin il précise : "Cela ne veut nullement dire que l'organisation de la cité ne requiert point recherche et initiative humaines". "(Le temporel) s'enracine en des principes reçus comme révélés. La loi (...) [est donc] un jugement de la raison pratique se prononçant sur la conformité ou non-conformité d'une décision nouvelle avec ces principes intangibles" (Idem, p. 187).
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Deuxième point) Circonscrire le point de divergence :
Dans les pays musulmans, il y a bien une minorité de personnes qui appelle à l'établissement de la laïcité au sens évoqué vu plus haut.
Mais la majorité du peuple, elle, n'adhère pas à cette vision des choses (voir As-Siyâssa ash-shar'iyya fî dhaw' il-qur'ân wa-s-sunna, al-Qaradhâwî, p. 234).
A la fin d'éviter tout achoppement sur les termes, il est nécessaire ici de bien cerner les points de convergence et les points de divergence entre ces deux groupes d'acteurs présents dans les pays musulmans.
Al-Qaradhâwî écrit en substance ce qui suit...
Il y a plusieurs points sur lesquels ces deux groupes sont d'accord :
– le refus d'une théocratie au sens où ce terme est généralement entendu en Occident, c'est-à-dire une société dirigée par un pouvoir clérical ;
– la volonté de construire une société où c'est le droit et non l'arbitraire qui règne, et où le dirigeant sera choisi ;
– la volonté de conduire la société sur la voie d'un développement humain, social et économique ;
– la conscience du fait que l'Islam est un fait constitutif de la culture de cette société, aussi bien en ce qui concerne les citoyens qui sont musulmans que les citoyens qui sont d'une autre confession.
Et il y a en fait 2 points par rapport auxquels les deux groupes divergent :
– où trouver la source de l'éthique ?
– où trouver la source de la législation pour ces pays musulmans ?
Les laïques des pays musulmans entendent lier l'éthique à des sources rationalistes et philosophiques uniquement, tandis que le reste de la population entend la rattacher aux sources du Coran et de la Sunna.
De même, les laïques entendent pouvoir légiférer sans tenir compte des règles et des principes du Coran et de la Sunna. Le reste de la population, eux, appellent à une législation qui dispose de l'autonomie voulue (puisque la règle première est la permission dans le domaine des 'âdât) mais vis-à-vis de laquelle les règles et principes intangibles (qat'î) du Coran et de la Sunna jouent le même rôle que la constitution dans les pays occidentaux (lire Al-Islâmu wa-l-'ilmâniyya waj'han li waj'hin, al-Qaradhâwî, pp. 91-92, pp. 103-105, pp. 106-108).
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Conclusion :
L'important est de chercher si, dans la civilisation musulmane, les concepts suivants peuvent être présents : liberté de religion, autonomie de la raison et de la recherche scientifique, Etat de droit, citoyenneté pour tous, etc. Et non d'imposer dans les pays musulmans le modèle d'une autre civilisation, où ces concepts n'ont pu prendre forme qu'à travers la coupure entre "références d'origine divine" et "société", parce que cette autre civilisation a, lors de son histoire, connu des problèmes spécifiques. Si les pays occidentaux n'ont pu s'épanouir et se réaliser que par et dans la séparation entre "religieux" et "législation" ou "société", cela s'explique par leur histoire et leurs rapports avec le religieux qui avait cours sur leur sol. Ce modèle étant une solution ayant été apportée pour résoudre des problèmes précis s'étant posés à une civilisation précise au cours de son histoire, il serait incompréhensible de vouloir exporter cette solution dans une autre civilisation, là où les problèmes sont totalement différents. C'est bien pourquoi les populations des pays musulmans ne veulent pas, dans leur majorité, avoir recours à cette solution-là pour s'épanouir. Elles ne veulent le faire que par et dans le fait de vivre l'authenticité de leurs sources (al-assâla) alliée à la contemporanéité du monde d'aujourd'hui (al-mu'âsara).
Enfin, il ne faut pas oublier que dans ces pays, les Kadhafi, Saddam Hussein, Ben Ali, Asad, etc. sont des personnages politiques laïques, mais aussi des… dictateurs et des tyrans.
Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).